Communication dans le cadre du colloque Milhaud et la Voix, organisé par l’Association Les Amis de Darius Milhaud à Aix-en-Provence, en décembre 2013.
Introduction
Avant de prendre la parole et la suite de Clément Mao-Takacs, je souhaiterais remercier Mme Eleni Cohen et l’Association des Amis de Darius Milhaud de m’avoir invité à m’exprimer devant vous, et féliciter tous mes confrères et consœurs pour leurs brillantes interventions qui ont considérablement enrichi ma connaissance de Darius Milhaud.
Car je ne suis pas un fin connaisseur du grand Aixois, et ce n’est pas en tant que « spécialiste » que je tenterai de participer à l’édifice de ce colloque. Je n’ai ni l’érudition musicologique, ni les outils analytiques sans doute pour augmenter la « milhaulogie » d’un nouveau segment. Alors, pourquoi prendre la parole devant vous ? Bonne question. Plus exactement, je la prends après vous, et je pense que c’est bien ainsi : car je pense pouvoir compléter vos excellentes recherches biographiques, historiques, archéologiques, génétiques par mon point de vue, en ce qu’il se situe à l’autre bout de la chaîne.
En tant que metteur en scène, je cherche à comprendre et faire comprendre au public des œuvres, leur « rendre justice », comme on dit, en leur faisant livrer tout leur potentiel, parfois méconnu par leurs auteurs eux-mêmes. Et dans ce travail, je m’abreuve bien sûr continuellement de vos propres travaux, qui nourrissent le travail herméneutique que je suis en mesure d’accomplir en tant que passeur. J’espère pouvoir en quelque sorte vous renvoyer l’ascenseur aujourd’hui, en vous offrant à mon tour mon regard, nourri du vôtre, sur une œuvre très particulière de Milhaud, la cantate Alissa dont Clément Mao-Takacs vient de nous parler, et que nous avons montée ensemble il y a trois ans et demi maintenant, sur sa suggestion – je crois bien qu’il s’agissait de la première mise en scène jamais tentée de cette œuvre.
Après quelques mots plus académiques sur Alissa, j’aimerais décrire un peu plus pourquoi cette tentative n’était pas une si mauvaise idée, en quoi elle enrichit un certain projet théâtral, et en quoi celui-ci peut à son tour nourrir notre compréhension de cette œuvre de Milhaud.
1. Typologie formelle
Quelques mots d’abord sur l’histoire de cette Alissa. Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour saluer M. Pierre Cortot, dont j’ai abondamment compulsé la thèse sur Darius Milhaud et les poètes[1], et qui a mené un travail précis et passionnant sur cette œuvre. Je me permets de puiser dans la précieuse documentation sur le sujet qu’il brasse dans son travail.
1.1. Historique
Ce qu’il importe de savoir d’abord, c’est que Milhaud a fait deux versions d’Alissa : la première en 1913, dans sa vingt-et-unième année ; et la seconde, qui est un remaniement de la première, dix-huit ans plus tard, en 1931. Dans un cas, il est encore peu expérimenté et sort tout juste de sa première tentative opératique, La Brebis égarée d’après Francis Jammes. Dans le second, il a derrière lui le Brésil, l’expérience du Groupe des Six, et la plupart de ses opéras et des œuvres vocales majeures qu’on retient généralement de lui.
