망명 MANGMYEONG – Chants d’exils de Corée

망명 MANGMYEONG [CHANTS D’EXILS] de Jean-Baptiste Barrière a été créé le 11 février 2023 dans le cadre du Festival Présences de Radio-France, en collaboration avec le GRM. Le matériau de ce cycle vocal pour baryton, flûte, violon et électronique forme le socle musical d’un projet scénique en cours d’écriture, Chinatown rue François-1er. Celui-ci évoque le destin du second mari de la grand-mère de Jean-Baptiste, Yeonghee Jun, arrivé en France avant la partition des Corées et reparti mourir en 1975 en ce qui était devenu la Corée du Nord. Jun, qui a prospéré à la tête d’un restaurant de cuisine est-asiatique, ne parlait jamais de ses origines – son attachement à celles-ci ne se manifestait que dans son goût pour la musique classique de son pays, dont l’écoute a constitué une des premières expériences musicales de Jean-Baptiste.

Outre les documents et témoignages qui nourrissent l’aspect documentaire du projet, nous sommes partis à la recherche d’une parole absente et d’un héritage perdu en convoquant une multitude de voix issues de l’histoire de la poésie coréenne. Les poèmes de Yi Chono, Sin Hum et Cho Myong-ni sont séparés par plusieurs siècles, mais réunis par leur pratique de la forme canonique du sijo (un poème court en trois vers) et l’expérience de l’exil qui irrigue leurs œuvres de sa nostalgie. No Hyang-rim, Moon Chung-hee et Kim Seung-hee sont trois poétesses contemporaines qui nous parlent d’une autre forme d’exil, celui vécu par les femmes au sein de structures domestiques patriarcales, et sans renier une tradition littéraire millénaire elles inventent de nouvelles formes et de nouvelles images pour donner corps à leurs rêves brisés. Le mélange dans ce cycle du coréen classique, du coréen contemporain et du français évoque les continuités et les ruptures des transmissions culturelles et familiales ; il offre aussi un matériau de choix pour une collaboration musicale franco-coréenne.

Le violon et la flûte permettent de faire écho à des couleurs et des modes de jeu de la musique coréenne que Jean-Baptiste Barrière connaît de près, sans jamais les citer directement. L’électronique a la part belle : le jeu des musiciens déclenche en temps réel des événements dont le tissage relève du travail d’orchestration, et nous donne un entendre un réseau de résonances secrètes, où l’expressivité individuelle se nourrit de mondes lointains ou perdus qui hantent nos mémoires. Chacune dans son exil, ces voix solitaires s’avèrent, quand on les confronte, se répondre et partager un monde.

망명 MANGMYEONG [CHANTS D’EXILS] 
Musique : Jean-Baptiste Barrière
Voix : Jiwon Song
Violon : Eun Joo Lee
Flûte : Camilla Hoitenga
Réalisation informatique musicale : Franck Rossi
Dramaturgie et adaptation des poèmes : Aleksi Barrière

Les textes sont reproduits ci-dessous dans leur version française – dans l’œuvre musicale, ils sont interprétés dans une alternance et un tissage de coréen et de français.

1. Exils

(Violon solo)

2. Intermezzo I

(Flûte, voix, piano)

3. Celui qui le premier a fait une chanson [nolae]

Texte : Sin Hum (1566-1628)
(Flûte, voix)

Celui qui le premier a fait une chanson
devait avoir bien des chagrins.
Ne pouvant tout dire avec les mots
il s’est mis à chanter.
Si vraiment chanter chasse les chagrins
je vais moi aussi faire une chanson.

4. Petite chanson [nolae] de la cuisine

Texte : Moon Chung-hee (*1947)
(Violon, voix)

Dans la cuisine
on sent toujours une odeur de vin qui fermente :
c’est l’odeur d’une femme
dont la jeunesse s’en va.
C’est la tristesse d’une femme
qui fait bouillir le ragoût.
C’est l’amour d’une femme
qui l’assaisonne.

