Accusations du 13.XI.

Pendant dix ans je n’ai pas jugé opportun de me tourner vers mes souvenirs de novembre 2015. Cela me semblait hors de propos : je n’ai pas été, mon entourage proche n’a pas été victime des attentats. Il n’y avait rien à dire, aucune place à donner qui ne serait pas volée aux principaux concernés. Je voudrais maintenant me souvenir, lira qui voudra.

Le 13 novembre, nous avons répété tard et je suis rentré chez moi. Censément l’histoire s’arrête là. Il me semble un peu indécent de me rappeler qu’une semaine plus tôt, je suis allé voir un spectacle à La Loge, un petit théâtre de la rue Charonne qui a fermé depuis, et qu’ensuite nous sommes allés, ma compagne et moi, boire un verre à la terrasse de La Belle Équipe, à cinquante mètres de là. Quelques jours plus tôt, nous étions allés voir Damiaan De Schrijver et ses camarades au Théâtre de la Bastille, juste à côté, et sans doute boire un verre dans le quartier également, je ne sais plus.

Nous étions de ce monde-là, sans y penser. En journée, préoccupés de faire du théâtre. Le soir, une fois par semaine au moins, un spectacle ou un film, et puis un verre en terrasse, comme on le voit, souvent dans ce coin du 11e arrondissement. Un soir d’automne à la terrasse de La Belle Équipe, il ne devait pas faire moins de douze degrés, et puis les terrasses étaient chauffées à l’époque. À la table voisine discutaient des élèves du Cours Florent en fumant des roulées.

Je ne voulais pas, je ne voudrais pas en faire une affaire personnelle, parce que le 13 novembre je n’y étais pas, mais l’idée s’est installée, immédiatement après les faits, que nous étions visés. Que cette idée s’installe était bien sûr l’idée elle-même. Le 14 novembre, la voix du communiqué enregistré par Daesh le dira, en français de France : « Huit frères, portant des ceintures d’explosifs et des fusils d’assaut, ont pris pour cibles des endroits choisis minutieusement à l’avance », des endroits de Paris, « capitale des abominations et de la perversion ».

*

Cela a été tellement dit et redit que c’en est oiseux sans doute, mais il faut se souvenir de ce choc, et de la naïveté derrière ce choc, de comprendre que l’on a été compris comme une cible. D’autres n’ont pas le choix, dès la naissance, de ne pas le comprendre, mais ce n’était pas notre problème à nous. Il y avait un climat, délétère, mais tout cela était, malgré Charlie, l’Hypercacher, la polarisation agressive de la parole publique, tout cela était encore très loin. Le 12 novembre encore quand est tombée la nouvelle des attentats de Beyrouth. Le 13 novembre même quand est venue celle de l’attentat de Bagdad.

Nous étions très conscients, pourtant, de l’escalade du désordre et de sa signification. Nous allions aux rassemblements de soutien aux opposants du régime d’Assad. Les réfugiés affluaient, il y avait des actions de solidarité. Paul Veyne était dans les médias pour parler de la destruction de Palmyre, de la disparition d’un trésor, de la mémoire d’une civilisation lettrée dont « les empereurs se faisaient représenter un livre à la main ». Pour certains tout cela était très proche, pour la plupart, comme moi, c’était encore ailleurs. Présent, oui, respirable, mais au titre d’une atmosphère d’inquiétude – c’était culturel. Les films dont on parlait étaient Timbuktu, Mustang, Dheepan, qui racontaient une menace, qui désignaient, souvent, un ennemi, un barbare, qui nous faisaient réagir, mais par lesquels nous n’étions pas concernés. Je rencontrais des classes de Seine-Saint-Denis pour parler d’art, il y avait du chahut mais on parlait ensemble, ce n’était pas comme ce qu’on voyait au cinéma. On pouvait se réjouir que ces récits-là, d’ailleurs, soient devenus visibles, de voir de nouveaux protagonistes dans ce cinéma-là, autant que l’on pouvait se réjouir que leurs histoires ne soient pas les nôtres. Ces histoires de Barbares.

*

Le spectacle que nous étions allés voir à La Loge, rue de Charonne, c’était Auto-accusation (Selbstbezichtigung) de Peter Handke, mis en scène par Félicité Chaton. Je me souviens être sorti très enthousiaste. La pièce forme une sorte de diptyque avec le premier texte de Handke pour le théâtre, plus connu, Outrage au public, qui comme son nom l’indique nous prend à partie, nous dans la salle. Auto-accusation, en miroir, est la litanie d’un sujet qui s’énonce et se dénonce, se décrit dans tout ce qui le rend quelconque, son insipidité, ses renoncements.

Le texte est neutre à dessein, de sorte que la voix qui dit je pourrait venir de nous, et que nous sommes en réalité, comme dans Outrage au public, pris à partie, mais de façon plus subtile, plus subreptice, qui sent moins l’actionnisme et les années 60. Ce soir-là, la voix est celle du comédien Xavier Legrand, son corps, tout près de nous sur une scène vide, dans ce petit théâtre de quatre-vingt places, se présente, connu : habillé comme s’il sortait d’une journée de travail de bureau, il a quelques années de plus que moi, une barbe de trois jours. Handke a voulu écrire une voix universelle, fatuité d’homme blanc bien sûr, qui toujours nous présente l’écrivain tel qu’il se reconnaît dans le miroir comme une figure de l’humanité entière. Mais ce soir-là, rue de Charonne, le corps, lui, n’a pas besoin d’être universel, c’est simplement le nôtre, celui des gens comme moi, qui sortent rue de Charonne, qui font du théâtre et boivent des coups à deux pas du métro Charonne, sans penser aux années 60, celles de Handke, ou celles de l’OAS et du premier état d’urgence.

Sur scène, Xavier Legrand n’a pas besoin d’insister sur l’identité de son corps et des nôtres, ce corps ne fait que poser l’évidence d’un cadre. Le texte, lui, se contente d’énumérer : « Je suis né. (…) Je suis devenu. Je suis devenu responsable. Je suis devenu coupable. » Rien n’arrête le flux de la confession, qui en même temps ne confesse rien de précis : « J’ai fait. J’ai échoué à faire. J’ai laissé faire. » Toute une vie, le néant d’une vie, actée, recensée, dénombrée, qui pour autant ne compte pas. Le renoncement à compter, à agir, à croire, mais dit en petites phrases, en petites banalités, souvent drôles, et si bien incarnées qu’elles n’ont pas de grandiloquence métaphysique. Simplement une parole qui parle, qui fait la chronique de sa petite barbarie.

Faut-il le dire tout haut, c’est une parole – et une voix – qui n’a rien à voir avec celle du communiqué de Daesh. Pourquoi ? Parce que je ne me reconnais pas dans la voix de ce dernier, qui pourtant est aussi la voix d’un Français parlant français ? Parce que sa voix a divorcé de nous, comme, dit-il, les « soldats du Califat » ont « divorcé la vie d’ici-bas », pour nous désigner, nous, « ennemis », idolâtres, barbares somme toute ? Parce qu’il me menace et met sa menace à exécution ? Est-ce sa naïveté à lui de croire dans la différence de moi à l’autre, comme si vraiment nous étions l’autre et que lui qui parle, ce Français, n’était pas l’un de nous – ou ma naïveté à moi de ne pas vouloir croire qu’il est autre, et que je suis son autre, à bon droit ? L’aurais-je davantage pris au sérieux, non comme ennemi, mais comme accusateur, et aurais-je eu raison de le faire, s’il avait au contraire joué, selon mon goût, ce jeu de dire : je ne suis pas plus autre que toi, pas plus barbare, et je m’accuse moi-même pour t’accuser ? Ai-je tort en l’écoutant déclarer la guerre de me dire que c’est du mauvais théâtre ?

*

Quand ils l’ont repris, le huitième prétendu « soldat », le seul qui a été jugé, je me souviens de l’affront absurde de son année de naissance dévoilée : 1989, la mienne.

*

Qui avons-nous appelé le 13 novembre au soir, quand la rumeur nous a atteints, quand s’est répétée la scène, encore une fois, d’allumer une chaîne d’infos en continu et de la laisser tourner à vide, la laisser retourner sans s’arrêter ce qu’on sait, alors qu’on ne sait rien encore vraiment ? Nous avons appelé les nôtres. Nous nous sommes assurés qu’ils étaient chez eux. Dans nos maisons. Chez d’autres, paraît-il, il y a eu ce soir-là des cris de joie.

*

C’était tellement dérisoire, me disais-je dans les moments de prétendue reconquête qui ont suivi, de reprendre les terrasses. De s’en faire une identité – « s’en faire », façon de parler, puisque cette identité nous avait été assignée, puisque l’attaque « nous » avait ainsi constitués en Ceux qui vont sur les terrasses le vendredi soir, et à ce titre-là en ennemis. Ce n’était pas forcément autre chose, pas plus ou moins fou, que de sortir les drapeaux français, de revendiquer ce qui était ainsi nommé et attaqué, la France, qui serait donc quoi ? Les mois suivants j’évitais, sans me l’avouer, les transports en commun, dans l’idée confuse que si la violence vraiment prenait, c’est là qu’elle éclaterait, dans l’espace public transformé en souricière, que nous vivrions les flammes de nouvelles années de plomb, ce que plus tard nous avons entraperçu à Nice ou à Strasbourg. Sans doute la France c’était simplement les gens qui étaient là, dans le bus, qui y étaient montés sans se concerter, sans que ce soit une métaphore de je ne sais quoi.

*

Un deuil national a été décrété jusqu’au 17 novembre compris, jour prévu de notre première, et il nous a semblé que nous n’avions rien de mieux à faire que de jouer. C’était comme on peut se l’imaginer, à défaut de vraiment pouvoir le décrire : un peu anxieux, un peu absurde (embaucher quelqu’un pour faire la sécurité à la porte du théâtre, le voir arriver à la fin du spectacle), des gens qui viennent et qui sont contents de sortir de chez eux, d’être ainsi avec d’autres gens.

Le spectacle s’appelait La Guerre, très loin. Ce titre, ce sont des mots de Didier-Georges Gabily, qui dans Enfonçures parle de Pigalle pendant la Première guerre du golfe, des étrangers dans les cafés, « frères devenus presque ennemis », et qui sans trop s’expliquer parle aussi de Hölderlin devenu mutique face à son siècle. Dans le spectacle on entendait ces mots-là, et les cantates de guerre de Hanns Eisler qui parlent de la vie sous le fascisme, dans l’état de guerre permanent. C’était la guerre vue depuis l’arrière, comme nous la voyions d’où nous étions, en somme, et quelqu’un m’a dit que pour quelque chose qui parle de guerre « cela reste gentil ». C’était pourtant dans le titre, et le titre, à ce moment-là, le 17 novembre, arrachait quelques rictus. Je croyais être juste – non à cause de ce qui venait de se passer mais à cause de tout ce qui l’avait précédé – en parlant de cela, que ce qu’on appelle la guerre, le front, la collision de nous et des autres, que ce récit-là ne dit peut-être pas tout ce qu’il y avait à dire, du monde ni des guerres non plus. Mais peut-être avais-je pris ce regard-là, celui de l’arrière, le nôtre, pour plus profond qu’il ne l’était. De bonne foi, par naïveté ou impuissance. C’était pourtant dans ce moment exactement là que nous étions, où nous en étions.

*

La veille, le 16 novembre, le Président l’avait annoncé devant le Congrès : « la France est en guerre », contre « les barbares », « nous sommes en guerre », et il promulguait, selon le modèle de la guerre d’Algérie, un état d’urgence à l’avenant qu’il n’allait jamais lever, l’ère des perquisitions et des assignations à résidence privées de sens commun, qui allaient s’abattre contre les « autres », quels qu’ils soient. « Nous sommes en guerre », l’expression devait être reprise en 2020 par son successeur, dans de tout autres circonstances.

Cette déclaration n’était pas, au sens propre, une déclaration de guerre, puisque d’une part la guerre est commencée par l’agresseur, et que d’autre part l’agresseur en question n’était pas, quoi qu’il en dise, un État. L’usage de ce mot de guerre annonçait son glissement assumé et définitif dans la métaphore : on ne parlerait plus de ces guerres qui se déclarent, qui ont leur jurisprudence, lesquelles sont depuis longtemps contournées, mais d’un état de guerre permanent.

Les termes de cette guerre venaient de ceux qui l’avaient d’abord déclarée : « nous » contre les « ennemis ». Et l’État français a accepté ces termes, ceux d’une guerre de « nous » contre les « ennemis ». L’État français était, du reste, accusé d’avoir commencé cette guerre, en réalité, par cette voix française de France qui, le 14 novembre, lui avait reproché d’avoir « pris la tête de la croisade » contre les croyants, et qui revendiquait la riposte. L’État français, évidemment, ne considérait pas que les choses s’étaient passées ainsi, et disait que c’était lui qui ripostait. En somme, les parties n’étaient pas d’accord sur qui avait frappé en premier, mais elles étaient d’accord sur ce fait qu’il s’agissait d’une guerre, celle de « nous » contre les « ennemis », ou l’inverse.

Il n’y avait plus d’arrière dans cette guerre, puisqu’elle était un état de guerre permanent, une guerre jusqu’à nouvel ordre. On ne pouvait donc plus la regarder de loin, ni la déserter, et il n’y avait plus de soupçon d’un récit autre que celui de la guerre, celle de « nous » contre les « ennemis », ou l’inverse.

À partir de ce moment-là, j’ai souvent fait le cauchemar de scènes de guerre dans Paris.

*

Je pense au vers de Cavafy : « Mais alors qu’allons-nous devenir sans les Barbares ? »

Je redécouvre, en me souvenant de ce mois de novembre 2015, ce « nous » que nous nous sommes découverts être, et que j’avais un peu oublié. J’avais oublié que nous nous étions, à ce moment-là, engagés alors dans ce mauvais théâtre qui « nous » oppose aux Barbares, et précipités dans une guerre dont nous ne savons pas nous réveiller.

13.XI.2025

LE BRUIT DU CIEL : Kaija Saariaho au miroir de l’Asie de l’Est

Version complétée de la conférence prononcée le 4 novembre 2025 dans le cadre d’une journée d’étude organisée par le Conservatoire de Shanghaï.


