On peut traduire des poèmes comme on les recopie dans un cahier : pour se les approprier. Jeune germaniste, se lancer à l’assaut des langues de Nietzsche et de Bachmann était une expédition, une aventure. Langues enivrantes des poètes-philosophes, pleines d’images fortes, parfois obscures, brillantes jusque dans leur méfiance vis-à-vis du langage lui-même et ses faux raccourcis dont il s’agira de se jouer. L’affect se fait concept et le concept se fait affect, en allemand plus qu’ailleurs, et plus que jamais dans le vitalisme singulier et l’indépendance farouche de ces deux-là. Entre eux, pourtant, le gouffre d’horreur qui les sépare dans l’Histoire. Dans les ruines d’après-guerre, l’affirmation de soi est devenue une indécence, l’oubli actif est impossible et aucune aurore ne se présente. Bachmann écrit le doute que Nietzsche suggère. Comme dans le même paysage, ils se répondent.
DER WANDRER
Es geht ein Wandrer durch die Nacht
mit gutem Schritt;
und krummes Tal und lange Höhn –
er nimmt sie mit.
Die Nacht ist schön –
er schreitet zu und steht nicht still,
weiß nicht, wohin sein Weg noch will.Da singt ein Vogel durch die Nacht:
« Ach Vogel, was hast du gemacht!
Was hemmst du meinen Sinn und Fuß
und gießest süßen Herz-Verdruß
ins Ohr mir, daß ich stehen muß
und lauschen muß —
Was lockst du mich mit Ton und Gruß? »-Der gute Vogel schweigt und spricht:
« Nein, Wandrer, nein! Dich lock’ ich nicht
mit dem Getön –
ein Weibchen lock’ ich von den Höh’n –
was geht’s dich an?
Allein ist mir die Nacht nicht schön –
was geht’s dich an?
Denn du sollst gehn
und nimmer, nimmer stille stehn!
Was stehst du noch?
Was tat mein Flötenlied dir an,
du Wandersmann? »Der gute Vogel schwieg und sann:
Was tat mein Flötenlied ihm an?
Was steht er noch? –
Der arme, arme Wandersmann! »Friedrich Nietzsche, 1876
LE VOYAGEUR
Un voyageur s’en va dans la nuit
à grands pas ;
la vallée courbe et les hauteurs qui s’étalent –
il les emporte avec lui.
La nuit est belle –
il marche et ne reste pas en place,
ne sait pas où sa route le conduira encore.
Alors un oiseau chante dans la nuit
« Eh l’oiseau, qu’as-tu fait !
Pourquoi entraves-tu mon esprit et mon pas,
et me verses un doux dépit amoureux
dans l’oreille, de sorte que je dois rester
et que je dois t’écouter – –
Pourquoi me séduis-tu par ta note et ton salut ? » –
L’oiseau généreux se tait et parle :
« Non, voyageur, non ! je ne te séduis pas
par ma mélodie –
c’est une petite femme que je séduis des hauteurs –
pourquoi le prends-tu pour toi ?
Dans la solitude la nuit n’est pas belle pour moi –
pourquoi le prends-tu pour toi ?
Car tu dois t’en aller
et ne jamais, jamais rester en place !
Pourquoi restes-tu encore là ?
Que t’a fait mon chant flûté,homme errant ? »
L’oiseau généreux se tut et pensa :
« Que lui a fait mon chant flûté ?
Pourquoi reste-t-il encore là ?
Le pauvre, pauvre homme errant ! »
[traduit avec Laurent Prost]
ENTFREMDUNG
In den Bäumen kann ich keine Bäume mehr sehen.
Die Äste haben nicht die Blätter, die sie in den Wind halten.
Die Früchte sind süß, aber ohne Liebe.
Sie sättigen nicht einmal.
Was soll nur werden?
Vor meinen Augen flieht der Wald,
vor meinem Ohr schließen die Vögel den Mund,
für mich wird keine Wiese zum Bett.
Ich bin satt vor der Zeit
und hungre nach ihr.
Was soll nur werden?Auf den Bergen werden nachts die Feuer brennen.
Soll ich mich aufmachen, mich allem wieder nähern?Ich kann in keinem Weg mehr einen Weg sehen.
Ingeborg Bachmann, 1948
ALIÉNATION
Je suis devenue incapable de voir des arbres dans les arbres.
Les branches n’ont pas les feuilles qu’elles agitent dans le vent.
Les fruits sont doux, mais sans amour.
Ils ne rassasient même pas.
Que va-t-il advenir ?
Sous mes yeux fuit la forêt,
à mes oreilles les oiseaux font silence,
aucune prairie ne sera un lit pour moi.
Je suis repue avant l’heure
et j’ai faim après.
Que va-t-il advenir ?
Sur les montagnes les feux brûleront la nuit.
Dois-je me dépouiller, me rapprocher de nouveau de tout ?
Je suis devenue incapable de voir un chemin en quelque chemin que ce soit.
DIE GESTUNDETE ZEIT
Es kommen härtere Tage.
Die auf Widerruf gestundete Zeit
wird sichtbar am Horizont.
Bald mußt du den Schuh schnüren
und die Hunde zurückjagen in die Marschhöfe.
Denn die Eingeweide der Fische
sind kalt geworden im Wind.
Ärmlich brennt das Licht der Lupinen.
Dein Blick spurt im Nebel:
die auf Widerruf gestundete Zeit
wird sichtbar am Horizont.Drüben versinkt dir die Geliebte im Sand,
er steigt um ihr wehendes Haar,
er fällt ihr ins Wort,
er befiehlt ihr zu schweigen,
er findet sie sterblich
und willig dem Abschied
nach jeder Umarmung.Sieh dich nicht um.
Schnür deinen Schuh.
Jag die Hunde zurück.
Wirf die Fische ins Meer.
Lösch die Lupinen!Es kommen härtere Tage.
Ingeborg Bachmann, 1953
LE TEMPS EN SURSIS
Des jours plus durs arrivent.
Le temps dont le sursis ne tenait qu’à un fil
devient visible à l’horizon.
Bientôt tu devras lacer ta chaussure
et renvoyer les chiens chez eux dans les fermes des marais.
Car les entrailles des poissons
ont refroidi dans le vent.
Chétive brûle la lumière des fleurs de lupins.
Ton regard écrit dans le brouillard :
le temps dont le sursis ne tenait qu’à un fil
devient visible à l’horizon.
De l’autre côté ta bien-aimée s’enfonce dans le sable,
il escalade ses cheveux ondoyants,
il lui coupe la parole,
il lui ordonne de se taire,
il la trouve mortelle
et consentante à l’adieu
après chaque étreinte.
Ne te retourne pas.
Lace ta chaussure.
Renvoie les chiens.
Jette les poissons à la mer.
Éteins les fleurs de lupins !
Des jours plus durs arrivent.