JAPONISME, MAIS ENCORE ?

Certains retours reçus à Strasbourg sur notre spectacle ONLY THE SOUND REMAINS, spectacle créé au Japon en 2021, en collaboration avec des artistes japonais, sur un matériau japonais, me laissent quelque peu dubitatif sur les outils dont nous disposons collectivement pour parler de telles entreprises. Je ne pense pas ici à la réception du grand public, qui à bon droit s’intéresse plutôt à ce qu’on lui donne à sentir et comprendre qu’aux manières de l’étiqueter, et qui a été chaleureux et prolixe avec nous ; ni à la réception érudite, comme celle qui s’est tissée dimanche au fil d’une rencontre passionnante qui m’a mis en discussion avec des étudiants japonisants de l’Université de Strasbourg et leur professeur, qui consacrent ce semestre à cette œuvre tout un séminaire. Non, je pense ici à une partie du public dit « averti » et de la critique, à qui semblent venir facilement des termes tels que « japonisme » et « orientalisme » pour parler de ce travail, comme si celui-ci relevait d’un regard occidental sur le Japon, d’une rêverie exotique, négligeant ce qui dans le projet s’érige précisément contre cela, et les moyens par lesquels il le fait. Je vais donc me permettre une mise au point un peu détaillée là-dessus, moins en réponse à ce qui a été dit par d’autres qu’en guise de contribution à la mise en débat de ces sujets importants où l’homogénéisation culturelle globalisée le dispute aux appropriations culturelles continuées.

Il y a, d’abord, un biais de lecture assez courant. L’écriture pour flûte de Kaija Saariaho, par exemple, est construite sur des techniques étendues qui depuis près de cinquante ans trouvent une inspiration, ou plutôt la confirmation d’une intuition, notamment dans les techniques de jeu de la flûte shakuhachi et ses bruits soufflés, et cette recherche sur le timbre et le passage de la note au bruit sont caractéristiques de son vocabulaire musical, et même aujourd’hui d’un vocabulaire musical mondial. Pourtant jamais ils ne sont perçus comme aussi « japonais » que dans l’opéra ONLY THE SOUND REMAINS, qui s’inspire du théâtre nô mais qui ne contient strictement aucun matériau musical japonais. Quant à elles, mes mises en scène et scénographies – qualifiées par certains de « minimalistes », soit – se construisent depuis quelque douze ans sur la juxtaposition de la scène et des instruments, sur des espaces vides mis en résonance, sur des écrans de tissu et de papier et les jeux de transparence qu’ils permettent, sur des grammaires corporelles codifiées, et tout cela doit beaucoup à l’influence de différentes formes de théâtres asiatiques, à travers l’expérience que j’en ai eue et à travers leur influence sur le théâtre du 20e siècle et l’élaboration de ce qu’on a pu appeler un théâtre eurasiatique. Il n’est pas question, dans le cas de cette musique ou de ce théâtre, d’imitation ou d’appropriation culturelle quoique celles-ci en forment la préhistoire, mais d’une lente évolution faite d’influences croisées sur plusieurs générations, qui a permis l’existence d’un vocabulaire commun à des artistes d’origines différentes, et qui nous a permis par exemple, à nous créateurs de ce spectacle, de nous retrouver et de créer ensemble. Si j’ai pu dans ce spectacle cultiver une certaine esthétique de la pénombre, ce n’est certes pas sans rapport avec la relecture de L’Éloge de l’ombre de Tanizaki, mais cela vient de plus loin – ceux qui s’intéressent au travail de notre compagnie La Chambre aux échos le savent. On pourrait en dire autant des lumières de rampes qui soudain semblent évoquer les spectacles de nô en extérieur, ainsi que des dégradés de couleurs et des univers végétaux qui ne sont pas non plus arrivés là par désir soudain de citer Hokusai par goût de la couleur locale. Ou alors il faudrait plutôt parler de l’influence de la technique du bokashi de Hokusai, entre autres, sur le travail que nous menons depuis plusieurs années avec l’éclairagiste Étienne Exbrayat sur la fusion par dégradé de ses lumières et de ma vidéo, et dont ce spectacle est un exemple parmi d’autres. Méfions-nous donc de la lecture surdéterminée : le diagnostic de japonisme peut renvoyer à de profondes réalités mais aussi en dire long sur le regard de qui le pose.