Mes remerciements d’abord à Mme WANG Mengqi et Mme LIANG Qing du Conservatoire de Shanghaï pour cette invitation à prendre la parole aujourd’hui. Et mes remerciements redoublés à cette première de se prêter à l’exercice ardu de la traduction chinoise de ce qui va suivre !

I. Remarques préliminaires sur l’intérêt de Saariaho pour l’Asie

Vous me pardonnerez j’espère de ne pas me concentrer aujourd’hui, en parlant des influences de la compositrice Kaija Saariaho, sur la culture chinoise, mais de parler plus largement d’influences est-asiatiques. Nous verrons qu’il est pertinent de ne pas nous limiter dans notre étude au cas de la Chine, mais d’évoquer un ensemble culturel qui met en jeu des continuités plus larges. J’espère que vous pardonnerez, par la même occasion, mes lacunes linguistiques et autres – ni musicologue ni sinologue, je me propose d’aborder des questions d’esthétique à la lumière de mes réflexions et expériences concernant l’interculturalité et la dramaturgie musicale, ainsi que de mes connaissances de l’Asie de l’Est et de l’œuvre de Kaija Saariaho, en tant que proche collaborateur de celle-ci et désormais légataire de son œuvre. J’espère que mon approche peut enrichir la vôtre, y compris dans ses différences méthodologiques.

Je serai bref pour présenter Kaija Saariaho, dont je dirai bien des choses au fil de cet exposé. Il importe avant tout de savoir que le parcours de cette compositrice a été cosmopolite : née en Finlande en 1952, Kaija Saariaho s’est d’abord formée auprès du compositeur moderniste Paavo Heininen à la fin des années 1970, avant de s’immerger dans le contexte post-sériel allemand, puis de s’établir à Paris, où son style personnel s’est affirmé au contact des compositeurs spectraux, et des recherches en psychoacoustique et en informatique musicale qu’ils ont portées et auxquelles elle a participé activement dans les années 1980. Le langage musical de Saariaho s’est enrichi de procédures venues de ces différentes écoles, sans que l’on puisse la réduire à aucune d’entre elles. Elle n’acceptait pas non plus que l’on attribue à sa musique une nationalité, se considérant simplement comme une continuatrice de la tradition musicale occidentale.

De la même manière, le corpus des références culturelles mobilisées par Saariaho dans ses œuvres – en particulier sous sa forme la plus repérable qu’est la mise en musique de textes – est particulièrement riche. Outre un riche échantillonnage de la poésie mondiale, dans le domaine spirituel s’y trouvent convoqués, dans le désordre, la mystique des troubadours et des romans de chevalerie du Moyen-Âge, le soufisme de Rûmî, une prière juive contemporaine, des textes védiques, le bouddhisme dont est infusé le théâtre nô japonais, une complainte mortuaire pygmée, un mythe aborigène, des mythes et chansons des indiens tewa et hopi, et des mystiques modernes sans religion comme Ralph Waldo Emerson et Simone Weil1. Ce contexte me semble essentiel à rappeler avant d’étudier la relation de Saariaho à un contenu culturel (et surtout spirituel) spécifique : elle s’inscrit dans un réseau de circulations interculturelles aux dimensions du monde. À l’image de sa mobilisation de concepts scientifiques – et la nature scientifique de sa propre recherche –, son utilisation de matériaux appartenant à des cultures spécifiques peut se lire comme la constitution d’une boîte à outils qui permet l’investigation du monde par la musique. Je reviendrai sur la signification philosophique de cette contextualisation.

En ce qui concerne l’Asie, le premier contact de Saariaho, en cela représentatif de la réception européenne du 20e siècle, n’a pas été tant musical que littéraire et plastique. La découverte des arts chinois, en particulier, a été comme on sait saccadée sur notre continent, dictée qu’elle a été par les aléas des circulations des œuvres achetées ou pillées, et des traductions tenant à des initiatives individuelles, sporadiques et arbitraires. On peut donc s’imaginer à quel point pouvait être parcellaire l’image que pouvait se faire de la culture chinoise classique, dans sa richesse et ses soubassements esthétiques, la jeune Saariaho au moment de ses études en Finlande dans les années 1970. Mais il faut compter avec des exceptions notables : ainsi, le poète Pertti Nieminen (1929-2015), sinisant autodidacte, a publié entre 1960 et 1970 les quatre volumes d’une anthologie en langue finnoise de la poésie chinoise des origines à l’époque de Mao, anthologie qui était alors une des plus complètes au monde.2

C’est dans cette anthologie que Saariaho a trouvé le texte d’une de ses premières œuvres (son troisième opus dans le catalogue que j’ai établi3). Il s’agit de la mise en musique, composée pour soprano et violoncelle, de la version finnoise d’un poème célèbre de la grande poétesse Song, LI Qingzhao 李清照 (1084-1155). Je passerai rapidement sur cette œuvre, à laquelle Saariaho a donné le titre Jing, en référence au mot « miroir » en mandarin, jìng 鏡. D’abord parce que WANG Mengqi, qui a consacré au sujet un article important, prendra tout à l’heure la parole à ce sujet. Ensuite parce que Jing me semble peu représentatif des intérêts interculturels qui deviendront plus marqués dans sa production ultérieure. Dans le contexte des premières œuvres de Saariaho, il me semble en effet que la compositrice a été d’abord séduite par les qualités musicales et psychologiques du texte dont rend compte la traduction de Nieminen, avec sa fameuse répétition inaugurale (xún xún mì mì 寻寻觅觅, etc.) et ses jeux onomatopéiques, et sa particularité d’incarner un point de vue féminin – son approche musicale ne trahit pas un désir d’exhiber l’origine chinoise du texte. Il me semble néanmoins important de relever que s’exprime déjà le désir de rechercher des matériaux textuels stimulants dans des lieux nouveaux, que ce soit la poésie moderniste européenne ou la lyrique chinoise ; et d’autre part, que le contact avec la culture chinoise se fait par la poésie, mais aussi par les arts graphiques, qu’elle a étudiés, ce dont témoigne la couverture calligraphique réalisée par Saariaho pour son œuvre.

 Couverture de Jing réalisée par Kaija Saariaho, 1979.
(Partition publiée par MusicFinland.)

Que serait cette approche où l’origine asiatique du matériau serait plus marquée, et qui engagerait un dialogue plus profond avec la culture ainsi impliquée dans le processus artistique ? Permettez que j’emprunte un détour avant d’aborder ce point.

II. Le bruit dans l’esthétique musicale de Kaija Saariaho

II-a. Brève histoire du bruit en musique

Je voudrais ici faire appel à une distinction très importante dans la pensée musicale européenne, celle entre son et bruit (sound et noise en anglais), qui dans le contexte interlinguistique de notre échange mérite d’être explicitée. À l’âge classique, la musique classique européenne s’est en effet progressivement donnée pour unité de base le son dans un sens restreint, défini par les paramètres de hauteur, d’intensité et de durée, excluant les autres expériences sonores dans le domaine du bruit. La notation musicale s’est concentrée en priorité sur ces trois paramètres, le système tonal s’est cristallisé autour du paramètre-roi de la hauteur et le respect strict de la série harmonique dans laquelle les hauteurs s’inscrivent, et la lutherie s’est évertuée à améliorer les instruments pour éliminer les composantes indésirables du son. Qu’est-ce qui préside à une telle évolution : les goûts culturels, la notation, la technique, l’interaction dynamique de ces trois facteurs…? Sans prétendre répondre à cette question, on peut constater que la musique chinoise et d’Asie de l’Est en général, qui connaît la notion de consonance, ne s’est pas pour autant développée autour de cette obsession de la pureté du son. Ensemble, les termes partiellement synonymes shēng 声 et yīn 音 couvrent fluidement tout le spectre du sonore, y compris des champs qui dans les langues européennes sont généralement distincts, dont la parole humaine, les bruits de la nature, et la musique.

Quel est donc ce bruit dont nous parlons en français ? Il est, au sens le plus large, l’Autre du son. Inharmonique, il n’est pas à sa place, et sa présence est la manifestation d’un désordre. Qu’il soit grincement ou vacarme, il dérange et l’on cherche à l’ignorer ou à le supprimer. Il porte souvent la connotation de ce qui est bassement matériel ou populaire – la foule, la criée, les travaux manuels –, mais aussi de l’Étranger : la langue qu’on ne comprend pas est un bruit, les paysages sonores dans lesquels on ne sait pas s’orienter sont bruyants, et les anthropologues ont pu étudier, par exemple chez les voyageurs occidentaux en Chine, l’hypersensibilité aux bruits de l’espace urbain et aux bruits qui accompagnent les repas4, pour ne pas parler bien sûr de leur rencontre étonnée avec la musique locale. Derrière ce mot de bruit, il y a tout un imaginaire hygiéniste. 

La conquête musicale du bruit était inévitable au 20e siècle, non seulement au titre des champs sonores laissés inexplorés, mais aussi par protestation contre l’attitude socio-culturelle que je viens de résumer. Luigi Russolo et Edgard Varèse (et plus tard les artistes regroupés sous l’étiquette de noise music5) convoquent le bruit urbain et mécanique dans son contraste avec le classicisme refermé sur lui-même de la tradition – mais au-delà de ce champ sémantique, ils montrent de l’intérêt pour les qualités musicales intrinsèques de nouvelles sonorités et de nouveaux instruments, à commencer par les percussions. Après que le sérialisme a décrété l’égalité des notes sur l’échelle chromatique, John Cage et Helmut Lachenmann ont promulgué l’absence de hiérarchie de valeur entre les sons et les bruits. La musique concrète et, plus largement, la musique électronique donnent à composer non seulement tous les objets sonores enregistrables, mais aussi tous ceux qui peuvent se fabriquer. La musique occidentale n’avait été que notes, c’est-à-dire voyelles. En y ajoutant le bruit des consonnes, on lui rendait enfin son champ dans sa totalité.

C’est à ce moment de l’histoire ici esquissée qu’arrive la génération de Kaija Saariaho. Une fois entièrement ouvert le champ des possibles sonores, s’est posée la question de reconstruire des hiérarchies permettant de tracer des chemins perceptibles de l’auditeur. Car l’absence de relations fonctionnelles entre les sons court le risque de produire une musique sans relations dynamiques : perceptuellement, littéralement du bruit. Telle est l’impasse que voyait Saariaho dans beaucoup de tentatives contemporaines d’implémenter des processus stochastiques dans la musique, à la façon des nuages de sons de Iannis Xenakis. La solution de Saariaho, née des concepts manipulés dans le milieu de la musique spectrale, vient d’une importance accrue d’une approche plus systématique du timbre musical, qui sans faire de distinction de valeurentre le son classiquement paramétré et le bruit, permet d’étudier leurs relations de manière dynamique. Le système qu’élabore Saariaho dans une série d’articles des années 1980 consiste dans la formalisation d’un axe son-bruit, par lequel elle se propose de remplacer fonctionnellement les tensions permises par le couple consonance/dissonance de la musique tonale. Précisément, elle considère que cette nouvelle dichotomie en est l’extrapolation naturelle, puisque la dissonance du monde tonal n’est rien d’autre que l’apparition dans une série harmonique donnée de sons qui n’y sont pas à leur place, c’est-à-dire un mouvement vers le bruit.6

Figure 18 de l’article « Timbre and Harmony » (1987)

On trouve une autre forme historique de cet axe dans la pratique du rubato, qui peut se définir comme la distorsion du son vers le bruit à fins expressives, et qui jouera aussi un grand rôle dans le langage musical de Saariaho. La dimension expressive du bruit fait également partie intégrante de sa réhabilitation au 20e siècle, notamment dans les musiques non-savantes ; Saariaho faisait grand cas, par exemple, de l’utilisation de tels effets par Jimi Hendrix.

II-b. De quoi le bruit est-il le son ?

Cette petite histoire du bruit en musique pourrait se clore là pour aujourd’hui, mais je pense qu’il est important de ne pas perdre de vue la dimension sémantique du bruit, dont j’ai déjà esquissé les éléments les plus rudimentaires : le bruit comme élément exogène, impur, brut, et de façon connexe le bruit comme signifiant voire élément naturaliste – irruption du réel dans l’organisation stylisée des sons qu’est la musique.

Ce champ de connotations ne doit pas être perdu de vue, mais il faut le mettre en regard d’un sens élargi du bruit qui s’est développé en parallèle au 20e siècle : le bruit comme parasite. Quand il est formalisé dans le cadre de la pensée cybernétique de Shannon et Wiener, qui est d’abord une théorie de l’information, le bruit est une interférence qui brouille la communication d’un signal : des problèmes posés par la transmission radio d’un signal sonore, noyé dans le bruit d’autres signaux involontairement captés, naît une analogie qui convient à tout transfert d’information d’une personne ou d’un support à un autre. Le but que se donne cette théorie du bruit, qui est encore aujourd’hui celui de toute communication, ou de toute analyse statistique, mais aussi bien de tout enregistrement sonore, est de réduire le bruit, de l’isoler, pour pouvoir se concentrer sur l’information pertinente. Bien sûr cette définition du bruit, qui est également hiérarchique, invite aussi au retournement, et l’on trouvera ici aussi John Cage là où l’on pouvait l’attendre, utilisant dans les années 1950 des postes de radio comme instruments musicaux capables de capter ces bruits-là comme ils se présentent, intéressants puisqu’ils sont un rebut qui au titre de rebut est la musique cachée de notre civilisation7.

Mais en s’émancipant de son contexte radiophonique le bruit-parasite a pris des sens métaphoriques qui en élargissent encore le sens. Cet excédent d’information inorganisée a intéressé les théoriciens des systèmes chaotiques qui ont remis en cause la dichotomie stricte entre ordre et chaos, en suggérant qu’un système dynamique s’organise par le chaos, dont le bruit est ici un synonyme. C’est le sens du propos développé par Ilya Prigogine et Isabelle Stengers dans leur ouvrage traduit en anglais sous le titre éloquent Order out of Chaos8 : l’état de turbulence n’est pas une simple absence d’organisation, mais un état producteur de bifurcations qui permettent l’émergence d’ordres nouveaux. Cette image s’est avérée être une métaphore transdisciplinaire majeure dans les années 1970-80, non seulement dans la compréhension des systèmes dynamiques complexes et en particulier du vivant, mais aussi dans un climat politique désireux de penser les conditions du changement – et à ce double titre, elle a bien sûr donné lieu à nombre de transpositions dans le domaine musical, où le bruit-parasite et le bruit-chaos se confondent naturellement.

