LISZT EN FRANCE : KONZERTETÜDE

Note de programme pour le concert de Secession Orchestra Liszt en France, conçu et dirigé par Clément Mao – Takacs, en novembre 2012.

« Je ne vis pas en moi-même, mais deviens
Une partie de ce qui m’entoure. »

(Citation du Childe Harold’s Pilgrimage de Byron,
placée par Liszt en épigraphe des Cloches de Genève)

Scène connue

Posons un tableau. Nous sommes en 1844. Dans un paysage italien au vert acidulé, si caractéristique des couleurs du cinéma des années 50, une roulotte cahote sur le chemin de Rome. Déformation romantique : malgré la taille apparemment modeste du véhicule, l’intérieur s’avère être un opulent salon bourgeois de style Biedermeier. Lola Montès, mélancoliquement étendue dans un lit en acajou parmi les coussins plantureux, parle de la fin de l’amour à son amant Franz Liszt qui pianote tristement sur son instrument. « La vie, pour moi, c’est le mouvement. » Il est temps pour eux de se séparer, de courir vers d’autres aventures, d’autres conquêtes. Le temps pour Liszt d’esquisser une imaginaire Valse d’adieu du bout de sa plume d’oie et de la déchirer, pour les amants de se retrouver dans une dernière étreinte, et les voilà qui se quittent au petit matin. Depuis son carrosse qui déjà s’ébranle, Liszt salue avec un sourire amer Lola, qui a ramassé les fragments de la Valse d’adieu : « Je vois que tu es fidèle… à ma musique. »

Cette image d’Épinal nous est offerte, avec un kitsch assumé et consommé, par Max Ophüls au début de Lola Montès (1955). Franz Liszt, le musicien des grands chemins, le virtuose irrésistible qui se nourrit exclusivement de beauté et d’amour, est ainsi promu au rang d’icône bourgeois-bohème avant l’heure.

Grands chemins et carrefours

Liszt a certes prêté le flanc à une telle mythologie, lui le cosmopolite, la première star du monde de la musique, qui a joué devant des salles de trois mille personnes parfois, dans presque toutes les capitales d’Europe et jusqu’en Russie et en Turquie, lui dont le public en délire demandait à embrasser les mains bénies. Lui l’inventeur du récital, l’ambassadeur de la musique de ses contemporains, l’improvisateur et transcripteur de génie. Mais il est trop facile de laisser le saltimbanque masquer les engagements de l’artiste, d’oublier que tout voyage reste une trajectoire, et que quelqu’un qui serait vraiment partout ne serait en vérité nulle part. Le travail sur le long terme mené par Liszt à Rome, à Weimar, à Pest fait partie intégrante de la personnalité généreuse de celui qui a inventé le concert de bienfaisance et qui a prodigué à travers les décennies des milliers de leçons de musique gratuites.

La pire mésinterprétation que charrie cette image lisse du musicien errant, chantant à tue-tête le refrain des forains des Demoiselles de Rochefort (« la route est notre domicile ! »), est le paradigme de l’artiste qu’elle propose : celui d’un être qui, libre de toute attache, ne doit rien à personne, et prodigue à ceux qui croisent sa route un art génial et inspiré, pure retranscription d’affects personnels dans lesquels nous pouvons tous, universellement nous reconnaître tant leur expression est pure.

Le caractère européen de Liszt réside justement dans le refus d’un universalisme aussi naïf. Son combat passait précisément par la reconnaissance et même l’exaltation des singularités, portées par l’idiome noble et international de la transcription pour piano : c’est sans doute l’un des sens de la maxime inscrite en épigraphe à la première des Années de pèlerinage : « Un pour tous, tous pour un. » Le récital est conçu par lui comme le lieu unique où les compositeurs de différents pays et de différentes époques peuvent coexister, et supporter une comparaison intelligente. Il est le premier à s’insurger contre la marginalisation de telle musique jugée mineure, et à bien plutôt chercher à en relier la spécificité avec d’autres musiques : dans son essai consacré à la musique tzigane, n’en compare-t-il pas le « tournoiement vertigineux » à « l’extase » des derviches tourneurs ? Et ne recherchera-t-il pas à faire entrer ce vertige dans la musique dite savante par le concept de rhapsodie dont le but est de proposer sa propre vision œcuménique, fondée sur l’intensité avec laquelle il vit l’amour entre les hommes et l’amour spirituel comme deux expressions d’une seule et même chose ?