Il y a ensuite l’histoire même de notre matériau spécifique, et dans son prolongement l’histoire de notre spectacle. Ezra Pound a commencé à partir de 1916 à publier ses adaptations des traductions de pièces de nô laissées inachevées par Ernest Fenollosa, qui a étudié la tradition du nô au Japon et s’est fait aider à la fois d’acteurs de nô et d’universitaires spécialistes de la langue japonaise classique. C’est une contribution culturelle absolument inédite à son époque, et un coup majeur porté, précisément, au japonisme décoratif formé autour de quelques estampes et clichés, par la tentative de faire connaître un art total à la tradition vénérable et avec lui toute une pensée cristallisée dans la langue. C’est donc aussi une auto-critique de Pound le japonisant, et le rappel d’une exigence sans cesse renouvelée. Tout l’apport de Fenollosa et de Pound a bien sûr été amplement complété, nuancé, voire corrigé depuis un siècle, et il reste historiquement tributaire de son époque autant que d’une chaîne de transmission particulièrement hasardeuse. Mais ce qui est heureux dans ONLY THE SOUND REMAINS, c’est justement de s’intéresser à la difficulté de ce passage, de cette Traduction. Notre démarche dans ce spectacle a été de prolonger/continuer la Traduction avec les moyens d’aujourd’hui, et de ramener au Japon les deux pièces de nô traduites qui forment le livret de l’opéra, pour compléter le cycle de l’échange culturel entamé en un âge qui n’avait pas tout à fait les moyens de ses intuitions, mais qui avait déjà un programme : que les cultures se nourrissent les unes des autres non par le pillage ou l’imitation, mais par la Traduction. Celle-ci tient les tensions sans les résoudre, du moins quand elle est comme la rêve Walter Benjamin : transparente comme une vitre, se refusant à couvrir et cacher l’original, mais entrant en discussion avec lui. C’est une beauté des nôs de Pound/Fenollosa de laisser dans le texte certains mots japonais intraduits, non par exotisme mais pour dire que même si on transpose cette matière en poème, quelque chose résiste, « reste » comme le dit le titre de l’opéra. Nous avons procédé de même, en refusant de cacher la source japonaise autant que nous refusions de l’imiter librement. Cette tension s’appelle Traduction. Pierre Rigaudière le relève joliment dans sa critique de Diapason aujourd’hui : « Si l’Orient rencontre ici l’Occident, c’est plutôt sous l’égide de Victor Segalen, dans la dégustation d’une coprésence, ce que confirment dans le surtitrage les sinogrammes [les kanjis, en l’occurrence] accolés à leur traduction française, plutôt que dans un fantasme de fusion. »

Dans le projet de monter ce spectacle à Tokyo en collaboration avec des artistes et artisans techniciens japonais, ces traductions de nô sont revenues chez elles, transformées, nourries d’autre chose, comme les échos de shakuhachi de Saariaho et mes écrans et dégradés. De manière emblématique, notre équipe ensemble avec l’équipe technique du Bunka Kaikan de Tokyo a travaillé notamment à faire vivre nos écrans comme quelque chose entre les shôjis coulissants du temple que nous représentons sur scène et la machinerie venue du théâtre italien – une rencontre, donc, et à hauteur de plateau. Chaque élément du spectacle est né dans la collaboration entre Européens et Japonais, en fosse sous la direction attentive de Clément Mao-Takacs, et sur scène en particulier dans le travail avec le chorégraphe et danseur Kaiji Moriyama, qui a lui-même étudié aussi bien le nô que la danse classique et contemporaine d’Europe. La balle était au milieu et c’est au milieu que nous nous sommes retrouvés, forts d’influences croisées déjà internalisées, d’un dialogue constant et d’un effort de mettre en jeu aussi bien ce que nous avions en commun (et qui vient d’une histoire longue qu’il est bon parfois de sentir vibrer) que ce qui nous séparait. Ceci jusqu’aux détails : les costumières du Bunka Kaikan m’ont fait savoir que je ne pouvais pas donner au personnage surnaturel féminin de la Tennin un pantalon long, mais qu’il fallait laisser les chevilles nues pour signifier au public japonais par convention qu’il s’agit d’une femme jouée par un homme, et nous avons évidemment adopté cette « façon » qui ailleurs passe totalement inaperçu mais qui fait partie des mille termes de cette grande traduction croisée.

