CONTRE L’ÉTERNITÉ INFINIMENT [discours de banquet]

Discours prononcé le 6 novembre 2022 au cours d’un banquet où l’on se proposait de discourir sur le sujet de l’Éternité, dans la désinence supposée de la convivialité néo-platonicienne de Laurent de Médicis et Marsile Ficin. Prononcé en quatrième position, le présent discours se donnait pour rôle d’opposer au dispositif donné la tradition atomiste.


L’éternité d’emblée ça ne me concerne pas trop. D’abord, je n’ai pas le temps. Et puis comme Dieu ça se recule quand je m’avance et que j’y regarde de plus près.

On sait que partout dans le monde les humains ont regardé les étoiles et qu’ils se sont dit voilà quelque chose qui ne bouge pas trop, c’est bien épinglé, c’est très très supralunaire. On a envisagé que si nous étions des passants dans l’histoire, des êtres historiques, il y avait là-haut ou là-derrière quelque chose de fixe par-rapport-à-quoi on pouvait envisager l’histoire. L’éternité la vitre, nous les vaches qui défilent. Mais on a enquêté, et petit à petit il s’est avéré que TOUT a une histoire.

Cet astre dont le temps a caché la naissance,
Le soleil, comme nous, marche à sa décadence,
Et dans les cieux déserts les mortels éperdus
Le chercheront un jour, et ne le verront plus !
Tu vois autour de toi dans la nature entière
Les siècles entasser poussière sur poussière,
Et le temps, d’un seul pas confondant ton orgueil,
De tout ce qu’il produit devenir le cercueil.
Et l’homme, et l’homme seul, ô sublime folie !
Au fond de son tombeau croit retrouver la vie,
Et dans le tourbillon au néant emporté,
Abattu par le temps, rêve l’éternité !

Ça c’est Lamartine en 1817 qui paraphrase et se moque du matérialisme réductionniste, du «troupeau d’Épicure / [De] celui dont la main disséquant la nature, / Dans un coin du cerveau nouvellement décrit, / Voit penser la matière et végéter l’esprit.» Sa réponse, la réponse de Lamartine, bon elle n’est pas très argumentée, mais elle est sincèrement touchante, c’est cet alexandrin : «Laissez-moi mon erreur : j’aime, il faut que j’espère ». Car notre ami Alphonse écrit pour la belle Julie Charles, rencontrée en cure à Aix-les-Bains, et qui quelques mois plus tard va succomber à la tuberculose. Elle déjà malade, ensemble ils ont flâné dans la nature savoyarde et ont voulu y débusquer la marque du «Dieu caché» (sic), et rêvé les Grandes Retrouvailles d’après, celle des «âmes d’un grand bond remontant à leur source» (sic encore). Ça reste plus sympathique que la fausse immortalité transhumaniste.

Je crois qu’il faut prendre au sérieux cette phrase qui se veut une réfutation autant qu’un aveu : «Laissez-moi mon erreur : j’aime, il faut que j’espère». Ce n’est pas juste que psychologiquement l’âme, en particulier amoureuse, ne peut pas ne pas rêver l’éternité, c’est le vieil argument ontologique : notre capacité à et nécessité de rêver d’éternité, notre tension amoureuse vers l’éternité, est une preuve. Non simplement un souvenir oublié en nous de l’immortalité de l’âme, ou une «marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage» comme dit l’autre enfermé dans son poêle, mais la démonstration de la nécessité de l’existence de la perfection que nous sommes capables de concevoir. Cela ne peut pas nous être retiré, «Laissez-moi mon erreur», c’est la seule chose qu’on ne peut pas lui enlever, l’éternité c’est le dernier reliquat, un quelque chose qui reste quand tout a fini de passer, pas absolument mais subjectivement.

Mais par-dessus cette belle erreur, Alphonse, il ne fallait peut-être pas venir plaquer son évangile. Pourquoi était-il nécessaire à cette petite éternité de décoller l’esprit de la matière pour jouer à sauve-qui-peut ? Écoute ce que Diderot écrivait à Sophie Volland le 15 octobre 1759, lui aussi il est amoureux, et donc lui aussi il espère l’éternité :

Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent ! que sais-je ? (…) Ô ma Sophie ! il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus, s’il y avait pour nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient à s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce, elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous. 

Voilà, «Laissez-moi cette chimère», «Laissez-moi mon erreur». Lamartine et Diderot, le religieux et l’athée, se retrouvent sur ça, ils ont en commun cette part de rêve lucide, cette part amoureuse qui tend, disent-ils, vers l’éternité. Peu importe à cet égard le dualisme ou le monisme, le premier moteur ou le clinamen, une même part résiste aux cosmologies. Le reste ce sont des fictions, pour nous qui sommes encore si proches de l’enfance, comme le dit sans malveillance l’Étranger d’Élée quand il raconte la fable de l’âge de Cronos à Socrate Junior dans Le Politique – la fable d’un temps sans temps qui ne sert qu’à penser le temps dans son écoulement. C’est aussi Augustin dans le livre 11 des Confessions qui a besoin pour penser le temps de se donner un interlocuteur hors du temps, son ami imaginaire là-haut : «Quand je chante ou que j’entends un air connu, mon esprit est tendu vers les paroles qui viennent et les paroles déjà passées, mais ce n’est pas ça qui arrive dans ton immuable éternité, dans ta véritable éternité de créateur des esprits.» Incommutabiliter aeterno, traduisons plutôt : ton éternité incommutable, contre laquelle penser nos propres commutations, et pourquoi pas l’éternité de nos commutations et recombinaisons au sein d’une substance unique – éternelle relativement à ses modes. (Ce que je viens de faire avec Augustin, dans le milieu du skateboard ça s’appelle un kickflip, ne vous y essayez pas sans entraînement.)

