En réponse à la lettre d’Ariane Mnouchkine parue dans Sillage, revue mensuelle publiée par Le Channel – Scène nationale de Calais (n° 231, mai 2023).
« Prions l’autorité de rester dans ses limites ; qu’elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d’être heureux. » : telle est la phrase citée, de manière tronquée, en épigraphe de cette lettre. Un soutien absolu est dû à Francis Peduzzi et au Channel dans le bras de fer qui les oppose à la mairie (LR) de Calais. Je m’interroge ici sur la manière dont s’y prend ce texte, qui pose la question de la façon de défendre la culture et les « biens communs » auxquels il est fait allusion. Il y a une certaine habileté de la part d’Ariane Mnouchkine, à ne pas se référer au canon de la gauche et de l’anarchisme, mais à parler la langue de ses interlocuteurs, à rappeler à la droite libérale les écrits de l’un de ses pères fondateurs, Benjamin Constant. Il s’agit aussi bien de prendre un peu de hauteur et de rappeler au Président lui-même que la tradition dont il se réclame s’est construite contre tout césarisme et toute dérive autoritaire. Mais qu’on en reste là, et que la maxime de Constant soit même à en croire Mme Mnouchkine un cri de ralliement du Théâtre de Soleil, pose quelques questions sur nos outils, sur lesquels un droit d’inventaire s’avère nécessaire au cœur de la crise organique des politiques culturelles.
La citation priant l’autorité de « rester dans ses limites » est tirée du texte de Constant « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes » (1819) qui, comme son titre le suggère, se propose de faire primer l’intérêt individuel (conception moderne de la liberté) sur l’intérêt collectif (conception antique), l’État devant alors se contenter d’être le garant de la liberté individuelle. Constant n’attaque pas ainsi seulement l’autoritarisme, mais la supériorité principielle du collectif sur le général dans laquelle il voit la faiblesse du modèle de la démocratie athénienne. Il s’en prend par la même occasion à la démocratie directe, en faveur de la délégation du pouvoir aux individus compétents, selon une tradition de pensée qui sera généalogisée par Jacques Rancière dans La Haine de la démocratie, avec la particularité que ce pouvoir délégué doit selon Constant être aussi restreint que possible et placé sous la surveillance des citoyens. Dans un argumentaire voué à une pléthorique postérité, Constant fait l’éloge d’une force qui à son avis remplace avantageusement tout ce qui politiquement et culturellement peut constituer le collectif : le commerce. Le commerce « affranchit les individus » par la propriété qu’il met en circulation, en même temps qu’il met par le crédit les États au service des détenteurs des moyens financiers qui ainsi ne sauraient être asservis par lui – mieux, « le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des mœurs et des habitudes à peu près pareilles ; les chefs peuvent être ennemis ; les peuples sont compatriotes ». Il est, on l’aura compris, le mouvement même de la Liberté dans l’Histoire, porteur de toutes les émancipations, l’autre nom du Progrès dans sa marche vers l’harmonie universelle fructifiée par le Capital.
Nous avons, deux siècles après Constant, pu voir un peu à quoi ressemble un monde organisé par la circulation marchande, dans lequel la liberté du commerce est le paradigme de toutes les autres libertés, lesquelles ne deviennent que pure aspiration individualiste. Nous avons expérimenté cet État humblement mis au service des forces supposément émancipatrices du marché, et nous vivons actuellement la tentative de parachever la mise en œuvre de ce paradigme. Peut-on retourner la phrase de Constant contre ses propres disciples et tous ensemble, droite et gauche, remettre l’État à sa juste place au nom de la liberté ? Nous avons je crois également assez vu le glissement du gauchisme libertaire des années 70 vers le libéralisme jouisseur pour ne pas nous laisser tenter par ce genre d’associations hasardeuses. Ne cédons pas sur le principe : l’utopie de lieux alternatifs et de biens communs dont il est ici question n’a aucune ressemblance avec la liberté d’entreprendre dans un libertarianisme joyeusement indifférent. Elle entame au contraire, au cœur même d’un monde où pas une seconde n’échappe à la marchandise, la démarchandisation du monde – comme la sécurité sociale, l’assurance chômage, l’éducation et l’hôpital publics, comme toute mutualisation des ressources, comme tout acte de solidarité désintéressée et tout acte de création artistique qui remet en cause la mesure de la valeur au seul étalon de la circulation marchande. Cela n’est pas soluble dans la pensée libérale, Ariane Mnouchkine le sait mieux que tous pourtant. N’hésitons pas à l’affirmer.