Car il faut remettre l’idée d’un Liszt « Européen » dans le contexte de l’Europe qu’il a connue : celle des romantismes nationaux, de la redécouverte et de l’exaltation des folklores, des révolutions avortées. Quand au Congrès international de la Paix, en 1849, Victor Hugo appelle de ses vœux des « États-Unis d’Europe », il s’empresse d’en citer comme condition l’affirmation des « glorieuses individualités » nationales – car le « printemps des peuples » de 1848 était une tentative d’individualisation des nations, et non une vague internationaliste : elle visait l’affirmation de nouvelles frontières, et non leur abolition (ainsi Hugo a-t-il par exemple soutenu le soulèvement du peuple serbe contre l’Empire ottoman).

Ce fait a été transformé en sophisme politique par les conservateurs de tous poils : le dialogue et les échanges ne pourraient ainsi exister qu’entre des entités à l’identité définie de manière fermée et figée. L’intelligence de Liszt a été au contraire de percevoir qu’à l’échelle historique, il fallait d’abord que des identités sous-représentées, méprisées en raison de leur caractère jugé minoritaire ou inférieur, s’affirment au même titre que les cultures fortes et reconnues, afin que la future « fraternité européenne » (pour citer Hugo encore) s’établisse sur une véritable base égalitaire, et non comme l’imposition d’une culture dominante au détriment des autres, sur le modèle impérialiste ou colonial. Cette étape étant aujourd’hui (partiellement) franchie, raisonner comme les romantiques à partir du modèle de la « nation » – ce simple truchement de la reconnaissance mutuelle de l’égalité des peuples – est devenu non seulement obsolète, mais surtout dangereux.

François Liszt

Comment un enfant prodige, propulsé depuis son petit village hongrois dans une carrière de bête de scène par un père castrateur et l’enthousiasme de l’aristocratie viennoise, a-t-il développé une éthique artistique et politique qui peut aujourd’hui encore nous édifier et nous inspirer ? C’est ici qu’il convient de mentionner l’importance de la France dans le parcours de Franz Liszt.

Le jeune Liszt connaissait Paris, pour y avoir fait des tournées dans son adolescence, chaperonné par son père. C’est aussi la ville dans laquelle il choisira de s’installer à la mort de celui-ci, comme une manière de débuter sur de nouvelles bases sa vie d’adulte. Il y découvre néanmoins, dès ses premiers séjours, les affres de l’immigration : on ne peut pas en France s’appeler Liszt Ferenc, ou Franz Liszt dans la version germanique déjà plus « policée », mais il convient de se faire appeler « François » ; on a beau avoir été accueilli triomphalement comme enfant prodige (et même avoir été joué à l’Opéra, saint des saints de la musique, à l’âge de treize ans), nul étranger ne peut prétendre intégrer le prestigieux Conservatoire, malgré son talent et sa maîtrise parfaite de la langue française ; et on ne peut s’imposer comme concertiste si l’on ne revendique pas des amitiés, des filiations, des patronages – et puis on ne compose pas n’importe comment son programme.