Mais pour revenir au sujet, en dehors de notre tension vers elle, a-t-on besoin de naturaliser cette toile de fond étoilée de l’éternité, qui ne cesse de se déchirer de partout au fur et à mesure de nos investigations ? Non seulement les soleils naissent et meurent, mais la matière c’est de l’énergie, l’univers est en expansion, l’espace-temps est déformé par la gravitation, dont on postule qu’elle serait par ailleurs fonction de la taille de l’univers, et les lois de la physique elles-mêmes pourraient avoir une histoire, ou simplement être informées par leurs observateurs participants.

Notre part qui rêve, soyons clairs, l’amour et les chimères ne lui suffisent pas – nous avons continué à scruter les étoiles comme nos ancêtres pour trouver un peu d’éternité tangible, et nous avons trouvé les trous noirs. La belle aubaine, elle est retrouvée l’éternité, la mer allée avec les soleils et tout le reste alentours aussi d’ailleurs. Un objet dont le champ gravitationnel est tellement puissant qu’il distord, étire le temps au fur et à mesure qu’on se rapproche de son centre, promettant donc à qui franchit l’horizon d’un trou noir le temps à l’arrêt, l’éternité réellement existante. Mais on est d’accord, on parle d’un modèle mathématique. Ici l’éternité c’est du langage fleuri pour dire l’infini sur l’axe du temps. Car l’infini, l’apeiron, on ne l’a jamais rencontré non plus, par définition. C’est, et on en revient à Descartes et à l’argument ontologique, l’expression abstraite la plus pure de la perfection que nous pouvons concevoir mais non pas imaginer, dont l’éternité n’est qu’une sous-espèce exotique teintée d’immortalité de l’âme sans le corps, que nous pouvons ici décider de laisser aux béni-oui-oui. Laissez-moi mon erreur, l’éternité. Laissez-moi cette chimère, l’infini.

Je ne vais pas refaire tout le film, parce que notre temps ici n’est justement pas infini, mais ça a été tout une affaire, le paradoxe de l’infini dans un monde fini, l’importance de l’infinitésimal pour penser le continu, le seuil entre les très grands nombres et l’infini. L’important c’est cet outil, cette chimère, qui permet d’envisager une progression arithmétique infinie, donc tendant vers un infiniment grand ou asymptotiquement vers un infinitésimal. Dans un univers théoriquement fini, aux recombinaisons théoriquement finies, nous sommes capables de penser amoureusement une tension vers l’infini au sein même de nos vies si dénombrables, et ce dès le commencement premier, l’infini vers lequel tend la division cellulaire par laquelle la vie se perpétue dans sa volonté de puissance, un point de fuite, l’infini où les parallèles se croisent. Et ce rêve, cette chimère, ça c’est un programme.

Qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance !

Non ! Pardon mais Baudelaire ça va bien, retourne te saouler avec Lamartine, «de vin, de poésie ou de vertu à votre guise». En 1848, l’un et l’autre, le Républicain comme le Chaotisant, vous n’avez pas dressé le drapeau rouge, celui de «l’éternité par les astres» de Blanqui, l’étoile rouge à cinq branches qui nous met en tension et dans le même mouvement nous livre une méthode, cette singularité qui tend vers l’infini à l’intérieur du fini dans une dialectique infinie et qui s’appelle le communisme. (Coup de théâtre : le rideau rouge est un drapeau.)

Je simplifie donc ainsi la maxime : Qu’importe l’éternité – à qui a trouvé l’infini. Et pour nous la rendre sensible, espérons un art qui ne se veuille pas éternisant mais infinitisant, qui avec la verve mystique d’un Rabindranath Tagore exalte la joie de l’infini en nous. Qui nous fasse saisir avec Paul Klee une «histoire naturelle infinie» des formes et avec James Joyce l’ouverture infinie du sens – signe et syntaxe tendant, par l’ouverture poussée à l’extrême, à la prolifération infinie des interprétations ; avec Jorge Luis Borges l’infini d’une bibliothèque des commutations possibles, d’un «livre des sables» ; avec les écrivains mathématiciens les littératures potentielles qui ont révélé la valeur générative de la forme, certes dénombrable, mais inexplorable dans le temps de la vie humaine ; avec les auteurs de poésie électronique le rêve fractal et néo-baroque, extrapolé des précédents, d’une littérature sans étendue mesurable, aux parties et au tout isomorphes enfin, non pour nous donner le livre définitif, mais pour nous offrir de nouveaux ciels étoilés qui stimulent notre exploration.

Ce qu’on entend ici, c’est bien un mouvement qui ne s’achève pas, car dans l’in-fini on entend aussi l’inachevé et le travail inachevable de la reprise. Nul mouvement perpétuel de durée éternelle, mais morphogenèse infiniment inventive, ce poème continu qui nous caractérise, nous autres eucaryotes. Infinie chimère.

Mes amis, si vous ne rejoignez pas avec moi, quoique banquetants ou feignant de banqueter, «le troupeau d’Épicure», celui de l’auguste tradition de Giordano Bruno, bien volontiers je vous laisse attendre l’Être, la contemplation émoustillée de son dévoilement aux yeux de l’Éternité. Mais si vous vous fatiguez d’hypostasier et que vous souhaitez apostasier, sachez que l’infini est là, dans le temps et dans l’étant, qu’il sature de potentialité, de tension – un horizon des événements, un champ d’infinis en convulsion à actualiser. Laissez-nous nos chimères. Les notes de musique sont en nombre fini mais jamais on n’aura joué toute la musique. C’est à cela que je trinque.

Laisser un commentaire