Pour clore ce tour d’horizon généalogique, l’intérêt pour le bruit-parasite devient particulièrement pertinent quand il croise la définition musicale du bruit comme son inharmonique. En effet, c’est là qu’il touche à ce tabou par lequel nous avons commencé, l’obsession occidentale pour la pureté du son. Toute la pratique vocale et instrumentale classique est orientée vers l’élimination des bruits parasites liés à la production physique du son – du point de vue musical, c’est donc l’interdit le plus fondamental. Son franchissement philosophique (et non simplement esthétique) est venu de l’école spectrale qui, dans son acception stricte, n’entend prendre que la nature physique du son lui-même pour principe de son organisation musicale. Et, dans une telle perspective, le bruit n’est pas une pollution qui parasite un son envisagé dans son idéalité : il en fait organiquement partie. Dans son œuvre Partiels (1975), Gérard Grisey a montré qu’un spectre harmonique donné « fuite » constamment vers le bruit. Le regard scientifique sur le son qui est au cœur du spectralisme établit que le bruit est partout dans le son, des partiels inharmoniques excités par une note aux artefacts du jeu instrumental, menaçant de l’intérieur l’idéal esthétique occidental du son « pur ». Mieux, le bruit est en quelque sorte la part vivante du son : une onde sinusoïdale d’une fréquence donnée, donc la note telle qu’écrite sous sa forme pure, est un son mort ; c’est son timbre formé par sa production physique, les matériaux excités, l’attaque, la résonance, tout ce qui dans le spectre constitue du bruit, qui le rend intéressant et unique.

Je crois qu’il est important de percevoir que lorsque Kaija Saariaho, dans les années 1980, s’intéresse au bruit, elle se trouve à la confluence de toutes ces philosophies du bruit. Ce que je voudrais faire sentir, c’est toute la richesse qui pouvait être contenue pour elle, de ce fait, dans ce mot de bruit et dans le bruit lui-même. Le bruit se trouve chez elle investi, dans un but expressif mais aussi dans des dimensions que je qualifierais de mystiques, d’interprétations émanant à la fois du regard spectral sur le son et du regard mathématique sur le bruit-chaos, comme en témoignent – pour prendre les exemples les plus explicites – le diptyque Du cristal… à la fumée (1990), qui reprend le titre de l’ouvrage du biologiste Henri Atlan Entre le cristal et la fumée, qui traite du vivant comme auto-organisation du bruit (1979), ou Circle Map pour orchestre et électronique, qui entremêle la poésie mystique de Rûmî au vocabulaire mathématique de l’étude des systèmes dynamiques complexes. De manière signifiante, ce bruit vivant est souvent hanté par des présences vocales, des résidus de voix humaines réduites à l’état de spectres.9

L’analogie que je préfère à ce sujet est celle du « fond diffus cosmologique », ce rayonnement électromagnétique qui remplit de manière homogène l’univers, et qui a été capté presque par accident – sous forme de bruit – dans les années 1960. Le bruit en question est le résidu du rayonnement du Big Bang, lentement dilué et refroidi par l’expansion de l’univers. Mais le terme de « résidu » tend à nous faire oublier que ce fond constitue en réalité plus de 99,99 % des photons du cosmos. La même chose peut être dite de la matière organisée, qui est une configuration en réalité très minoritaire à l’échelle cosmique, pour ne pas même parler de cette rare organisation particulièrement fragile de la matière que nous appelons le vivant. Toutes ces formes d’organisations ayant émergé du bruit, étant des productions du bruit.

La musique de Kaija Saariaho est construite sur cette perception de l’organisation et de l’organisme comme des états exceptionnels et fragiles, qui sont dans un rapport dynamique au bruit qui, loin d’être un simple élément parasitaire ou une toile de fond à ignorer, constitue la plus grande partie de l’univers. Le bruit n’est pas accident, il est la substance elle-même dont nous sommes les accidents. C’est à ce titre qu’il est amené à jouer dans sa musique un rôle particulièrement fondamental autant que polysémique.

III. L’inspiration est-asiatique de Kaija Saariaho

III-a. Techniques étendues

Je voudrais désormais en venir au point qui nous intéresse au premier chef aujourd’hui, à savoir comment cette conception du bruit est le cœur de la relation de Kaija Saariaho avec l’Asie de l’Est.

Il y a, d’abord, son tout premier contact avec la musique est-asiatique, la scène originelle que fut la découverte pendant ses études de la sonorité âpre de la flûte shakuhachi japonaise, équivalent du chǐbā 尺八 chinois10. Elle écrit à ce sujet : « La différence entre le concept occidental de beauté et son équivalent japonais m’a alors ouvert les oreilles ; ce dernier est expressif et sensible, mais repose sur une conception du son entièrement opposée à celle de la technique de flûte occidentale. Ces pensées furent le germe de tout un jardin secret, et l’utilisation du bruit en vint peu à peu à intégrer mon langage musical. »

On retrouve ici deux composantes du bruit évoquées plus tôt : le bruit-comme-Autre, qui connote un autre monde culturel, et le bruit-expressif. Je crois qu’on peut parler d’une rencontre interculturelle plus profonde que celle qui a donné lieu à l’œuvre de jeunesse Jing : ici l’objet rencontré n’était pas simplement « un Autre parmi les autres », un moyen de sortir de soi-même pour trouver d’autres moyens d’expression, mais l’ouverture à tout un autre monde avec lequel entrer en conversation. C’est spécifiquement l’étude du shakuhachi qui a inspiré à Saariaho le travail sur les techniques étendues de la flûte traversière européenne et l’organisation de son œuvre Laconisme de l’aile pour flûte solo (1982), où la tension entre les notes jouées et les sons parlés et bruités formaient les prémices de la théorisation de l’axe son-bruit.

On pourrait en dire autant, bien sûr, de toutes les techniques instrumentales et vocales étendues : ce sont les traditions extra-européennes, et en particulier est-asiatiques, qui inspirent chez Saariaho comme chez beaucoup d’autres l’exploration élargie des sonorités des instruments à cordes, et l’élargissement de l’instrumentarium percussif, dont une grande partie provient de l’Asie de l’Est.

Ici il convient cependant à mon sens de faire une distinction importante : certaines sonorités et certains instruments ont d’abord été intégrés justement pour leur saveur exotique et pour signifier l’Asie ; et pour certains compositeurs, qui avaient en soi des motivations ouvertes similaires à celles de Saariaho, comme Karlheinz Stockhausen ou Giacinto Scelsi, les possibilités microtonales ouvertes par les techniques de jeu inspirées de l’Asie, même pleinement intégrées dans un vocabulaire relevant du modernisme européen, sont restées chargées d’une référence culturelle aux traditions mystiques et un désir d’en imiter l’esprit. Chez Saariaho, la situation n’est pas aussi simple, ne serait-ce que parce qu’elle rejetait la rhétorique spirituelle qui étaient celles de Stockhausen ou de Scelsi et ses prétentions au « rituel », mais aussi parce que les références explicites à l’Asie dans son œuvre se comptent sur les doigts d’une main, tandis que les techniques étendues qui proviennent de son intérêt pour la musique est-asiatique baignent l’intégralité de son œuvre de compositrice.

III-b. Les œuvres « japonaises » de Saariaho

Je voudrais donc me pencher sur ces quelques œuvres où la référence est explicite.

La première d’entre elles, Six Japanese Gardens (1993-1995), est référentielle à de nombreux niveaux : par son titre et le titre de ses parties, qui renvoient à différents jardins situés dans des temples Zen de Kyoto ; par sa nature d’œuvre pour percussion solo, qui rend hommage dans son instrumentation au plus important legs organologique que l’Asie de l’Est ait fait à la musique mondiale ; et enfin par son électronique qui, fait unique dans l’œuvre de Saariaho, contient sous la forme d’échantillons de la musique qu’elle n’a pas créée elle-même, en l’occurrence des chants bouddhistes japonais. Cette sur-référentialité (relativement au reste de son catalogue) s’explique par le fait qu’il s’agit de la seule œuvre écrite lors d’un séjour prolongé en Asie, à l’occasion d’une résidence à Tokyo et donc au contact direct de la culture en question.

À ma connaissance, la recherche académique ne s’est pas jusqu’ici intéressée de plus près à ces citations de chants bouddhistes. Il s’agit de deux extraits de chant shômyô de moines de la secte Shingon11 : dans le premier mouvement, on entend se fondre dans le paysage sonore une vocalise issue d’une louange à Bouddha, ralentie, filtrée et mélangée à des sons de percussions et de criquets. Dans les mouvements 2 et 4 apparaît une citation plus conséquente, tirée de la récitation rythmique du soutra Rishukyô 理趣経. La première fois, le sample apparaît presque dans son état originel, la seconde fois lourdement transformé dans un registre grave qui lui donne une qualité anhumaine. Pour le dire simplement, l’humain disparaît dans le bruit dont il n’est qu’une fraction.

Le matériau cité est tellement transformé et monté, et constamment mélangé à d’autres événements sonores dans l’électronique et l’interprétation live, que l’on peut se demander s’il constitue à proprement parler une citation, dans la mesure où il est à peine reconnaissable et possède peu de valeur sémantique. Sur ce dernier point, on peut remarquer qu’il s’agit d’un soutra ésotérique, qui n’est pas dans son contexte original censé être compréhensible du public non-initié : on prête des vertus spirituelles voire surnaturelles au simple fait d’assister à la récitation du Rishukyô sans le comprendre. En ce sens, on peut dire que la manière dont Saariaho utilise ce chant est respectueuse de son caractère sacré – mais seuls les héritiers de la tradition Shingon sauraient se faire les juges de ce respect et de l’interprétation artistique que propose Saariaho.

Ici il me semble surtout important de souligner que le shômyô s’ajoute à la palette des techniques musicales est-asiatiques inspiratrices, car il s’agit typiquement d’un unisson choral qui ne cherche pas le son pur, mais qui produit une harmonie riche par la superposition de voix différentes chantant les mêmes notes. Le shômyô est en outre un modèle formel pour l’ensemble de la pièce, dans la mesure où l’électronique en transfère en direct deux qualités au jeu du percussionniste : l’harmonie enrichie par la microtonalité (deux harmonizers transposent la note jouée un quart de ton au-dessus et en-dessous12) et la réverbération qui produit un certain mélange des différentes composantes sonores.


J’insiste encore une fois sur la dénomination « est-asiatique », car même si le Shingon shômyo est une tradition spécifique et vivante, il s’inscrit dans la grande histoire des pratiques de récitation bouddhistes qui sont arrivées au Japon via la Chine et la Corée – le Rishukyô en porte la trace, étant une récitation non en japonais mais en « prononciation sinisante » (kan-on) de la traduction chinoise du soutra en question. De même, les percussions choisies par Saariaho (ou non-choisies, puisque pour certaines la compositrice spécifie le matériau mais non l’instrument) n’essaient pas d’imiter les pratiques rituelles japonaises. Elle évite certes certaines sonorités qui paraîtraient entièrement exogènes, comme celles des percussions à clavier, mais il serait plus juste de dire que l’œuvre se construit à l’interface entre les traditions musicales – tout en admettant le postulat de Saariaho cité plus haut, à savoir qu’elle ne prétend pas écrire autre chose que de la « musique occidentale ».

La même chose peut être dite au sujet de l’autre œuvre « japonaise » majeure de Saariaho, l’opéra Only the Sound Remains (2015). Celui-ci est l’adaptation de deux pièces de théâtre nô, « arrangées » un siècle plus tôt en anglais par le poète Ezra Pound à partir des traductions réalisées au Japon par le savant Ernest Fenollosa. Je passerai rapidement sur cette œuvre, qui constitue une démarche interculturelle à part entière que j’ai évoquée ailleurs, y compris dans le cadre de la mise en scène que j’en ai réalisée au Japon13 : on y retrouve plus encore que dans Six Japanese Gardens le désir de réinterpréter le matériau d’origine en évitant la citation directe. Aucun élément vocal ou instrumental de nô n’est directement utilisé, et pourtant les souvenirs du nô sont omniprésents, traduits et transformés comme le texte lui-même. L’instrumentation est encore plus ouvertement mixte : une flûtiste jouant des quatre tessitures de flûte européenne, un kantele (cithare finlandaise qui peut être considérée cousine du koto japonais), un set de percussions (qui cette fois mélange percussions est-asiatiques et percussions à clavier), un quatuor à cordes, deux voix lyriques, et un quatuor vocal. Fonctionnellement ces éléments évoquent ceux du nôgaku 能楽, leur sonorité semble parfois s’en rapprocher, et pourtant nous sommes clairement dans un univers musical singulier, celui de Saariaho.14

La formule biblique pour désigner une telle approche serait : imiter l’esprit plutôt que la lettre. Il importe de se demander ce qu’est l’esprit en question. Après tout, cette adaptation ne nie pas un des aspects important des pièces de théâtre nô, qui est leur nature de fables bouddhistes, présentant une morale bouddhiste et mettant en scène des rites et chants de nature religieuse. Dans une œuvre de chambre dérivée de l’opéra, Saariaho souligne même cet aspect : Light Still and Moving (2016), qui reprend et développe les matériaux des parties de flûte(s) et de kantele, affiche en titres de ses deux premiers mouvements « Daibutsu » et « Engaku-ji », deux hauts lieux du bouddhisme japonais (des sectes Kegon et Zen respectivement).15

Je crois que ces titres nous fournissent le principal élément de réponse : comme dans Six Japanese Gardens, ils font signe vers des lieux patrimoniaux où le bouddhisme – dans ses différentes dénominations – a pris la forme d’une expérience esthétique. Les jardins japonais comme le nôgaku ou le shômyô sont des joyaux du patrimoine culturel de l’humanité dans leurs qualités esthétiques singulières. Ils ont en commun le bouddhisme, mais nous voyons bien que ce terme recouvre ici des options à la fois spirituelles et esthétiques fort éloignées les unes des autres. Je propose de considérer dans ce contexte le bouddhisme d’abord non comme phénomène religieux, mais comme vecteur de transmission et de création de pratiques culturelles.