Cette vieille France qui en 1827 macère dans son conservatisme, étouffant sous la monarchie réactionnaire de Charles X qui refoule l’héritage de la Révolution française au nom d’un légitimisme archaïque, cette France bout d’une incroyable activité culturelle pour laquelle le jeune Liszt se passionne : c’est la capitale de la musique où il découvrira et défendra Berlioz, et plus tard Wagner, où il entend pour la première fois Paganini qui l’inspirera tant, et où il rencontre un autre jeune immigré prodige, Frédéric Chopin ; la capitale, aussi, des facteurs de piano, dont la maison Érard avec laquelle il construira un long compagnonnage qui révolutionnera le développement de cet instrument ; et une capitale des lettres où point le mouvement romantique dans ce qu’il a de plus politisé, sous la plume de Hugo et de Lamartine qu’il mettra en musique. Peu de musiciens ont été à ce point imprégnés de la littérature de leur temps (Goethe, Heine, Byron, Tennyson, Sénancour…) autant que des grands classiques du passé (Dante, Pétrarque, les Psaumes…), et c’est à ses rencontres et fréquentations parisiennes que Liszt doit une partie de sa culture éclectique. C’est enfin à Paris qu’il rencontre son maître à penser, Lamennais, qui prêche une lecture socialiste et démocrate des évangiles et lui fait prendre conscience de la nécessité d’une réforme de la société, ainsi que sa première compagne Marie d’Agoult. Celle-ci quitte mari et famille pour lui, raison pour laquelle ils se voient contraints de fuir ensemble la France pour Genève en 1835. Ce sont donc, ironie renouvelée de l’histoire, les cadres moraux rigides de la société qui l’accueille – trop rigides pour véritablement l’intégrer – qui finissent par pousser Liszt à une nouvelle expatriation.

Mais l’épisode français demeure une pierre de touche fondamentale dans la vie de Liszt : celle des années d’adolescence, de mûrissement, dont la crise mystique se résout dans une ouverture totale au monde face au spectacle d’un pays écartelé entre le progressisme de sa philosophie et le conservatisme de ses institutions et de ses mentalités (une spécialité nationale toujours vivace aujourd’hui), et dans la foi que « la régénération de l’art, c’est une régénération sociale », pour reprendre les mots de Lamennais cités par Liszt lui-même dans un de ses articles. Il soutiendra pleinement, dans ses prises de position et dans ses écrits tous les événements révolutionnaires de son temps, allant même jusqu’à les évoquer dans ses œuvres : ainsi, Lyon, très curieuse pièce écrite en hommage aux combattants de la Révolte des Canuts, et Sunt lacrymae rerum (En mode hongrois), triste évocation de l’échec de la révolution hongroise en 1848.

Le thyrse

Bien des années après que Liszt a cessé de vivre en France, pays où il a toujours gardé de précieuses amitiés, et dont il aura inlassablement continué de défendre la musique « contemporaine » à l’étranger, un Français nommé Charles Baudelaire, qui reconnaissait au demeurant ne rien comprendre à la musique, lui dédia l’un de ses poèmes en prose, « Le Thyrse ». Le sceptre fleuri de vigne des Bacchantes y devient le symbole de sa poétique, et de ce sceptre Liszt serait le dépositaire : « Le bâton, c’est votre volonté, droite, ferme et inébranlable ; les fleurs, c’est la promenade de votre fantaisie autour de votre volonté… » Baudelaire n’ignore pas que son destinataire est toujours, comme il dit, « dans les splendeurs de la Ville Éternelle ou dans les brumes des pays rêveurs que console Gambrinus » (c’est-à-dire entre Rome et Weimar, entre lesquelles il partage alors sa vie), et c’est comme un reproche qu’il lui adresse en creux : celui de ne pas revenir « au pays », en France – car malgré la médiocrité et la vulgarité que son pays incarne à ses yeux, Baudelaire voit peut-être dans le goût français, creuset du classicisme et du romantisme, un équilibre harmonieux entre l’élément frivole italien (les fleurs) et l’élément rigoriste allemand (le bâton) – un équilibre que Liszt aurait retrouvé de manière exemplaire : à l’instar de Nietzsche après lui, plus français que les Français, citoyen européen, homme de synthèse donc homme d’exception.

Point d’orgue et échos

Toujours ces mêmes questions, que l’on retrouve dans les articles, les programmes de séminaires, les notes de programme comme celle-ci, et qui demeurent finalement sans réponse définitive : Que Liszt doit-il à la France ? Que la France doit-elle à Liszt ? Quelle marque a-t-il imprimée à la musique française ? Et puis encore : deux siècles plus tard, pourquoi avons-nous célébré en France une « année Liszt », une « année Chopin » ? Est-ce pour autre chose que pour affirmer notre formidable ouverture en un âge de chauvinisme généralisé, exalter par la commémoration notre rayonnement historique ? Ou même, qu’avons aujourd’hui hérité de Liszt ?

Ou ne seraient-ce pas là que des questions mal posées ?

Archive des notes de programme pour Secession Orchestra.

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