Ensuite, considérons l’objet auquel nous avons affaire. Le projet de mettre en musique des extraits d’un roman est quelque chose d’a priori plutôt étonnant. L’attirance que Milhaud a pu avoir à ce moment précis de sa vie pour La Porte étroite d’André Gide, publiée quatre ans plus tôt, a été amplement décrite et analysée par Pierre Cortot dans sa thèse : elle correspond à une période d’échanges très forts et intimes avec son ami Léo Latil, qui lui insuffle de nombreux enthousiasmes littéraires, notamment celui pour Gide – d’abord pour Paludes, ensuite pour La Porte étroite. Cet enthousiasme n’est pas simplement une affaire de lettres : c’est un certain idéal moral et philosophique que les deux amis recherchent, et que Latil, en particulier, cultivera jusqu’à sa mort deux ans plus tard, un idéal qui se traduit par un style de vie quasi ascétique. Pierre Cortot a judicieusement comparé le journal réel de Latil avec celui, fictif, d’Alissa dans le roman : les ressemblances sont en effet frappantes dans la quête de pureté, de vérité, et dans l’isolement que cette quête provoque.[2]
Mais c’est une chose d’être fasciné par un auteur – Milhaud et Latil n’étaient d’ailleurs pas les seuls « gidiens » de leur génération. C’en est une autre de tenter de faire sien un texte en l’adaptant. Surtout en ne tentant pas un opéra, par un procédé de « dramatisation » de l’intrigue, mais en choisissant plutôt des extraits du roman qui seront mis en musique, tels quels, comme on mettrait en musique des poèmes. Donc, en ne choisissant pas de couler à tout prix la matériau existant dans son propre moule formel, mais en se donnant pour contrainte, dans certaines limites, la forme même de ce matériau.
Or, ce matériau est plutôt disparate : il comprend le prêche d’un pasteur, des passages narratifs (racontés du point de vue du personnage de Jérôme), des dialogues, des lettres et des pages du journal d’Alissa – tout matériau qui est confié par Milhaud à une voix de soprane seule. Notons également que, contrairement aux langues de Jammes et de Claudel qu’il a précédemment mises en musique, l’écriture de Gide est d’un grand dépouillement, qui confine parfois à la sécheresse, et ne se refuse pas la banalité du langage quotidien – elle préfigure d’une certaine façon l’écriture blanche de Camus. On se demande donc comment Milhaud compte en tirer une œuvre lyrique, eu égard aux normes de « littérarité du texte » dans les mélodies et le genre lyrique de l’époque, normes qui semblent plutôt contraires au texte de Gide tel que nous venons de le décrire, selon les critères rappelés hier par Étienne Kippelen.
1.2. Suite, cycle, mélodie
Car qu’est-ce que cette Alissa de Milhaud, formellement ? La terminologie employée par Milhaud lui-même est éloquente. Dans son autobiographie Ma Vie heureuse, il parle d’une « suite pour chant et piano dans le caractère intime des longs cycles de mélodies »[3]. Il y a donc deux idées : celle du « cahier de mélodies », qui est la mise en musique d’une succession de poèmes comme d’une série de miniatures qui peuvent être prises séparément ; et celle de cycles qui recherchent une plus grande unité dramaturgique, avec souvent un locuteur unique qui a l’étoffe d’un personnage au sens théâtral, comme dans Winterreise de Schubert ou Frauenliebe und Leben de Schumann[4].
Milhaud s’inscrit sciemment dans une tradition formelle plutôt libre, dans laquelle il n’est pas rare qu’un chanteur unique prenne en charge des successions de narrations et de dialogues – on pense notamment au Roi des Aulnes de Schubert ou au Colloque sentimental de Debussy, deux exemples phares. Milhaud choisit donc une forme dont les conventions sont quelque peu plus libres dans leur traitement du texte que celles de l’opéra. Par ailleurs, en s’inscrivant dans la tradition du chant/piano, il choisit un format chambriste, ce qui a comme nous le verrons son importance.