Ce qui est à dire que, même si Saariaho s’est intéressée à différentes expressions artistiques est-asiatiques liées au bouddhisme, dont certaines ont des fonctions rituelles, l’élément central qui l’y intéresse n’est pas pour autant le contenu spirituel spécifiquement bouddhiste, et sa musique ne recherche pas à créer ou recréer des rituels.

III-c. Le cas Trois rivières

Pour explorer cette idée, je voudrais me pencher sur une œuvre dont nous parlerons tout à l’heure plus avant : Trois rivières, pour quatuor de percussions (ou percussion solo16) et électronique, qui est en quelque sorte la petite sœur de Six Japanese Gardens ; écrite quelques mois plus tard à l’automne 1993, elle reprend approximativement son instrumentation, certaines de ses idées formelles, et son inspiration est-asiatique. Sauf que nous ne sommes plus cette fois dans l’univers du bouddhisme japonais, mais dans la poésie de LI Bai 李白 (702-762). Cette œuvre, une des plus originales de Saariaho, est construite autour de l’idée que le ou les percussionniste(s) récite(nt) en jouant la traduction française par Louis Laloy d’un poème du maître de la poésie Tang, Yuèyè jiāng xíng 月夜江行 (« Nuit de lune sur le fleuve »).

En s’imaginant une œuvre musicale inspirée par ce poème, on pourrait s’attendre à un paysage sonore nocturne paisible et mélancolique. Trois rivières est pourtant tout le contraire, et nous offre quinze minutes de densité percussive ininterrompue. Le poème de LI Bai n’y est pas mis en musique, mais utilisé comme matériau.

L’œuvre est construite en trois mouvements enchaînés qui forment une arche symétrique, qu’encadre en quelque sorte le poème. Dans le premier mouvement, la première moitié du poème est dite, puis démantelée en mots individuels. Dans le mouvement central, qui est musicalement le plus dramatique, apparaissent des mots tirés de l’ensemble du poème, mais présentés dans un montage fragmentaire qui modifie voire masque leur signification, avant d’être entièrement pulvérisés en unités syllabiques asémantiques. Dans le troisième mouvement, enfin, le texte reprend forme petit à petit, et l’œuvre s’achève sur l’énonciation intelligible de la fin du poème.

On ne peut pas dire que ce traitement musical ne fasse aucun cas de la musicalité intrinsèque du poème original – par exemple ces mots redoublés : hàohào 浩浩… yōuyōu 悠悠… qui comme dans le poème de LI Qingzhao invitent aux jeux d’échos et de répétitions –, mais nous conviendrons je pense que la forme classique du poème ancien en cinq caractères (wǔ yán gǔshī 五言古詩) disparaît, et que c’est la forme musicale de Saariaho qui prend entièrement le pas, contrairement à ce qui se passait dans Jing. Pourtant, contrairement au soutra de Six Japanese Gardens, le texte apparaît dans son intégralité et même (au moins une fois) dans l’ordre.

Dans la comparaison avec Six Japanese Gardens, ce qui frappe c’est bien sûr l’absence de samples de quelque nature que ce soit (l’électronique consiste entièrement en traitements en temps réel) mais aussi, de manière connexe, l’absence de toute référentialité géographique ou religieuse. Ceci s’applique également au poème, dont le choix s’avère ici stratégique, quand on pense au nombre d’œuvres de LI Bai contenant des références à des lieux et des personnes spécifiques. Saariaho a choisi le poème le plus épuré, le plus nu. Quant aux référentiels sonores, ils sont pour ainsi dire inexistants : aucune source musicale n’est discernable ou avérée, pas même un effet exotisant ; le tamtam de Saariaho n’est pas celui de Gustav Mahler dans Le Chant de la terre Même si le texte et le choix de percussions renvoie vers l’Asie, ces mêmes éléments qui sont au centre de la pièce – le texte comme matière sonore et les percussions à hauteurs indéterminées – sont aussi précisément deux ingrédients emblématiques de l’introduction par Saariaho du bruit dans sa musique.

Je voudrais formuler ici une double hypothèse : d’une part, les références culturelles explicites d’autres œuvres sur-déterminent leur lecture sémantique, et l’absence de ces éléments dans Trois rivières nous permet d’atteindre par soustraction au cœur de l’inspiration est-asiatique de Kaija Saariaho ; d’autre part, cette inspiration se laisse décrire au mieux par la référence (absente) à la tradition taoïste.

IV. Le bruit du ciel

Je parle de « référence absente » parce que si le lien est rétrospectivement évident du fait du propre taoïsme de LI Bai, je sais par mes conversations avec elle que Kaija Saariaho n’avait pas connaissance du bagage intellectuel du poète, et était elle-même peu versée dans les grands textes du taoïsme. C’est donc un rapprochement dont je prends la responsabilité. Je dois par ailleurs préciser que je ne parle pas ici de la religion taoïste en général, avec son panthéon et ses pratiques rituelles, médicinales, divinatoires et alchimiques, mais de manière plus restreinte de la pensée philosophique à l’œuvre dans le Laozi 老子 et surtout le Zhuangzi 庄子. Pour être tout à fait exact, je parlerai spécifiquement de la pensée du Zhuangzi et de ses lecteurs17.

Pour autant, l’influence de ces écrits sur la culture est-asiatique dans les siècles qui ont suivi n’est pas hors de propos, considérant leur très large diffusion et infusion, et cette influence sous-tend mon interprétation. En effet, c’est le dialogue fructueux entre le bouddhisme ésotérique venu d’Inde et le taoïsme endogène à la Chine qui permet le développement du bouddhisme chán 禅, lequel ne cesse pas d’influencer en retour la pensée et les pratiques taoïstes. Quant au Japon, le développement des écoles Shingon et Zen résulte de transmissions directes de ces différents courants de pensée dans l’archipel nippon, aux 8e et 13e siècles respectivement. Sans nier aucun particularisme, il me semble important de prendre acte de ces continuités et transmissions culturelles.

Le poème « Nuit de lune sur le fleuve » n’illustre pas ce que l’on considère le plus communément comme la manifestation du taoïsme de LI Bai : sa désinvolture de sage-fou errant et son goût de l’ivresse. La mise en musique de Saariaho souligne en revanche certains traits peut-être encore plus fondamentaux : la sensorialité presque écrasante du poème, construite par la subjectivité exagérée d’un paysage qui se déploie selon le regard (et bientôt l’ouïe et l’odorat) du sujet lyrique, l’élément fluvial qui le tient ensemble et en même temps le fait avancer, et bien sûr ces images qui fournissent en quelque sorte leur poétique à la musique : le fleuve navigué qui se fait le miroir du « fleuve céleste » de la Voie lactée, et le double reflet trouble des nuages et des branchages dans l’eau.

Si je rattache ces tropes au Zhuangzi, c’est que sa sensorialité constitue une de ses originalités dans son contexte culturel d’origine, et en particulier au sein des Trois Enseignements chinois (sānjiào 三教) – les sens n’y sont pas seulement voués à la discipline prônée par le confucianisme, ou discrédités à la manière bouddhiste comme voiles illusoires recouvrant le néant, si je peux aussi sommairement résumer ces doctrines. Même quand il prône le scepticisme vis-à-vis des sens, comme vis-à-vis des doctrines d’ailleurs, le Zhuāngzǐ n’aspire pas au détachement d’avec le monde en dénonçant la vacuité des phénomènes (śūnyatā, ou en chinois kōng 空) : il est, ontologiquement, un réalisme qui accepte le monde, tout en prévenant de la difficulté de le connaître, et nous invite à connaître notre identité de nature avec lui. C’est ici qu’entre en jeu l’usage que fait le Zhuangzi de la notion traditionnelle de ciel (tiān 天, souvent traduit par « nature » dans son sens philosophique), qui dans le texte prend fréquemment le pas sur le concept de dào 道 en qualité de principe directeur. Le tiān forme un couple avec l’homme (rén 人) – ce que le sinologue Romain Graziani nomme un « coup de force conceptuel »18, dont la profondeur apparaît de manière transparente dans la tension qui relie les deux idéogrammes :

天 人

À savoir, l’homme contenu dans le ciel, ou l’homme obtenu par soustraction du ciel, signalant un rapport d’appartenance et de continuité donné à découvrir. Et contre cette (re)découverte travaille « la destruction de la nature et la dénaturation de l’homme provoquées par la technique et la pensée séparée », comme le glose le traducteur Jean Levi19, mettant en lumière des préoccupations qui ne sont pas étrangères à l’écologie formelle de Saariaho, qui ne saurait être réduite à son formalisme. La recherche, dans le Zhuangzi, des processus qui permettent à l’homme de rejoindre les mouvements du ciel, d’« entrer dans la Grande activité »20, correspond je crois assez bien au rapport qu’entretient Kaija Saariaho avec le sonore, et rejoint aussi le rôle attribué dans le Zhuangzi à la musique, qui comme pratique humaine n’est que la part audible de la grande musique inaudible du ciel. On y trouve l’écho à la maxime du Laozi, dà yīn xī shēng 大音希声, que l’on pourrait traduire : « La Musique est grande, mais le son est réduit. » Vous voyez certainement où je veux en venir : je me permets de proposer que le mot bruit, dans la signification polysémique qu’il prend notamment dans la musique de Kaija Saariaho, est sinon une traduction possible, du moins un miroir conceptuel du mot tiān 天 tel qu’il est employé dans le Zhuangzi.

Les possibilités ouvertes par ce rapprochement sont nombreuses, et me semblent propices à l’exploration aussi bien de la musique de Kaija Saariaho et de ses affinités avec les cultures est-asiatiques que des propositions du Zhuangzi. En attendant l’occasion d’approfondir ces sujets, posons quelques jalons de ce que ce rapprochement peut nous faire entrevoir d’une esthétique – dans le sens où le sinologue Pierre Ryckmans propose de lire le traité de peinture de Shí Tāo 石涛 (1641-1719) comme l’esthétique appliquée qui manque au Zhuangzi (par développement des mêmes prémices, et non simplement par simple mise en praxis d’une théorie).21

Là où il me semble utile de parler d’une sensibilité partagée, c’est notamment par l’usage de certaines images récurrentes. Celle du miroir est la première qui s’impose : dans le Zhuangzi, image idéale de l’esprit qui accueille les êtres sans se briser, parfaite transparence à la lumière22, mais aussi figure des symétries d’une pensée construite en oppositions ; chez Saariaho, leitmotiv qui l’accompagne tout au long de son œuvre, comme on l’a vu à la fois nommément et comme principe de construction musicale23.

Une autre image, qui se rapproche de notre réflexion sur le bruit, est le pǔ 朴, vertu de ce qui est brut, donnée en modèle.24 « Le sens originel du mot », nous dit encore Pierre Ryckmans, « est celui d’un bloc de bois brut, non taillé ; simplicité absolue, c’est-à-dire pure virtualité, contenant tous les possibles, sans s’être encore mutilée pour devenir l’expression limitée et spécialisée de l’un d’eux. »25 Cette qualité s’applique à un usage musical du bruit que nous avons déjà relevé chez Saariaho : l’apparition d’un son par soustraction de composantes présentes dans un bruit, comme une forme se révélant dans la brume. Cette figure est déclinée à travers son œuvre par le travail sur la densité, les effets de recouvrement et de filtrage de couches sonores superposées – d’abord formalisés grâce à l’analyse spectrale puis appliqués plus largement dans son travail d’orchestration acoustique – qui permettent un art sonore de l’érosion26. Anecdotiquement, on peut relever que Saariaho elle-même a usé d’une métaphore picturale pertinente aux arts asiatiques : le trait de pinceau qui révèle peu à peu le papier, modèle formel de son œuvre pour orchestre Verblendungen (1984), qu’elle reprendra souvent par la suite pour illustrer son esthétique.

Figure 7 de l’article « Timbre and Harmony » (1987)

Par esthétique, j’entends donc, vous le voyez, non seulement une façon de sentir, mais aussi une façon de faire sentir, qui ne se laisse pas résumer en quelques généralités. Elle s’incarne dans toute l’immensité d’un rapport au cosmos, d’une séparation douloureuse d’avec l’Un que l’on peut retrouver sous mille formes dans l’œuvre musical de Kaija Saariaho, qu’elle la convoque sous la forme de « l’organisation du vivant » à partir du bruit d’Henri Atlan, de la musique cosmique de Rûmî 27 ou du « feu véritable » subtil de la Sur-âme de Ralph Waldo Emerson. Mais c’est aussi bien le goût de construire des dualités et, dans le même mouvement, de les remettre en question en recherchant les ambivalences et les frontières ambiguës – le dàn 淡, qui est un goût autant qu’un principe esthétique et culinaire.28

Quelques mots de conclusion.

Ma proposition, vous l’aurez donc compris, aura été d’essayer de nommer quelques uns des traits d’une certaine sensibilité, dont la première formulation cohérente aura sans doute été le Zhuāngzǐ, et qui se sont diffusés largement dans les arts chinois et d’Asie de l’Est, historiquement mis en circulation et esthétisés au sein de différentes écoles bouddhistes.

Le second volet de mon postulat est que Kaija Saariaho n’a pas à proprement parler cherché une inspiration nouvelle dans les arts est-asiatiques : elle y a retrouvé une certaine sensibilité qui était la sienne, et elle y a trouvé, sous une forme artistique accomplie, des manières de donner voix à sa propre sensibilité, de mettre en œuvre(s) un art qui, quoique européen, a cherché à se libérer de certaines prémisses fondamentales de la pensée et de l’art occidental. Elle a trouvé, dans les arts de la Chine et du Japon, l’expression de cette sensibilité alternative, et les outils de sa traduction esthétique. En ce sens, sa rencontre avec les arts d’Asie aura joué un rôle majeur dans sa propre production artistique, et elle y aura trouvé une partie d’elle-même. Quand bien même, c’est maintenant le moment de le souligner, elle n’aura jamais elle-même été en Chine !