Plus largement, Kaiji Moriyama n’a pas eu de difficultés à s’inspirer d’éléments de ballet, sans faire du ballet, pas plus qu’il n’en a eu à développer avec moi notamment un numéro de danse dans lequel il dessine au pinceau sur un papier qui fixe la trace de ses mouvements, comme dans la calligraphie japonaise, sans faire de la calligraphie japonaise. De même que le langage corporel que nous avons développé avec les chanteurs Bryan Murray et Michał Sławecki jongle avec des codes naturalistes, des codes brechtiens (eux-mêmes inspirés de l’intérêt de Brecht pour le nô) et des tentatives de traduction de ce que peut être le jeu de nô (le rôle de l’éventail dans le jeu de nô, permettant un théâtre sans accessoires, fait l’objet d’une transposition qui relève de la même logique de traduction). C’est toutes ces nuances et tous ces mélanges qui se perdent dans l’accusation de « japonisme ». Les équipes japonaises qui ont vu notre version et celle de Peter Sellars (2016) ne s’y sont d’ailleurs pas trompées : quoique remarquable et remarquée, la version Sellars leur a semblé, dans sa touffeur mystique, bien plus que la nôtre relever d’un certain cliché de la lenteur et du sérieux du nô, impression accentuée par le fait que personne dans cette version-là n’était japonais ni n’avait de rapport direct au nô. Nouvelle lecture surdéterminée peut-être – mais nous chérissons le fait d’avoir essayé de travailler autrement, et que le résultat soit si différent : non pas syncrétique mais euro-japonais ; plus percussif et plus joyeux, aussi. Tout cela, ce sont des divergences dans nos lectures de l’œuvre, venues de partis pris esthétiques différents, et non des jugements de valeur.

Une anecdote – qui donne un ton plus qu’elle ne sert une démonstration – pour finir. Dimanche soir, à l’issue de la dernière représentation strasbourgeoise, nous parlions avec Kaiji Moriyama du plaisir que nous avions eu à travailler ensemble. Lorsque j’évoquais la finesse de son interprétation de Hagoromo, ce mythe de l’arrivée d’une danse nouvelle dans un village de pêcheurs, et comment sa danse à lui nous rappelle si concrètement que « nous dansons parce que nous ne pouvons pas être comme des oiseaux », il m’a redit l’importance de notre collaboration entre artistes qui se retrouvent par-delà les océans, et la surprise renouvelée de ma connaissance de la culture japonaise et de la résonance de nos sensibilités. « Parfois je crois que tu es japonais », m’a-t-il dit. Une boutade, bien sûr, mais révérencieuse.

En somme je ne crois pas que ce soit cela qu’on appelle le japonisme. Et nous continuerons à porter, avec l’interdisciplinarité et la traduction qui sont ensemble une éthique au moins autant qu’une méthode artistique, le projet d’une interculturalité fine et engagée, comme nous l’avons fait jusqu’ici de projet en projet. C’est important car, comme annoncé dans la note de programme en référence au texte d’un des nôs que nous adaptons, il s’agit de trouver ensemble une manière moins triste d’habiter ce monde.

Lire l’article “Dialogues with Noh theatre – Experiences of a stage director”
dans Finnish Music Quarterly (2024)

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