1.3. Cantate et théâtre de l’esprit
Un autre terme est fréquemment employé pour désigner Alissa, sans doute en raison de l’affection que Milhaud portait pour ce mot qu’il a souvent employé pour désigner ses œuvres : celui de cantate. C’est encore un terme que l’on peut interpréter de manières différentes : étymologiquement, il désigne simplement une œuvre « chantée ». Mais on sait qu’une tradition s’est formée autour de ce vocable, sacrée et profane, qui a culminé dans la musique de Bach. Relevons la définition qu’en donne Rousseau dans son Dictionnaire de musique, qui la décrit comme une « pièce dramatique », qui reçoit du compositeur « la chaleur et les grâces de la musique imitative et théâtrale »[5]– formellement, il ne la distingue pas de l’opéra autrement que par le fait qu’elle est, selon l’usage, donnée « en concert », c’est-à-dire sans mise en scène. La théâtralité des cantates de Bach ne réside pas simplement dans le dialogisme entre plusieurs voix (le modèle sur lequel s’appuiera Le Retour du fils prodigue de Milhaud, qu’il appelle également « cantate ») – la cantate BWV 199 pour voix seule, par exemple, est un grand monologue, que l’on peut considérer comme un petit monodrame, qui retrace le parcours d’une âme tourmentée de la culpabilité à la paix intérieure[6]. Nous touchons à un autre élément important : j’ai bien parlé du parcours d’une « âme » – ce n’est pas la vie quotidienne, la carrière, les intrigues d’un individu qui sont mis en représentation, mais une vie intérieure, qui donc ne se prêterait a priori pas à une mise en scène dite « théâtrale », dans un décor, avec des « événements » tangibles, montrables. Je me fais évidemment ici l’avocat du diable en proposant une définition aussi restrictive du théâtre, puisque c’est bien sûr cette fracture qui est intéressante : est-il intéressant de matérialiser l’immatériel, de rendre visible l’invisible ? L’existence même d’œuvres qui ont recours à une forme de théâtralité tout en se privant à leur création du recours à la représentation théâtrale est une mise en critique de ce que le théâtre peut montrer et mettre en scène.
1.4. Du paradigme « roman » au paradigme ouvert
Pour résumer les étiquettes variées qui lui ont été accolées par son auteur, on peut comprendre Alissa comme une combinaison de différentes formes, à savoir : un cycle de chapitres de la vie intérieure d’un personnage. Pour en élaborer la dramaturgie, Milhaud impose un traitement intéressant au roman : il assume d’en sélectionner ponctuellement des passages, et il s’efforce d’en effacer les marqueurs temporels et spatiaux, tel que le nom de la ville d’Alissa, Le Havre. On ne sait donc pas non plus que les protagonistes sont de bonne famille, que Jérôme est promis à de brillantes études, ni que le déclencheur psychologique majeur d’Alissa est le traumatisme du départ de sa mère, qui vient de quitter sa famille pour vivre avec son amant. L’œuvre de Milhaud s’ouvre sur le prêche du pasteur Vautier qui dans le roman suit ces événements.
C’est un très étrange incipit : rien n’est fait dans la partition pour nous présenter les personnages en présence, nous faire comprendre la situation dramatique – à savoir, pour résumer, « un jeune homme entend un prêche, et se trouve inspiré par lui ». Nous ne savons donc pas qui parle, dans quel lieu, et avec quels antécédents – le roman explicite la sociologie et la psychologie du jeune couple, qui disparaît complètement dans la cantate. La scène du prêche est par ailleurs dépouillée des commentaires du pasteur et du monologue intérieur de Jérôme, pour se réduire au texte évangélique, et même à l’essence de celui-ci, à savoir la parole rapportée du Christ. La première question qui se pose est bien sûr : cette scène du prêche a-t-elle encore un intérêt quelconque une fois dépouillée de son contexte ?
Bien peu, si l’on y cherche une transposition qui nous dispenserait de lire le roman. Mais beaucoup, si l’on considère la forme dans son originalité, si l’on accepte de ne pas avoir devant nous la « scène originelle » telle que minutieusement décrite et analysée par Gide, mais plutôt son écho, comme un souvenir énoncé par une voix anonyme. Si l’on accepte ainsi ce premier numéro de l’œuvre, notre écoute est conditionnée pour ce qui suit : nous allons entendre des voix différentes, portées par une seule chanteuse.
1.5. Adéquation forme/fond
Il y a aussi un enjeu autre que formel dans l’oblitération des marqueurs géographiques et socio-culturels : le discours spirituel. Celui-ci est déjà très ambigu dans le roman, en raison des oscillations de Gide lui-même, et de son credo de « ne pas juger »[7]. Le regard qu’un juif pratiquant va poser sur ces dilemmes catholico-protestants va encore ajouter au trouble.