On peut à bon droit s’interroger sur la profondeur réelle d’un tel échange, à l’heure où se pose la question de la légitimité à trouver des « outils » dans d’autres cultures et des manières de le faire. Le rapport de Saariaho à l’Asie est profondément lié aux aléas de la réception érudite du 20e siècle29. Néanmoins, je crois qu’il a pris la forme de tout autre chose qu’un exotisme. Et tout en étant convaincu, dans ma propre pratique, des vertus d’une rencontre personnelle plus incarnée dans l’échange et la création interculturels, je dois dire que ces circulations difficiles, quelque part improbables qui ont, dans la Chine antique comme dans le 20e siècle globalisé, présidé à la rencontre de pensées et de sensibilités qui se cherchaient parfois sans le savoir, est une des grandes merveilles de notre humanité.

Ce qui importe, pour transposer l’image du Zhuāngzǐ, c’est de ne pas chercher dans l’Autre le miroir où l’on croit se reconnaître, mais d’être soi-même ce miroir qui se définit par les altérités qu’il réfléchit. On entend peut-être alors un peu mieux le grondement de ce grand bruit – « cette poussière qui me compose et qui vous parle ».

Aleksi Barrière, octobre 2025


1 Allusion est ici faite, dans l’ordre de citation, au complexe d’œuvres courant de La Dame à la licorne à L’Amour de loin (de 1993 à 2000), puis aux œuvres Circle Map (2011), Changing Light (2002), Château de l’âme (1995), Only the Sound Remains (2015), Oltra Mar (1999), Aile du songe (2001), True Fire (2014), Reconnaissance (2020), True Fire encore, et La Passion de Simone (2006).

2 Dans ses préfaces, Pertti Nieminen fait état des difficultés matérielles à se procurer les éditions des textes originaux du fait de la situation politique chinoise. Ces difficultés concernent non seulement la circulation d’ouvrages chinois (qu’il peut se procurer en partie auprès de relais à Hong Kong et au Japon) mais à l’absence de travail éditorial de langue chinoise sur la littérature classique dans le contexte de la Révolution culturelle. L’anthologie de la poésie de LI Bai par Nieminen (Taivaanrantaan pitkä matka: Li Pon runoutta, éd. Otava, 1992) sera au moment de sa publication la plus complète dans le monde, Chine comprise.

3 Ce premier catalogue exhaustif des œuvres publiées et inédites de Saariaho, qui attribue à Jing le numéro KS 3, est à retrouver en ligne sur le site de la compositrice : https://saariaho.org/works.

4 Voir par exemple Clément Fabre, « Bruits de Chine », Socio-anthropologie, 41 | 2020.

5 L’importance de cette mouvance en Asie de l’Est et en Asie du Sud-Est est à noter.

6 Cf. Kaija Saariaho, « Timbre and Harmony: Inter­po­lations of Timbral Structures », Contem­porary Music Review 2 / 1, 1987, p. 93-133. Pour un bilan contextualisé de la recherche scientifique et artistique de Saariaho dans les années 1980 autour des concepts-clefs de modèle de résonance et d’interpolation, essentiels à notre propos, voir : Jean-Baptiste Barrière, « Kaija Saariaho and Musical Research at IRCAM » (Music & Literature, 5, sous la direction de Taylor Davis-Van Atta et Daniel Medin, 2014, p. 95-104).

7 Sur l’esthétique de Cage et notamment ses liens avec le bouddhisme zen, je renvoie à mon bref développement sur le sujet dans : Aleksi Barrière, « Notes on Multilingual Dramaturgy », 2021.

8 Dans sa version française originale : La Nouvelle Alliance. Métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1979.

9 On peut citer ici à l’excitation de modèles de résonance par des voix parlées dans l’électronique d’œuvres telles que Lonh (1996), Tag des Jahrs (2001) ou Écho ! (2007), ou bien sûr à l’émulation de ces effets dans la musique pour flûte de Saariaho impliquant du texte parlé dans le résonateur de l’instrument.

10 Raconté notamment dans son exposé, cité ci-après, « Taiteen merkityksestä » (2007) ; voir ma traduction française sous le titre « À propos de la signification de l’art », dans : Kaija Saariaho, Écrits sur la musique, éditions MF, 2013, p. 228-234.

11 J’ai reçu de l’aide dans l’identification de ces chants de la part de deux spécialistes, la chanteuse UEDA Junko et le moine et musicien SAITÔ Setsujô ; qu’ils en soient ici remerciés. L’origine exacte des samples, obtenus par Saariaho lors de sa résidence au Kunitachi College en 1993, n’a en revanche pas été établie.

12 Ce procédé, qui est essentiel par exemple au son de l’œuvre Petals pour violoncelle et électronique (1988), une des explorations les plus emblématiques par Saariaho des techniques étendues vers le bruit, a finalement été abandonné dans les mises à jour ultérieures de l’électronique de Six Japanese Gardens – non parce que l’effet en question n’était plus pertinent, mais parce qu’il s’est avéré suffisamment présent de par la nature même des percussions jouées live. (Ces précisions m’ont été données par Jean-Baptiste Barrière, co-créateur de l’électronique de Six Japanese Gardens et de la plupart des parties électroniques des œuvres de Kaija Saariaho.)

13 Le plus récemment dans : Aleksi Barrière, « Dialogues with Noh theatre – Experiences of a stage director », Finnish Music Quarterly, février 2024. Lien (10/2025).

14 Selon la formule lucide du critique Pierre Rigaudière : « … la compositrice avait développé une musique qui, bien qu’intégrant à un niveau profond certaines caractéristiques est-asiatiques, ne verse jamais dans un exotisme d’apparat. (…) Si l’Orient rencontre ici l’Occident, c’est plutôt sous l’égide de Victor Segalen, dans la dégustation d’une coprésence » (« Festival Musica : des figures et des lieux », Diapason, 20 septembre 2022).

15 Un dernier exemple que je ne développerai ici concerne une œuvre instrumentale, Oi kuu (1990) pour clarinette basse et violoncelle, dont le titre reprend la traduction par le poète Tuomas Anhava d’un tanka du moine de l’école Kegon, Myōe 明恵 (1173-1232), qui consiste en une atypique répétition : « Oh brillante brillante (…) brillante lune ». (Voir Tuomas Anhava, Oikukas tuuli, éd. Otava, 1970.) La signification artistique de ce poème, et son lien avec la religion de son auteur, a été abondamment commentée, dont de manière célèbre par l’écrivain KAWABATA Yasunari, dans son discours de réception du prix Nobel de littérature en 1968. Sur la manière dont Saariaho accède aux contenus philosophiques et spirituels par le biais de leur expression esthétique, je renvoie à la suite du présent développement.

16 La version solo, réalisée en 2001 sous le titre Trois rivières : Delta, reprend exactement le même matériau, sauf que le percussionniste en pré-enregistre une partie, de manière à jouer « en quatuor » avec lui-même.

17 Étant bien entendu que le livre que nous appelons aujourd’hui le Zhuangzi est en lui-même une lecture (notamment une lecture-expansion, dans ses chapitres dits « extérieurs » et « divers », des chapitres dits « intérieurs », généralement considérés comme le noyau historique du texte). A.C. Graham va jusqu’à affirmer que maître Zhuang « n’a jamais su » qu’il était taoïste (Disputers of the Tao: philosophical argument in ancient China, Open Court Publishing, 1989).

18 Il développe : « Le Ciel et l’Homme, c’est peut-être là l’intuition centrale de Tchouang-tseu, la plus fondamentale, parce qu’elle exprime le fondement double de la vie humaine. Cette distinction est le point de départ et l’un des ressorts les plus dynamiques dans le mouvement de son œuvre, l’une des lignes de force les plus saillantes dans le développement de sa pensée. Par cette distinction, il cristallise l’ensemble des problèmes et des enjeux formulés au fil de ses chapitres (…) » dans : Romain Graziani, Fictions philosophiques du « Tchouang-tseu », Paris, Gallimard, 2006, p. 36.

19 Les Œuvres de Maître Tchouang, traduction de Jean Levi, éd. L’Encyclopédie des Nuisances, 2006/2010.

20 C’est ainsi que Jean-François Billeter traduit dào dans le passage qui précisément concerne les effets de la musique (chapitre 天運) dans : Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu, éd. Allia, 2002/2010, p. 126.

21 « Ce que nous connaissons de la pensée taoïste à travers les textes de Lao Zi et Zhuang Zi représente dans une large mesure l’application de cette pensée au problème de la Politique ; l’essai de Shi Tao, lui, pourrait être considéré comme une autre application de ces mêmes prémices philosophiques fondamentales, mais dans le domaine de l’Art. » dans : Pierre Ryckmans, « Les propos sur la peinture de Shi Tao – Traduction et commentaire », Arts asiatiques, tome 14, 1966, p. 83.

22 Chapitre 應帝王.

23 Kaija Saariaho était intéressée par les symétries (et bien sûr les déviations dans leur mise à exécution) pour des raisons analogues à celles qui l’attiraient dans l’axe son-bruit : pour construire des formes musicales intuitivement perceptibles par l’auditeur. De Jing à l’une de nos dernières collaborations, le madrigal Reconnaissance (2020) construit sur l’opposition de la Terre et de Mars comme « deux miroirs rouillés qui se font face », les occurrences sont trop nombreuses pour être énumérées, mais l’on peut citer la petite pièce manifeste Mirrors pour flûte et violoncelle (1997), entièrement construite sur des rapports de symétrie selon plusieurs paramètres.

24 On pourrait aussi citer la référence à Hùndùn 混沌, « chaos » ou « tohu-bohu » originel dont procèdent les multiplicités du monde, qui a ses équivalents dans de nombreuses mythologies du bruit primordial.

25 Pierre Ryckmans, op. cit., p. 82.

26 Ces effets de transition sont explorés dans Six Japanese Gardens et Trois Rivières ; en guise d’équivalent orchestral plus complexe, on peut citer l’exemple contemporain d’Aer, le dernier mouvement du ballet Maa (1991) qui s’ouvre sur des accords assimilables à des clusters dont émergent par soustraction des accords développés en contenus mélodiques. Dans les percussions, la dualité est représentée par le tamtam et la grosse caisse d’une part, de l’autre les percussions à clavier et les crotales.

27 Dans Circle Map, l’électronique consiste en une voix lisant des poèmes de Rûmî en persan, lecture dont le bruit (consonnantique) excite des modèles de résonance pour produire une texture qui se fond avec celle de l’orchestre, de telle sorte que l’on perçoit l’inverse : une voix individuelle émergeant de la texture bruitée du monde. Sur cette œuvre, voir : Aleksi Barrière, « Resonating with the Universe » (2019), notes du CD 2402 du label BIS. 

28 François Jullien, qui y consacre un essai, propose de le traduire par fadeur. Cf. François Jullien, Éloge de la fadeur. À partir de la pensée et de l’esthétique en Chine. Paris, éd. Philippe Picquier, 1991.

29 Outre les cas brièvement évoqués de Pertti Nieminen et d’Ezra Pound, on pourrait relever celui de la traduction de LI Bai par Laloy, découverte par Saariaho dans le volume de Roger Caillois et Jean-Clarence Lambert Trésor de la poésie universelle (Gallimard/UNESCO, 1958, p. 708), emblématique de la forme de réception dont nous parlons.

THE CHILD [CHIOS 1822] by Victor Hugo

Victor Hugo’s poem L’ENFANT is a profound statement on the nature and generational impact of war, and also a nearly illegible exercise in pathos and Orientalism. I have attempted to make it readable today by translating it in the way I would freely mould spoken word, by retaining its melodic and bizarre qualities. This is about the massacre of Chios in 1822 and written in support of Greece’s struggle for independence, but it obviously reaches far beyond that context. I recommend reading it to the end in one sitting.


THE CHILD [CHIOS 1822]

The Turks were here. Ruin and bereavement everything.
Chios, the isle of wines, is now but a gloomy reef,
Chios, once shaded by luscious pergolas,
Chios, that used to reflect off the sea green woodlands,
Hillsides, palaces, and the occasional
Nightly chorus of dancing girls.

A desert everything. Not quite: behind a smokey wall
A blue-eyed child, a Greek child, is huddled up,
His head bent in humiliation;
His only shelter and support
A white hawthorn shrub, a flower like him
Forgotten in the rampage.

Poor child whose bare feet trample sharp rocks!
Woe is you! To wipe the tears off your eyes, blue
Like the heavens and the sea,
To spark again in those weathered skies
Even just a flare of joy and innocent mischief,
What wish could I grant you?

What might dispel the clouds of grief?
Should I bring you that special blue lily
They say is found around the canyons of Iran?
Or the fruit of the Tuba, a tree so tall
That it takes a galloping horse
A hundred years to escape its shade?

Might you trade me a smile for the marvelous woodland bird
Whose song is softer than the playing of the zurna
And stronger than the clanging of cymbals?
Do you want the bird, the fruit, or the flower, name one.
— What I want, said the Greek child, the blue-eyed child,
What I want is bullets and a gun.

June 1828 / October 2025

ÉMILIE IN THE PRISM – 4 fragments on an opera and its staging

ÉMILIE, Opera in Nine Scenes, by Amin Maalouf (libretto) and Kaija Saariaho (music).
New production premiered at Avanti! Suvisoitto Festival on June 26, 2025.

