CHANSONS DE LEINO avec Kaija Saariaho et Sayuri Araida

Note de programme pour l’interprétation des Leino Songs de Kaija Saariaho le 18 mai 2024 au Oji Hall de Tokyo, par la soprano Sayuri Araida et la pianiste Yuka Miura.

« … Un combat de chaque jour, de chaque instant, une lutte toujours plus rude pour sauver les valeurs délicates, sensibles mais frêles, fragiles, éphémères de la beauté… » (Eino Leino)

Eino Leino (1878-1926) est un des poètes majeurs de la littérature finlandaise. Avec d’autres artistes de sa génération tels que le compositeur Jean Sibelius et le peintre Akseli Gallen-Kallela, il a incarné le mouvement dit « national romantique », par lequel, à partir des années 1890, la Finlande – sous domination russe jusqu’à son indépendance en 1917 – s’est inventé une expression artistique singulière, fondée à la fois sur l’exaltation de sa propre culture et l’influence des grands courants artistiques européens. Leino a joué un rôle important dans cette construction, en tant que journaliste d’opinion faisant vivre le débat public, en tant que romancier soucieux de rendre compte des réalités de la vie quotidienne des Finlandais, et en tant que dramaturge qui a donné corps aux mythes et à l’histoire de son pays. Mais c’est en tant que poète qu’il est resté immensément populaire jusqu’à aujourd’hui, y compris auprès du grand public. Surtout auprès de lui peut-être, tant sa sentimentalité, la spiritualité de son humanisme lui ont parfois valu, de son vivant déjà, le procès en naïveté de ses collègues écrivains – l’un de ses points communs avec un Victor Hugo. Tous s’inclinent pourtant devant son influence immense sur la langue finnoise, qui jamais encore n’avait été aussi flamboyante et lyrique que sous sa plume.

Depuis, chaque génération de compositeurs finlandais a proposé de nouvelles lectures musicales d’Eino Leino. Kaija Saariaho (1952-2023) a élaboré la sienne entre 2000 et 2007 en composant quatre chansons pour la soprano Anu Komsi. Le choix des textes constitue déjà en lui-même un parti pris. Trois des poèmes sélectionnés par Saariaho dans l’œuvre prolifique de Leino sont tirés de recueils de jeunesse, publiés alors que le poète était âgé d’à peine vingt ans (chansons I, III, IV). Le poème de la deuxième chanson, à peine plus tardif, porte déjà la trace d’un style plus mûr, plus anguleux. Pour autant, Saariaho évite les textes les plus connus du poète, et ceux dans lesquels se laisserait déceler une quelconque inspiration folklorisante, dans le sujet ou dans le mètre. Elle choisit le Leino le plus intime, le plus personnel – et par-là même, peut-être, le plus universel. Ce qui explique que, malgré qu’elles soient en langue finnoise, ces Leinolaulut (Chansons de Leino) aient connu un succès étonnant à l’étranger, et soient entrées au répertoire de nombreuses sopranos de par le monde.

Pendant les quarante et quelque années de sa carrière, Kaija Saariaho s’est dans sa musique particulièrement intéressée aux états transitionnels, au clair-obscur, aux moirages d’états instables. On ne s’étonne donc pas que la compositrice ait choisi de mettre en musique des poèmes exprimant des états psychologiques qui ne se laissent pas facilement classer dans les grandes passions archétypales qui occupent la poésie (et le chant) lyrique. On découvrira, tour à tour, une tendresse amoureuse qui prend des airs de retour en enfance, une angoisse existentielle paralysante, ou une quiétude solitaire flottante qui semble, entre les deux dernières chansons, osciller imperceptiblement entre l’espoir et l’idéation macabre, sans se décider. D’une manière typique à la fois de Leino et de Saariaho, ces états trouvent leur traduction la plus parlante dans l’analogie avec les processus lents de la nature, comme la progressive (et odorante) émergence du printemps finlandais, ou au contraire les premières neiges qui transfigurent les paysages et les sons. L’art de Kaija Saariaho peut d’ailleurs se décrire par ces mots d’un des poèmes manifestes de Leino (j’emprunte l’idée de ce rapprochement à un ami intime de Saariaho, le chef d’orchestre Esa-Pekka Salonen) :

« Puisse notre art être comme une mer,
profond mais chatoyant (…)
Puisse notre art être comme un ciel,
irisé, flamboyant, étoilé, serein. »

Depuis dix ans, Sayuri Araida chante régulièrement la musique de Kaija Saariaho, dont elle a interprété l’opéra-oratorio La Passion de Simone dans plusieurs pays d’Europe et aux États-Unis, dans la mise en scène que j’ai réalisée. Sayuri s’est pleinement approprié le caractère singulier du langage vocal de la compositrice, qui recherche davantage la plus profonde expressivité que le feu d’artifice virtuose. Les indications espressivo et con amore reviennent plusieurs fois dans la partition des Leinolaulut, et dans bien d’autres œuvres de Kaija. Sayuri Araida, une artiste habitée, dont le désir de chanter est ardent et contagieux, est l’interprète idéale d’une musique qui réclame de chanter jusqu’au bout de chaque ligne et chaque idée, et de les laisser longtemps résonner et s’approfondir en nous.

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