Dans la cuisine,
on entend toujours le crépitement
de quelque chose qui brûle.
Depuis que le monde est monde,
deux personnes debout sous le même ciel :
l’une qui commande dans la chambre parentale
et l’autre
préposée au lit à vie, servante borgne
dans la cuisine.
C’est le crépitement de la cire brûlante
qu’elle verse sur ses pieds que l’on entend.

Dans la cuisine,
c’est le sang d’une femme qui fermente
qui sent le vinaigre
depuis on ne sait quand.
C’est la planche à découper
de la vieille sorcière qu’on entend,
qui brise les chaînes de son châtiment,
celui d’une bougie
qui se consume pour t’éclairer
Ce qu’on entend : c’est le son
d’une jeune mariée timide
qui effeuille sa peau,
dans notre cuisine.

5. Intermezzo II

(Flûte, violon)

6. Dire que les nuages ne savent pas ce qu’ils font

Texte : Yi Chono (1341-1371)
(Voix, violon)

Dire que les nuages ne savent pas ce qu’ils font
c’est probablement une erreur.
Regarde-les flotter dans les airs
suivant leurs propres inclinations.
C’est à dessein qu’ils cherchent
à couvrir la claire lumière du jour.

7. Les pieds de maman

Texte : Kim Seung-hee (*1952)
(Flûte, voix, violon)

Regarde, ma fille,
les pieds de maman sont grands,
comme une porte dans la terre
comme une poutre sous le toit
les pieds de maman sont grands.

Les pieds de maman sont grands,
grands et larges comme l’amour
mais ma fille, tu as vu 
Les pieds de maman se recroquevillent
ses muscles se sont noués
comme la bosse d’un bossu,
le nez d’un lépreux,
ou la déformation haineuse
des pieds bandés.

Cinq orteils dans mes souliers,
dix en tout,
étincellent comme une mèche allumée,
pleurant de la douleur
d’être piétinés, piétinés,
comme les enfants du tiers-monde
malades toute leur vie.

Dans les souliers de maman
sont enterrées des étoiles
que l’univers a ignorées,
des ailes d’oiseaux sauvages
enfermés à vie, mis en cage,
et des bouquets de fleurs séchées,
comme si elles étaient fausses
accrochées et oubliées.

Regarde, ma fille,
les routes que j’ai voulu emprunter,
les routes que je n’ai jamais empruntées,
et les routes que je ne peux pas oublier
survivent dans mes rêves ce soir.
Je dois déplisser les routes que je parcours dans mes rêves
avec des fers à repasser.
Quand tu grandis
ton ombre aussi grandit,
la porte par où entrent les tristesses.

Toutes les filles du monde
ont des ailes pour voler dans le ciel
mais on ne voit jamais une femme voler.

Toutes les mères du monde sont bonne
aucune femme au monde
n’est heureuse.

8. Intermezzo III

(Flûte, violon)

9. Les oies sauvages se sont envolées

Texte : Cho Myong-ni (1697-1756)
(Flûte, voix, violon)

Les oies sauvages se sont envolées,
combien de gels sont venus depuis ?
Les nuits d’automne s’allongent,
la mélancolie du voyageur (客愁) m’étreint.
Le clair de lune dans le jardin
me fait sentir chez moi.

10. Violon sur le toit

Texte : No Hyang-rim (*1942)
(Flûte, voix, violon)

Un homme joue du violon sur le toit.
Chaque jour le son
chevauche la maison,
et monte haut dans le ciel,
où il devient un cerf-volant
à la queue scintillante.

Un jour je suis sorti sur la véranda
et en secret j’ai coupé les fils.
Avant que je puisse rembobine
quelque chose est tombé et s’est cassé.
C’était mon futur brisé,
un peu de ciel en éclats.
Mais quelqu’un joue encore du violon.

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