Pia Freund & Meeri Pulakka, sopranos
Ada Freund & Janne Marja-aho, dance and choreography
Sanni Antikainen, harpsichord
Avanti! Chamber Orchestra
Aliisa Neige Barrière, conductor

Aleksi Barrière, stage direction, dramaturgy, video
Étienne Exbrayat, set and lighting design
Timo Kurkikangas, sound design
Satu Muurinen, costume design
Teija Paananen, tayloring
Alisa Kaksonen, hair and makeup

Rehearsal pianists: Tiina Karakorpi, Elias Miettinen, Joel Papinoja

Production by Kokonainen/Musequal, Avanti! Chamber Orchestra, Dialogia -festivaali ry

Linda Suolahti, artistic curator, executive producer
Sera Syvänen, project coordinator
Anni Kallioniemi, media manager

Photo by Maarit Kytöharju

A Prism. Émilie du Châtelet (1706–1749) was many things, like all of us. Amin Maalouf and Kaija Saariaho sought to create as multilayered a portrait of her as possible, and to achieve this they chose the most multilayered art form, opera. Orchestra, solo harpsichord, singing voice, electronics to expand them, and the full possibilities of the stage: all come together in a performative form that speaks to the complexity of who that one person has been.

Émilie was many things indeed: a scientist, a writer, a harpsichordist, a singer, a mother of three, one man’s wife, another man’s partner and muse, the lover of a few others. She relished the pleasures of life as much as scientific and philosophical discussions, embracing the sensual and the cerebral with equal passion, both privately and as an author and scientist.

The opera Émilie does not attempt to tell everything about Émilie du Châtelet’s life, or lives. For just over an hour, we meet her in a critical state – pregnant, in love, at work, fearing death: her translation of Newton’s Principia Mathematica must be completed before she gives birth, her survival prospects being poor at the age of 42. The past fills the stage and coexists with the emotions of the present, hopeful visions of the future, and the unfolding of a scientific and translational process. As death approaches, all levels of Émilie’s life are present and in conflict. To flesh out this mental theatre, we have elected to divide the monodrama’s vocal line between two singers, representing Émilie in the present and at a younger age, who enter a dialogue. In addition, dancers appear as, respectively, a younger Émilie (indistinguishable from her imagination of her future daughter) and the men whose memory haunt her. The harpsichord player is another Émilie figure that bridges the operatic world of psychological drama and the choreographic world of raw emotions, archetypal situations, and abstract images.

In this staging, we aim to look at Émilie through a glowing prism. As an object, the prism was a source of fascination for both Émilie du Châtelet and Kaija Saariaho in two interconnected ways: as a scientific instrument that dissects visible reality to reveal its secrets, and as a source of endless aesthetic pleasure. Both Émilie and Kaija believed in science as an aesthetic experience – it is therefore no surprise that the prism proved to be an artifact of personal importance to them both. If there is something that we try to learn and pass on from the Age of Enlightenment in this performance, let it be the Rococo’s sensual interest in the mysteries of nature and the pleasures of good company, its fondness for iridescent surfaces and ever-transforming clouds.

Photo by Maarit Kytöharju

A Heroine or a Human Being. Émilie du Châtelet is not a hero(ine), and no such figure is to be found in any of Kaija Saariaho’s other operas either. Kaija was interested in the ambivalences that make up both the world of sounds and human life. She has herself explained how she had, at the beginning of her career, focused more on belonging to a world of men than on solidarity between women, in particular when it came to protecting younger female colleagues from problematic men and sharing opportunities with them. In the 2000s, her stance evolved into outspoken feminism. Émilie also tells of such a growth, one that is deeply rooted in the history of exceptional women.

Émilie du Châtelet was a trailblazer, but it must be acknowledged that she has defended the status of women by example alone. An example that has been a great inspiration to many. But does idolization truly serve any cause? “Pity the nation that needs heroes,” mumbles Bertolt Brecht’s Galileo, when realizing that he’d maybe rather not die for science after all. Real people – for instance Galileo Galilei and Émilie du Châtelet – are much more interesting than heroes, if only because real people – for instance us – have much more to learn from them.

All of Châtelet’s advocacy for equality was motivated by the furthering of her own scientific career; she never defended or assisted other female writers or scientists. Moreover, like most women of her class, Châtelet rarely even met her own children as they were growing up, and she didn’t support her daughter’s potential intellectual achievements. She did provide her son Florent-Louis with a home education befitting his status, but her first-born Gabrielle-Pauline spent her adolescence in a convent, awaiting the marriage her mother would eventually arrange. In her youth, Gabrielle-Pauline was reported to be curious and studious, but from the onset her life was scripted to be limited to the most traditional courtly role. To Florent-Louis, Émilie dedicated her textbook Institutions de physique, hoping that it would “inspire in him love of science and desire to develop his intellect.” Florent-Louis, however, had no taste for science. He later became a marshal and a diplomat, and until the very end embodied the old world to which his family belonged – during the French Revolution, his life ended under the blade of the guillotine. What Gabrielle-Pauline’s life might have been like, had she had a similar upbringing, we will never know.

Photo by Maarit Kytöharju

A Child. In the summer of 2008, Kaija Saariaho handed me Amin Maalouf’s libretto draft, then titled Émilie: The Last Letter. The entirety of the text was one long letter written by Émilie du Châtelet to her lover Saint-Lambert, and the form felt somewhat stiff. My own career as a librettist and theatre-maker was in its very early stages, but I ventured to give feedback on two points: there could be more recipients, including Émilie’s unborn child, and the use of different languages could also be more varied. The multilingualism was developed further – yet the question of taking it to the next level kept haunting Kaija and myself, and it was only years later that we brought to life our vision of a thoroughly multilingual opera: Innocence. In retrospect, the most important insight I had to offer was instead the idea that Émilie du Châtelet’s pregnancy perhaps also meant something else to her than impending death: the possibility of another future. Although she had not cared about the matter earlier in her life, she might have, in the critical moment depicted in the opera, with deeper life experience, considered everything that she could pass on to a potential daughter, and what the life of the next generation(s) of women might look like.

This possibility remains a question mark: Émilie died in childbirth, and her daughter Adélaïde died an infant a year and a half after her mother. But the hope contained in every new life is one that each generation rekindles – the hope for a somewhat better life and world, to which we too might still contribute. What else could be the point of creating such works as this? In addition to the prism metaphor, my early insight concerning this child motive’s importance grew into this staging’s central idea.

Émilie tells of an age dominated by individualism and rigid class structures, but it also allows us to dream of a future that makes different choices, first and foremost choices of solidarity. As a musical score, it proposes something even more important: an actual enactment of this ideal, by bringing together the diverse constellation of performers that is present in this performance, each one of them a soloist. Women of many disciplines and generations, who, at the highest level, allow us to experience what Émilie has been and what all the Adélaïdes of the world might be, if given the chance.

A Woman. In 1736, upon hearing of a forthcoming opera by a composer known to posterity only as Mademoiselle Duval, Voltaire wrote to a (male) friend of his: “I would be delighted at the success of an opera composed by a woman. It would prove that women can achieve everything we can.” Voltaire supported Émilie du Châtelet’s achievements throughout his life, and posthumously published her Newton translations, but in the realm of opera he was not to see his hopes fulfilled. It was only much later – three hundred years after Émilie du Châtelet’s birth – that a woman achieved universal success in the field of opera and entered the canon. It has been a privilege to be there when it finally happened.

June 2025
Programme note translated from the Finnish original.

Photo by Maarit Kytöharju

NOTES ON THE LIBRETTIST AS MUSIC-MAKER

“The writing of words is already the writing of sounds, the writing of a text is already the outlining of structures: the librettist participates in the work that the composer is used to doing alone, it is therefore a delicate position that necessarily requires trust.”

Kaija Saariaho about Reconnaissance, 2021

I see a certain type of handiwork and craftsmanship being neglected in the way a lot of opera librettos / sung texts are conceived, and believe it would be useful to get a little nerdy about this. Sung text doesn’t work exactly like printed or spoken text, and it’s also not an inferior use of words simply because it is destined to music – on the opposite, it has to satisfy the normal needs one would assign to text in a literary and theatrical context and also serve a musical purpose. Since the ways in which a libretto does the latter are poorly documented and discussed, I want to talk a little about this aspect specifically. I have shared in other texts thoughts on the more dramaturgical dimensions of opera and libretto-making, and will focus here on something more technical and apparently much smaller, but equally important.

The libretto forms a musical work’s first musical material, and it is actually a tremendous delegation of responsibility from the composer to let someone else make decisions about forms and sounds that they normally develop themselves. This is true even in those extreme cases where the text is entirely dismantled in the process of setting. However in operas this is usually not the case: the prosodic and phonetic qualities of the text are the backbone of the rest, and essentially all the phonetic material is provided to the composer by the librettist. There would be a lot to say about the librettist as a storyteller, dramaturge, and inventor of forms, and again these are topics I address in other contexts, but today I will speak specifically about sung text craftsmanship, and take the example of the opera INNOCENCE, which is great to illustrate this point, as after collective work on dramaturgy and the macro-form, my personal focus on that project was on creating singable text.

In the making of INNOCENCE, it was formative for me to be able to focus intensely on this part of libretto-making. When they are set to music, written words are inflated with literal air – the smallest details become oversized and the effects they produce (good or bad) amplified. As with the other levels of a libretto that bear responsibility in the end result on a musical level, if no attention is being given to the musical nature of text itself, the composer will be trapped with elements that are difficult to use and that trigger few musical inventions.

THE INNOCENCE PROCESS. INNOCENCE (premiered in 2021) was conceived within a three-way collaboration with composer Kaija Saariaho and writer Sofi Oksanen that started in 2013. After we had made joint decisions about form, voice types, and storyline, Sofi wrote the entire script for the opera, complete with dialogues and stage directions, in Finnish. I was then tasked with creating the final libretto that Kaija would compose and that the singers would sing, in nine languages (which we selected among others on the basis that I had at least minimal notions of them). About 4% of the Finnish text was used in its original form.

The main languages – English, French, German, Spanish – I translated myself and had native speakers proofread. For the languages I didn’t know as well – Czech, Swedish, Greek, Romanian – I proceeded the other way around, asking native speakers to produce a first draft that I then reworked. All of this entails fascinating topics from the perspective of translation alone, including the unusual situation that the Finnish original would disappear and never be accessible to the audience, the new ‘original’ being whatever was being sung (in the following I will quote Sofi’s unpublished original Finnish text only to make my process clearer). Both dramaturgically and musically, the creation of the multilingual text was then not bound to the usual translational standard, where one is aware that one reads an imperfect rendering of an original, but had the responsibility of being the definitive text. Once I started creating the libretto and we agreed with Sofi on the meaning of each sentence, and who the characters had become in their knew languages, I took over the last stage of the libretto-making process, which as a whole is normally concentrated in one individual: the creation of the sung material, and later its discussion and tweaking with the composer throughout the composition process (which in this case spanned the entire years 2016-2018, not including proof-readings), and its correction in rehearsals with the help of the performers. Most of the things we worked on with the performers were not translational matters, but rather ways to make the sentences both sound better to their ears (as they were native speakers of the languages they performed) and sit better prosodically. This is the crux once the form and script are established: how can a text work best, as sounding material and dramaturgy of sounds, for the composer, performers, and ultimately audience?

One first example of this: surprisingly, given the apparent simplicity of the sentence, it took us many tries, first with composer Carlos Pérez Tabares with whom I reworked the first version of the Spanish text, then with tenor Camilo Delgado Diaz who premiered the role, to make a functional version of Jerónimo’s line:

(…) naapuri tuijotti minua
kuin en olisi saanut tehdä mitään,
mitä olisin tehnyt normaalisti. 

> (…) el vecino me miró
como si no debiera estar haciendo
lo que normalmente habría hecho.

In addition to the phonetically favorable features of the Spanish language, the prosodic solutions illustrate some of the issues I would like to single out in the following.

CUSTOMARY WISDOM AND BEYOND. Although operatic text and music are no longer as constricted by set forms as in earlier stages of their shared history, there are some customary rules about creating any sung text: constructing rhythms that are interesting to build on, that help build a sense of acceleration, deceleration or stability; avoiding long words and sentences that become clunky when dilated into singing lines; dispensing with consonant clusters and other tongue-twisters, unwanted alliterations; favoring open syllables, especially for text meant to be sung in the high register, etc. Of course, like all rules, these are meant to be bent. But being aware of them makes their breaking more potent. Besides, the point of a libretto is not to be transparently coated in music – it can also fight for its own autonomy, remind of its own presence as text. Such is the power of unexpected word choices and syntactic solutions, alliterations and wordplays. Without going that far, by standard rules a sentence like the Bridegroom’s

They would give me an incriminating look.

is less than ideal to sing, with all its nasal consonants and closed vocals (to make matters worse it also turned out to be composed loud, fast, and high), but the sheer lingering and insistent expressivity of the word ‘incriminating’ makes it worth it.

The fact is that every language provides its own expressive solutions, that are not naturally present in others, and in INNOCENCE it was a delight to work with this. For instance the various German voiceless fricatives, of which Kaija made abundant expressive use in her setting of the character of Anton:

Sinä aamuna heräsin pahoinvointisena (…)

> An jenem Morgen fühlte ich mich schlecht (…)

Or

Ampuja ampui häntä vatsaan.

> Der Schütze, der Schütze schoss ihm in den Bauch.
[Repetition added during the composition process.]

This was something that excited us in particular with the Czech language, as Leoš Janáček’s work on natural prosody was one of our foundational sources of inspiration. The expressive qualities of Czech never disappoint, and the character of Markéta makes full use of the crammed violence of the word mrtvá (dead). But when with translator Linda Dušková we proposed the following tongue-twister for the climactic Scene 24, Kaija had to politely decline after her first attempt at setting it:

Ten střelec mě střelil do srdce.

We came to think that the hissing alliteration of the English would be sufficient:

The shooter shot me in the heart. 

SYNTAX AND PROSODY. I have generally built the multilingual text upon the contrasted syntactic structures crafted by Sofi in Finnish, most of which are easily transposable from one language to another: long/poised vs. short/percussive sentences, anaphoric repetitions that underline a rhythm, or the messiness of a confused character’s run-on sentence. Sofi took it to heart to constantly question whether there was too much text and made it a personal challenge to chisel the text into its most concentrated and efficient form. This was the necessary groundwork for the next step: to create the multilingual text that would actually be suitable and inspiring for the composer and performers.

