VOILIERS FUYEZ À VOILES LÉGÈRES + LES EAUX MORTES d’Eeva-Liisa Manner

Ce sont deux livres en un : les deux derniers recueils de poèmes d’Eeva-Liisa Manner (1921-1995) dos à dos, joints par ce qu’il faut bien appeler un appareil. Recueils, pas tout à fait : ce sont vraiment des livres de poèmes que Manner écrivait, organisés par séries numérotées ou chapitres, et chacun aurait pu s’appeler comme le plus célèbre d’entre eux : Ce voyage. On n’a pas connu jusqu’ici ces livres en français, ni en aucune autre langue que le finnois : malgré l’anthologie proposée il y a trente ans exactement par Jean-Jacques Lamiche, c’est la première fois que se donnent à vivre deux d’entre eux, en l’occurrence VOILIERS FUYEZ À VOILES LÉGÈRES et LES EAUX MORTES, en langue « étrangère ». C’est une écriture qui dit je mais qui a autre chose à faire que de l’introspection, qui s’occupe de l’éclat des choses en marge d’un monde qui brûle, de ceux à qui nous empruntons ce monde (les fantômes et les enfants), et qui pose ensemble poésie et traduction comme des méthodes de déchiffrage et de solidarité.

Eeva-Liisa Manner : VOILIERS FUYEZ À VOILES LÉGÈRES + LES EAUX MORTES
Traduction du finnois et présentation par Aleksi Barrière
Éditions L’extrême contemporain, 2024
248 pages

Avec le soutien du CNL – Centre national du livre et FILI – Finnish Literature Exchange

Extrait de la postface du traducteur :

Nous sommes au pays de l’enfance, dans la forêt des pressentiments. Pas de roulis ici, pas de marées. Les vagues de l’Histoire n’y atteignent pas. C’est le domaine de l’eau stagnante, des lacs au-dessus desquels volètent en été quelques moustiques, de la neige qui fond et qui goutte en silence à la fin de l’hiver, de la brume et de sa trace discrète : un peu de condensation sur la vitre, le givre ou la rosée dans l’herbe. Le paysage est d’une densité impénétrable, puissance plutôt qu’acte, substance unique que les saisons font miroiter de mille modes. Le feu lui-même a l’odeur du bois mouillé, à vrai dire il est plutôt fumée que feu.

La poésie d’Eeva-Liisa Manner revient toujours à ce paysage, comme Manner y est toujours revenue elle-même. Malgré la tentation de mettre les voiles, de vivre ailleurs, de s’affronter au monde, de batailler les incendies dont les empires barrent le globe — malgré aussi le désir plus joyeux de connaître toutes les langues, d’apprendre tous les mythes, de tisser des liens de curiosité et de solidarité que concrétise son œuvre de traductrice. Sans attendre que les déflagrations continuées du XXe siècle nous y forcent, le décentrement est une exigence, une résistance contre les despotes les plus éclairés, contre la fausse rationalité productiviste de « l’Occident fatigué », son unilatéralité bornée, son monolinguisme. Il faut accueillir toutes les voix, ou du moins faire place à leurs échos.

Or cette tâche-là requiert le silence. Celui d’une page blanche où l’on se permet de ne poser que quelques mots, et de la traditionnelle cabane forestière ou lacustre qu’en finnois on appelle mökki. Il n’y a que là qu’on entend un peu les esprits grincer dans un arbre ou dans le plancher, dans le chant d’un oiseau qui résonne au fond d’un puits, dans l’ombre qui nous précède comme si elle nous connaissait mieux que nous ne nous connaissons : c’est nous qui lui emboîtons le pas. Les déglaciations dont personne n’a la mémoire ont sculpté les strates de ce paysage où nous cohabitons avec nos morts. Ceux-ci n’ont rien à nous apprendre — pas plus que le vent ou les dieux ils n’ont de sagesse ou de morale — mais ils nous rappellent que tout cela dépasse les piètres maîtres et possesseurs que nous sommes.

« … l’occultisme comme la poésie naissent de la source magique (infantile, archaïque, onirique) … » écrit Edgar Morin dans L’homme et la mort (1951), et Eeva-Liisa Manner a choisi la poésie. Elle n’a, dans sa patiente exploration, rien négligé de cette triple source de l’enfance, du mythe et du rêve. Elle a fait sonner un par un les mots usés comme son grand-père accordeur de pianos ses cordes, orpaillé les images tapies dans les eaux du quotidien troublées par les orages, sauvagement branché les unes aux autres les métaphores pour faire grincer les fantômes de la grande machine. La langue finnoise y aide, dans sa transparence qui par exemple dans le vocable unique puu ne distingue pas le bois de construction de l’arbre, comme si l’un continuait de respirer dans l’autre, et qui appelle le monde maailma, c’est-à-dire simplement « l’air-terre ». Les images hantent la langue commune, la plus ancienne surtout, celle qui désigne la nature : la fougère s’appelle sananjalka (pied-de-mot), le frêne tuhkapuu (arbre-à-cendre), la verveine rautayrtti (herbe-de-fer), l’engoulevent kehrääjä (fileur)… Un monde et un savoir perdus y persistent, naturellement métaphoriques, évidemment intraduisibles.

Ayant dit cela, on entend peut-être un peu mieux ce que sont les sous-titres des deux recueils ici présentés, « Thème et variations » et « Séries » : suggestions d’une méthode qui de la musique ne retient pas un exercice formel, mais la rigueur dans l’expérimentation. Herbiers, ces livres ne sont pourtant pas des anthologies, et nous recommandons, en première lecture du moins, d’en faire l’expérience dans l’ordre dans lequel chacun d’entre eux a été agencé : en auditeurs d’une musique qui charge le silence de ses accords successifs. Car la forme fragmentaire, réalisme de la perception et de la mémoire, est toujours tenue par la numérotation qui établit l’ordre des stations.

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