CONCERT, CONCERTOS – dans la réverbération de Kaija Saariaho

Texte commandé par l’Orchestre de Paris pour le programme de salle du concert hommage à Kaija Saariaho à la Philharmonie de Paris le 15 février 2024, dans lequel étaient réunis son concerto pour flûte Aile du songe et son concerto pour violoncelle Notes on Light.

Concert, concerto, ces deux mots n’en sont qu’un. Une première étymologie – conserere – les fait remonter à l’idée d’unir, de mettre en harmonie, ou simplement de jouer ensemble. Ceux qui ont connu Kaija Saariaho y reconnaîtront quelque chose d’elle. Sa pensée musicale bien sûr, qui saisit dans son mouvement organique l’interdépendance des paramètres sonores pour en faire chatoyer les moirages. Mais aussi son dialogue ouvert avec ses collègues, les interprètes, la technologie, les textes et la scène, qui faisait de tout processus de création une recherche partagée, un laboratoire. Une famille étendue qu’elle s’est construite autour de col-laborantins fidèles, au risque de se voir reprocher de faire bande à part. De ces facettes, le concert de ce soir rend compte, y compris dans la présence du cercle proche de la compositrice réuni pour lui rendre hommage. « Chaque concerto est en quelque sorte le portrait du soliste pour lequel il est écrit », disait Kaija. Concerto, intime portraiture se donnant les moyens de l’orchestre. Concert, plaisir de faire et de sonner ensemble.

Il y a cependant une seconde étymologie possible au concerto, et au concert : concertare, c’est-à-dire combattre, se disputer, débattre. À ce dialogisme, ce drame qui dans un concerto oppose le soliste et l’orchestre, Kaija, compositrice des lentes érosions harmoniques, a mis du temps à adapter son langage musical. Elle y a trouvé la clef pour devenir la compositrice d’opéras que l’on sait, mais aussi la formulation d’une ligne de vie. Orchestrer la confrontation à l’autre, à l’étranger, au différent, voire au contradictoire, non par emprunt mais par étreinte – depuis le moment où elle se déracinait pour apprendre l’informatique musicale dans un milieu d’hommes, et abordait le français qu’elle ne parlait pas encore par la poésie exigeante de Saint-John Perse, elle n’aura eu de cesse d’aller au plus difficile, à ce qui allait le moins de soi, jusqu’à, dans nos dernières collaborations, mettre en musique l’abattage d’une forêt, les réminiscences d’une fusillade, ou le décollage d’une fusée. Composer pour un nouvel instrument ou en langue roumaine ou hopi, collaborer avec une chanteuse folk ou un trompettiste jazz. Pour que jamais la musique ne se réduise à n’être que la récitation de sa propre grammaire. Pour que toujours elle fasse place à de nouveaux corps-cultures-générations, de nouvelles manières de penser, de nouvelles situations, et par là, de haute lutte, à des sons nouveaux. Concert, lieu de rencontres. Concerto, exaltation d’une hétérogénéité bigarrée qui n’appelle pas de résolution-dissolution.

Les deux étymologies que nous avons citées, bien sûr, ne sont pas en contradiction : elles s’invitent l’une l’autre, dans la féconde tension de toute harmonie qui n’est pas stase et communion mais dialectique et discussion. Cette musique ouvre à bas bruit des espaces amicaux où l’on peut se laisser avec Kaija elle-même décentrer et déconcerter. Nous y sommes accueillis par la réverbération infinie d’une voix singulière, assez familière pour nous mettre à l’aise, mais refusant les facilités, y compris celle consistant à occuper le premier plan. La compositrice a poussé la discrétion jusqu’à s’effacer. Plus tôt qu’on ne l’aurait souhaité, mais en chargeant d’une caractéristique intensité son silence.

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