Prosodically the performable text was not meant to mimic the Finnish, and in a way Kaija’s wish was the very opposite: she wanted to be able to capture the prosodic idiosyncrasies of each of the many languages to use them as musical material. Trying to transpose the Finnish strictly would therefore have been counterproductive; each language had to appear in a natural, if stylized, guise. However this doesn’t mean that one simply has to go for the ‘default’ form of a sentence in any given language. Specific length and stress patterns are always a way to invite a certain type of music. In the fragile final utterance of the Father-In-Law in Scene 14, the proposed sentence was very natural in a colloquial sense, and would have worked perfectly as spoken text, with its hushing and slightly macho quality:

Anna kun vien sinut kotiin.
[syllable-length pattern: — u / u — / u — / u —]

In tone and rhythm, in English it could be something like: Come now, I’ll take you home. But I  liked the possible nuance of begging (from someone who really wants the other person to not ruin the party she crashed), and in line with this also found that a gasping rhythm would be more effective for the sung text, while additionally cleaning up the colloquial turn of phrase:

Please let me drive you home.
[stress pattern: — / — u / — u / —]

Kaija seized the opportunity and used the heavy prosody, weighed further down by its trochaic pattern, to compose the sentence as a painstaking descending line spanning almost two octaves.

In general, any syntactic feature is amplified by its musical setting, and therefore needs at the very least to provide the composer with interesting options.

An additional observable artifact is that, even without a traditional prosodic structure, the endings of sentences tend to be automatically endowed with more weight than in another context. This effect can be utilized in various ways, for instance to balance the perceived stress pattern of a sentence. By default, a sung sentence often seems to work better when ending on the word most deserving to be stressed:

… paikassa, jonne kuka tahansa olisi voinut tulla.
> … un sitio donde pueda entrar cualquiera.

Esikoiseni oli myös lapsena kuin enkeli.
> My firstborn was also like an angel as a child.

Ne harvat, jotka meillä kävivät,
halusivat vain kuulla,
miten tutkinta etenee (…)
> The few who would visit us
only wanted to hear
about the investigation (…)

… että joutuisin häihin hänen tilalleen.
> … that I would replace her at a wedding.

In this last case, the reworking is a little deeper, removing the interesting double meaning of joutua, which has the connotation of both an obligation and of a certain sense of fate; the verb used in English is more factual, and more emphasis is put on the ominous ending. Kaija set this by detaching ‘at a wedding’ (sung softer) from the rest of the sentence, as if it had been preceded by an ellipsis, and by having these words repeated by the off-stage chorus like an echo chamber. (In this example, note also the removal of the Finnish assonance for a more intelligible result.)

VOCAL TECHNIQUES. One exciting feature of INNOCENCE is that, building on my experiences with hybrid forms in the field of contemporary music theatre, we decided early on that we would use different vocal techniques on the spectrum between speech and operatic singing, including folk singing. This was liberating for many reasons: in terms of script, it allowed for a larger quantity of text material, as not everything had to take into account the dilation of classical singing, in particular in its melismatic Saariaho version; in terms of music, it widened Kaija’s palette considerably, and favored stronger musical characterization of each person on stage; it also has widely enriched the fabric of each production, by calling for performers of different backgrounds and trainings. And in terms of the present discussion, although this is not the first thing that is usually underlined, the use of different techniques also expands vocal and prosodic possibilities on the libretto-level, which makes it more interesting for everyone.

Technically, even in a classical opera setting, a libretto should always take into account the voice type for which a character is intended, as the physiological and acoustic realities at play are implying different areas of strength in projection and formant alignment. However, like most things related to the musical dimensions of a libretto, this is usually left for the composer to deal with – most often with problematic results, since the foundations are unreliable. The vocal writing might then lean more into trying to salvage the result, rather than taking full advantage of the possibilities of any given voice. It turns out uncomfortable for the performer, and also generally doesn’t live up to the creative potential of the text/music collaboration.

In many projects I have tended to seek variety in vocal styles, not in order to avoid the specific limitations of operatic singing, but to have more dimensions to explore also in the musical component of the libretto itself, even if each voice comes with its own limitations matching its idiosyncratic strengths.

One inspiring example was the character of the Teacher, which was intended to sing in a form of Sprechgesang stretched through various extended vocal techniques. Kaija herself took a very open approach to the character, and for the first round of rehearsals composed the part with just basic rhythms and pitches, with the intent of crafting the vocal effects together with the singer Lucy Shelton. The character, an ex-teacher devoured by the guilt she feels over the rampage carried out by her former student, was thought of as a broken person – which vocally would not point towards the open projection characteristic of operatic singing. This subtraction (from an operatic perspective) is much more interesting when superimposed with an expansion of the vocal language in other directions. To create the material for this, I was first unsure about treat an utterance such as:

Outoudet hänen aineissaan
olivat olleet merkkejä,
jotka minun olisi pitänyt huomata.

The roundness of the diphthong-heavy first line and well-balanced rhythm of the whole, if transposed in English, could have fit a different character, especially one singing classically. So as opposed to some examples quoted earlier, there was an attraction to favor unbalanced rhythms that would suit the intended musical treatment, fast alternation of open and close vocals, and the normally odd accents of the z sounds piling up, breaking in the end into a transparent, sharply lucid regret:

Some peculiarities in his essays
[stress pattern: u — u u — u — / u u u —]
had been signs
[u — —]
I should have noticed.
[u — u — u]

An extreme last example of not writing for a normal singing voice would be the character of Iris, the perpetrator’s accomplice. We selected notated speech as a technique for the character, because we knew she needed to deliver a lot of information in a limited time in order to create the reveals in the last third of the piece; and to connect her with the Bridegroom, we chose French as her language of expression. This choice of French was interesting for a character who lives with repressed rage, as the absence of lexical stress allows for an extremely flat sound result with occasional eruptions. Kaija expanded this by composing the part as an alternation of a dilated and ‘airy’ form of Sprechgesang, notated with relative pitches, and of normal speech assumed to be a more fluid version of the same. For me this was an opportunity to work very differently than in the sung parts, leaning on the floating quality of French in the ways I would for spoken text in general, i.e. not putting stress on the end of sentences, favoring suspension with more fragmented syntax than in Finnish and by using feminine endings and closed and nasal sounds:

Sinä iltana äitini piti television kiinni 
ja kuvitteli varjelevansa minua uutisilta,
mutta minä luin niitä peiton alla puhelimesta.

> Ce soir-là maman n’a pas allumé la télévision,
elle croyait me protéger des reportages,
mais moi je lisais tout sur mon téléphone
en secret dans mon lit.

Everything that in a normal operatic setting is limiting about French – the lack of lexical stress, the nasals, the guttural r sound… – could be used to its full potential and become an expressive tool. This goes on to illustrate how, in terms of working with the musicality of text, INNOCENCE was something of a dream project, due to the variety of vocal techniques and languages, and how broad the resulting palette (for us) and experience (for the audience) could be.

CLOSING REMARKS. The reason some plays written to be spoken have become great opera librettos is that they were chosen by the composer also for their musical qualities: Maeterlinck’s Pelléas et Mélisande and Büchner’s Woyzeck, in addition to being great texts on their own right, contained the specific potential for the music (both in terms of vocal expression and the functional status of the orchestra) that Debussy and Berg wanted to create, and this made up for the fact that they were not conceived to be sung. Additionally, while the latter is true, these are texts that did beg difficult aesthetic questions as to how they should be spoken and staged, to which the music – a music that extended beyond what the playwrights might have imagined – could offer visionary solutions. These precedents should be humbling to any librettist: the text they provide should not compromise with their own standards, but should also be as helpful to the composer as an existing text that the composer would have themselves handpicked (a situation many composers find preferable), and yet challenge the composer in ways that cannot be entirely anticipated.

It takes more than a good story, good dialogue, and good music to make a compelling piece of music theatre. This commonplace axiom is usually followed by the acknowledgement that opera is storytelling and theatre by means of music. This cannot be emphasized enough, but should not be divorced from the fact that it is also music by means of words. It is time we gave more visibility to everything this can mean beyond old-fashioned platitudes, and explored in depth what the art of the librettist in all its dimensions: as a writer, as a key co-creator and artistic partner to the composer, but also as the artist whose medium is the invention of new intermedia forms suited for new narratives and experiences. This endeavor takes place on all levels of creation of a new piece, from the macro-form to syntactic and phonetic level decisions – decisions that are already music-making.

THE DIRECTOR AS CURATOR: Remembering Pierre Audi (1957-2025)

I wouldn’t first like to remember Pierre Audi as a visionary or a leader, despite all the works and collaborations he has brought into being. To me he was first and foremost a craftsman of modernism. You don’t often hear those words together in a field where a stage director can seemingly only be either a conservative drudge or a flamboyant and provocative innovator. Pierre worked tirelessly, with a deep-seated belief in the power of art and in particular the art of his time, keeping fiercely his own aesthetic line: a stylish visual dialect grounded in strong gestures and colors that took the black box as its canvas. His craftsmanship was so proverbial that he was routinely called in to replace a defecting director in one or the other top opera house; everyone knew he would come, do his thing, and do it with utter respect for the material. Rather than being resentful for not being the first or second choice, he chose to pride himself on the craftsmanship and expertise that made him ubiquitous. There are ungrateful parts in the work that need to be embraced to be transcended. The ‘advice’ he gave me a long time ago was sobering: “I cannot recommend a career as a stage director. It’s very difficult.”

We never spoke of opera. In inclination and biography, our starting points were similar in that we were originally more occupied with the modern than the classical, with the possibilities of new music theatre rather than the grand lyrical tradition, and fell in love with the potential of the big stage and the operatic form coming from that specific place. Despite becoming a full-blown opera director, he never stopped working with staunch minimalism, and the bold premise that there should be no such thing as business as usual: anything less than a great piece of music, a bright directorial vision, and whenever possible a strong input from a visual artist were ingredients that he considered had to all be procured individually and at the highest level. The fine line between directing and curating was at its thinnest with this man, and the acknowledgment that they form a spectrum has already been a lesson for those who have been following the path of interdisciplinarity as a fundamental guideline; at least it has for me, despite all the disagreements in content.

Audi has also been one of the few directors used to working with big resources who didn’t look down on doing smaller things, created with restricted means, in concert halls for instance, as opportunities to serve a piece, study it, give it a better chance in the ways that a director can, illuminating it with the means of theatre and design. I don’t believe he needed those gigs in any material sense, although his ‘mises en espace’ were also clever products for him to sell in a world with only that many big stages. It’s also that not everything needs to be on the big stage, and the director’s work doesn’t always need to be in focus. Range also is a marker of craftsmanship. Everyone knows he was also adept of the monumental and pharaonic, whenever applicable.

It is remarkable how many new works he brought to life, thanks to his deep-felt respect towards poets, playwrights, visual artists, and maybe first and foremost composers. Even more remarkable is how many opportunities he has offered to his own colleagues, and how extremely protective he then was of the projects he endorsed. He put his own name on the line for things that were often very far removed from his own aesthetics, that looked and felt very different from his own work. In that, although his directing work was his pride, his legacy is much more multifaceted than most directors’, because of his way of understanding curating as directing and vice versa.

He was a man of power, too, and as such a legitimate target for many forms of criticism. Despite all the caveats that are classical to an artist-manager, when everything’s said and done, we might agree to think that his strong convictions made him one of the better ones.

He could be tough and it is relentlessly intriguing how sensitive he was behind his poised façade, to the point of taking many things personally in his work relationships too. He could easily be rubbed the wrong way, and could just as easily take the matters of others to heart. It came as a surprise to me how important it was to him that we had buried our respective mothers in the same cemetery, a couple hundreds of meters apart.

My thoughts go to Pierre’s family and friends, and of course to the team in Aix that has to open in two months without their artistic leader, who has put so much effort in keeping the ship afloat in these difficult times.

NOTRE DÉSIR MORBIDE DE DISSOLUTION [billet d’humeur]

Dissoudre l’Assemblée, dissoudre les associations, il y a quelque chose d’étrange à ce que se multiplient à ce point ces procédures, certes depuis longtemps prévues par la loi, mais mobilisées ces derniers temps avec une frénésie particulière. Au-delà de la pertinence discutable de cibler aujourd’hui des associations telles que Urgence Palestine et Jeune Garde antifasciste, c’est l’efficacité générale du procédé qui est en cause, et l’impulsion qui guide l’utilisation d’un tel outil juridique placé entre les mains du pouvoir exécutif.

La capacité du gouvernement à dissoudre par simple décret administratif une association provient de la loi du 10 janvier 1936 (reprise dans l’article L212-1 du Code de la sécurité intérieure), originellement promulguée pour lutter contre les ligues factieuses et les milices d’extrême-droite. Elle a effectivement joué ce rôle depuis, mais pas exclusivement. Dès janvier 1937, elle a servi à prononcer la dissolution du mouvement indépendantiste algérien L’Étoile nord-africaine. À l’orée de la guerre, la même loi a servi contre les communistes. Au temps de la décolonisation, elle a été systématiquement instrumentalisée contre tous les indépendantismes. En juin 1968, elle fut employée massivement contre les groupes d’extrême-gauche. Et ainsi de suite : un tel outil, créé dans un but précis, en servira toujours immanquablement d’autres.

Depuis, l’esprit de ce dispositif, qui inscrit dans le droit un certain état d’urgence, s’est élargi à tout un arsenal qui, au nom par exemple de la lutte contre le terrorisme, donne aux pouvoirs publics des prérogatives exceptionnelles vis-à-vis des individus et des groupes, de droits fondamentaux tels que la liberté d’association et le respect de la vie privée. Les organisations d’extrême-droite constituent environ la moitié de leurs cibles. L’état d’exception permanent et les raccourcis qu’il autorise ne sont pas toujours totalitaires, mais ils institutionnalisent de fait une politique de crise, et les précédents historiques autant que notre expérience actuelle du temps médiatique montrent que l’accélération qu’ils produisent ne sert ni l’état de droit ni la clarté des débats.

Ne faut-il pas des dispositifs pour pouvoir lutter efficacement contre les organisations factieuses, leur capacité à se coordonner, se réunir et se financer grâce à la forme juridique de l’association ? Certainement, mais outre les abus, c’est justement cette question de l’efficacité qui interroge. Comment ne pas sentir, comme dans tout dispositif supposément d’exception, le vent de panique froide des années 30, le dérapage d’un pouvoir en faillite incapable d’enrayer la montée de la barbarie ? Veut-on se prévaloir d’un modèle qui non seulement n’a rien empêché, mais a de surcroît contribué à l’accélération de la violence, armé les institutions et préparé la soumission ?

Telle est la psychologie du désir de dissoudre, qui n’est pas lutter, déconstruire, démanteler, mais souhaiter que d’un geste un problème disparaisse, par une mesure radicale, à l’efficacité (et à la propreté) fantasmée, que justifieraient des circonstances indéfiniment exceptionnelles. C’est un topos qui hante l’imagerie de l’époque, telle qu’elle s’exprime dans les fictions dites de divertissement qui jouent de la fascination pour le pouvoir sous sa forme la plus cynique et violente. « Make it disappear », « Make it go away », ordonne le mâle alpha à son homme de main, spin doctor, conseiller de l’ombre ou autre barbouze. Autre cliché récurrent : celui consistant à faire disparaître un cadavre incriminant dans un bain d’acide, variation sur le motif fantasmatique du crime parfait. Les meilleures variantes sont bien sûr celles où la procédure échoue, où s’exhibe l’horreur de tissus qui résistent à la dissolution, où la violence se retourne contre ceux qui la pratiquent, ou encore où est mis en scène l’inévitable retour du refoulé, à l’occasion d’une canalisation engorgée qui fait remonter ce que l’on croyait avoir fait disparaître définitivement.

Le dramaturge Bertolt Brecht a peut-être le mieux senti ce désir aussi morbide qu’infantile dans son poème beau comme un tract « La Solution », dont le titre est à lire dans les deux sens du terme. Alors que l’insurrection ouvrière de juin 1953 est sévèrement réprimée par le gouvernement est-allemand, qui annonce que le peuple a perdu sa confiance, Brecht répond :

Ne serait-il alors
Pas plus simple que le gouvernement
Dissolve le peuple et
En élise un autre ?

Il est temps d’interroger notre panique et le désir forcené de dissolution qui en émane. Il est trop tard, dira-t-on, pour la voie lente, dialectique, pédagogique : nous sommes en guerre. Mais il n’est peut-être pas trop tard pour nous demander ce que, par ce à quoi nous consentons, nous sommes en train de devenir.

Breaking Bad, S1 E2, 2008

LOUANGE: ERIIKKA MAALISMAA (1980-2024)

“In theatres these days, they organize activist events where people can talk about, for example, the ecological catastrophe or the Palestinian genocide. I wish I could somehow understand why there is no room for any of that in musical venues and opera houses, but I guess I simply cannot. Or maybe I don’t want to believe that the people in my field are that clueless.

Ach yes of course, music is the universal language, it’s not political, and what about quality standards, the masterworks, cautious PR, music has no gender or skin color, this is the place where you get to enjoy a break from the world’s turmoil, what’s the big deal with orientalism anyway, why is it that you have to force diversity everywhere nowadays, you know, a big ship turns slowly.

I’m ashamed of how behind the times we are, of our own volition.”

Eriikka Maalismaa’s final public speech at the Wolf Festival, Helsinki, on November 13, 2024

There once was a violinist, ERIIKKA MAALISMAA, who in Finland and beyond was an inspiration to many in defining what musicianship is in the contemporary world. She created a career that felt like a curated whole, through initiatives and collaborations, and also by somehow consistently showing up in places where exciting music was being made. Versatility, independence, craftswomanship, but also character and humor are some of the words that have been used to describe her.

Our paths crossed a few times on stage, but the last occurrence will never stop being memorable to me: four months ago we did this show intertwining Davies’ Eight Songs for a Mad King and Messiaen’s Quartet for the End of Time, and so, as the former work demands, a rather important part of the ending was Eriikka’s violin being taken from her hands and violently smashed to pieces. But in this version, after everyone else had left the stage, Eriikka recovered/resurrected the broken violin to perform Messiaen’s final meditation on Jesus’ immortality, eight minutes of post-apocalyptic luminescence.

It felt like music could redeem something after all, and in that instant she was music incarnate. Theatrics were over, Eriikka stood in the dark and deserted church where this was taking place, and simply made us experience the power and timelessness of a floating, chiseled musical line over the discrete, grounding chords Kirill Kozlovski played on the piano.

This moment of bare artistry, that had the apparent lightness of ease and yet the kind of depth of expression that can only be earned, is the last thing I heard Eriikka play. Hopefully, in the wake of her untimely passing, we will be treated with many recorded memories of her playing, and we should pass them on so everyone knows such a musician has existed. How odd, though, that there will not be more.

Kiitos Eriikka – osanottoni kaikille läheisillesi ja ystävillesi.

Eriikka Maalismaa and pianist Kirill Kozlovski in the performance The King is Dead! in August 2024.
Picture by Jori Grönroos.

VOILIERS FUYEZ À VOILES LÉGÈRES + LES EAUX MORTES d’Eeva-Liisa Manner

Ce sont deux livres en un : les deux derniers recueils de poèmes d’Eeva-Liisa Manner (1921-1995) dos à dos, joints par ce qu’il faut bien appeler un appareil. Recueils, pas tout à fait : ce sont vraiment des livres de poèmes que Manner écrivait, organisés par séries numérotées ou chapitres, et chacun aurait pu s’appeler comme le plus célèbre d’entre eux : Ce voyage. On n’a pas connu jusqu’ici ces livres en français, ni en aucune autre langue que le finnois : malgré l’anthologie proposée il y a trente ans exactement par Jean-Jacques Lamiche, c’est la première fois que se donnent à vivre deux d’entre eux, en l’occurrence VOILIERS FUYEZ À VOILES LÉGÈRES et LES EAUX MORTES, en langue « étrangère ». C’est une écriture qui dit je mais qui a autre chose à faire que de l’introspection, qui s’occupe de l’éclat des choses en marge d’un monde qui brûle, de ceux à qui nous empruntons ce monde (les fantômes et les enfants), et qui pose ensemble poésie et traduction comme des méthodes de déchiffrage et de solidarité.

Eeva-Liisa Manner : VOILIERS FUYEZ À VOILES LÉGÈRES + LES EAUX MORTES
Traduction du finnois et présentation par Aleksi Barrière
Éditions L’extrême contemporain, 2024
248 pages

Avec le soutien du CNL – Centre national du livre et FILI – Finnish Literature Exchange

Extrait de la postface du traducteur :

Nous sommes au pays de l’enfance, dans la forêt des pressentiments. Pas de roulis ici, pas de marées. Les vagues de l’Histoire n’y atteignent pas. C’est le domaine de l’eau stagnante, des lacs au-dessus desquels volètent en été quelques moustiques, de la neige qui fond et qui goutte en silence à la fin de l’hiver, de la brume et de sa trace discrète : un peu de condensation sur la vitre, le givre ou la rosée dans l’herbe. Le paysage est d’une densité impénétrable, puissance plutôt qu’acte, substance unique que les saisons font miroiter de mille modes. Le feu lui-même a l’odeur du bois mouillé, à vrai dire il est plutôt fumée que feu.

La poésie d’Eeva-Liisa Manner revient toujours à ce paysage, comme Manner y est toujours revenue elle-même. Malgré la tentation de mettre les voiles, de vivre ailleurs, de s’affronter au monde, de batailler les incendies dont les empires barrent le globe — malgré aussi le désir plus joyeux de connaître toutes les langues, d’apprendre tous les mythes, de tisser des liens de curiosité et de solidarité que concrétise son œuvre de traductrice. Sans attendre que les déflagrations continuées du XXe siècle nous y forcent, le décentrement est une exigence, une résistance contre les despotes les plus éclairés, contre la fausse rationalité productiviste de « l’Occident fatigué », son unilatéralité bornée, son monolinguisme. Il faut accueillir toutes les voix, ou du moins faire place à leurs échos.

Or cette tâche-là requiert le silence. Celui d’une page blanche où l’on se permet de ne poser que quelques mots, et de la traditionnelle cabane forestière ou lacustre qu’en finnois on appelle mökki. Il n’y a que là qu’on entend un peu les esprits grincer dans un arbre ou dans le plancher, dans le chant d’un oiseau qui résonne au fond d’un puits, dans l’ombre qui nous précède comme si elle nous connaissait mieux que nous ne nous connaissons : c’est nous qui lui emboîtons le pas. Les déglaciations dont personne n’a la mémoire ont sculpté les strates de ce paysage où nous cohabitons avec nos morts. Ceux-ci n’ont rien à nous apprendre — pas plus que le vent ou les dieux ils n’ont de sagesse ou de morale — mais ils nous rappellent que tout cela dépasse les piètres maîtres et possesseurs que nous sommes.

« … l’occultisme comme la poésie naissent de la source magique (infantile, archaïque, onirique) … » écrit Edgar Morin dans L’homme et la mort (1951), et Eeva-Liisa Manner a choisi la poésie. Elle n’a, dans sa patiente exploration, rien négligé de cette triple source de l’enfance, du mythe et du rêve. Elle a fait sonner un par un les mots usés comme son grand-père accordeur de pianos ses cordes, orpaillé les images tapies dans les eaux du quotidien troublées par les orages, sauvagement branché les unes aux autres les métaphores pour faire grincer les fantômes de la grande machine. La langue finnoise y aide, dans sa transparence qui par exemple dans le vocable unique puu ne distingue pas le bois de construction de l’arbre, comme si l’un continuait de respirer dans l’autre, et qui appelle le monde maailma, c’est-à-dire simplement « l’air-terre ». Les images hantent la langue commune, la plus ancienne surtout, celle qui désigne la nature : la fougère s’appelle sananjalka (pied-de-mot), le frêne tuhkapuu (arbre-à-cendre), la verveine rautayrtti (herbe-de-fer), l’engoulevent kehrääjä (fileur)… Un monde et un savoir perdus y persistent, naturellement métaphoriques, évidemment intraduisibles.

Ayant dit cela, on entend peut-être un peu mieux ce que sont les sous-titres des deux recueils ici présentés, « Thème et variations » et « Séries » : suggestions d’une méthode qui de la musique ne retient pas un exercice formel, mais la rigueur dans l’expérimentation. Herbiers, ces livres ne sont pourtant pas des anthologies, et nous recommandons, en première lecture du moins, d’en faire l’expérience dans l’ordre dans lequel chacun d’entre eux a été agencé : en auditeurs d’une musique qui charge le silence de ses accords successifs. Car la forme fragmentaire, réalisme de la perception et de la mémoire, est toujours tenue par la numérotation qui établit l’ordre des stations.

(…)

CONTRE L’ŒUVRE D’ART TOTALE de Heiner Goebbels

Les éditions de la Philharmonie publient la traduction par Aleksi Barrière et Isabelle Kranabetter des écrits du compositeur et metteur en scène allemand Heiner Goebbels : la plus vaste anthologie de ses textes, récapitulant plus de quarante ans de recherche artistique sur la manière dont les arts peuvent entrer en discussion lorsqu’on ne les impose pas les uns aux autres et au public. Il s’agit d’un véritable journal de travail informel, qui est aussi bien une chronique artistique des dernières décennies et un guide pour quiconque voudrait travailler les arts transversalement et ensemble par-delà le paradigme usé du Gesamtkunstwerk wagnérien, de l’œuvre d’art totale. Un portrait de l’artiste en anti-fasciste.

Heiner Goebbels : CONTRE L’ŒUVRE D’ART TOTALE
Textes établis et traduits de l’allemand par Aleksi Barrière & Isabelle Kranabetter
Éditions de la Philharmonie, Paris, 2024
432 pages

Extrait de l’avant-propos des traducteurs :

La présente anthologie a été conçue avec une double exigence : présenter pour la première fois au public francophone l’ensemble des textes dans lesquels Heiner Goebbels réfléchit sa pratique et, dans le même mouvement, proposer un parcours qui retrace l’aventure intellectuelle et artistique dont ils sont le témoignage.

On pourra donc au choix se reporter à tel texte, traitant d’un sujet ou d’un spectacle précis, ou aborder ce livre linéairement comme une réflexion continuée depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui : une recherche tenue mais ouverte, nourrie de lectures et de rencontres — avec des artistes ou avec des œuvres — qui n’ont de cesse de l’enrichir, y compris dans le moment de la transmission. Et de fait, cet « entretien infini » de Heiner Goebbels inclut et documente aussi les voix singulières de plusieurs générations de créateurs européens, et les questions qui les ont animés. (…)

La revendication de la séparation des éléments qui constituent un spectacle, leur autonomisation permettant leur libre dialogue devient, dans ce chapitre où se compile une sorte de journal des principales œuvres scéniques de Goebbels jusqu’à aujourd’hui, un principe directeur, qui l’amène à formuler une manière originale de construire des spectacles, de la dramaturgie à la musique en passant par les conditions mêmes de production et de collaboration. Contre l’opéra entendu comme fusion des arts se propose le Musiktheater, mot que nous traduisons ici par théâtre-musique pour affirmer la tension qui, chez Goebbels et plus largement dans la langue allemande, fait sa spécificité, mal rendue par le terme théâtre musical qui a par ailleurs sa propre tradition. (…)

Le dialogue mené par Goebbels entre les arts et les genres, pensé dans son éthique comme un éloge sans sentimentalisme de l’altérité et du déplacement, se poursuit à l’occasion de ce volume dans le dialogue entre deux langues, l’allemande et la française, qui dans la friction de la traduction se donnent productivement à réfléchir. Il se trouve que les spectacles de Goebbels n’ont pas seulement eu une riche histoire de production et de tournées en France, ayant souvent été construits en collaboration avec des artistes français : ils sont aussi, pour beaucoup, marqués par les cinéastes, philosophes et écrivains de langue française. En retour, le lecteur francophone trouvera ici matière à repenser ce qu’il croyait connaître, par l’éloignement du regard et la confrontation à l’histoire des arts des pays de langue allemande, tout en redécouvrant par ce pas de côté une tradition intellectuelle et artistique vivante que la proximité lui avait peut-être fait négliger.

Plus d’informations sur le site de l’éditeur.