Gide est une figure œcuménique, qui a connu des hésitations entre les religions, et qui a traduit le panthéiste Rabindranath Tagore, notamment ses retranscriptions des poèmes de Kabir, un mystique qui a cherché à concilier les spiritualités hindoue et musulmane. Milhaud s’intéressera aux traductions de Tagore par Gide, ce qui montre bien que c’est aussi cette expression universelle qui l’intéresse. De fait, à part la citation évangélique qui sert d’incipit et de déclencheur dramaturgique, il supprime toutes les allusions à une religion précise qui étaient contenues dans le texte original : des mots importants comme « pasteur », « sainteté » disparaissent, de même l’allusion à l’ouvrage de piété L’Internelle consolation, et restent des termes plus universels comme « méditation », « prière » et même « Dieu » qui, comme on le sait, est un terme qui est couramment utilisé même en dehors des grands monothéismes. Mieux, Milhaud conserve une invocation au « Dieu jaloux », qui est traditionnellement celui de l’Ancien testament. Et il n’est pas non plus anodin que certains passages comme le remerciement adressé à Dieu d’avoir « fait la nuit si belle » ou ses allusions à la « joie parfaite », renvoient au lexique de la mystique franciscaine, qui a débuté hors du dogme catholique romain, dans un besoin d’authenticité et de retour à une interprétation simple et intuitive du texte évangélique.
C’est ce même besoin d’exprimer un sentiment plus universel de spiritualité que l’on retrouve dans la dramaturgie construite par Milhaud – on peut bien sûr la considérer comme une trahison du roman, qui décrit un groupe sociologique spécifique, à savoir la bourgeoisie protestante du Havre. Mais on peut aussi considérer, et c’est une approche qui me semble plus intéressante, que Milhaud a extrait l’essence du texte de Gide, et l’a ramené à son expression la plus épurée.
1.6. Une radicalisation progressive
Un mot encore sur la révision effectuée par Milhaud sur sa propre partition. Frank Langlois s’est attaqué hier au « rabotage » de l’œuvre par Milhaud en 1931. Même sans avoir la même connaissance que M. Langlois des originaux des deux versions, je constate que ces remaniements vont dans le sens de cette essentialité recherchée par Milhaud par rapport au roman qu’il adaptait. Sans prendre le temps de lister toutes les modifications faites par le compositeur, travail que Pierre Cortot a déjà excellemment fait dans thèse[8], je peux rappeler qu’il a réduit de moitié la durée de l’ensemble, et coupé un certain nombre de fragments du texte, en allant également, semble-t-il, vers une simplification de l’expression musicale, tout en donnant à celle-ci un moment d’expression original sous la forme d’un Prélude pianistique d’un peu plus de trois minutes, qui intervient au moment crucial où Alissa se coupe définitivement du monde – ce qui se traduit, formellement, par le passage d’un bloc de texte constitué de ses Lettres pour Jérôme au texte tiré de son Journal. C’est le passage qui correspond à la phrase « Hic incipit amor Dei » dans le roman, et il est approprié que cette charnière mystique se fasse sans mots, au-delà des mots.
Globalement, l’œuvre devient plus mystérieuse dans cette nouvelle version, en témoigne la suppression d’un passage qui contient la clef de tout le roman, présent dans la première version mais absent de la seconde :
« Crois-moi [dit un jour Alissa à Jérôme], nous ne sommes pas nés pour le bonheur
— Que peut préférer l’âme au bonheur ? [réplique Jérôme]
— La sainteté » [répond Alissa][9]
La seconde version me semble donc plus radicale, en ce qu’elle va davantage vers le non-dit, la suggestion, et se rapproche de fait de l’objectif gidien : décrire, mais ne pas juger. Je trouve que cette version de 1931 fonctionne très bien dans son unité ciselée, et dans ses omissions. L’œuvre porte la possibilité d’une cohérence interne. Mais peut-être l’élément qui manque généralement à sa pleine réalisation est-il précisément une réalisation scénique.
2. Une mise en scène
Nous avons donc présenté[10], avec Clément Mao-Takacs et la soprano Sayuri Araida, une version scénique de cette Alissa de 1931.
2.1. Approche thématique
Une particularité de notre approche était que nous avons présenté Alissa en diptyque avec une autre œuvre que j’ai eu l’occasion d’évoquer plus tôt : Amour et vie de femme de Robert Schumann. C’est encore une pièce qui, comme je l’ai noté, tout en appartenant au genre de la mélodie, possède une unité dramaturgique profonde. Elle décrit les fantasmes d’une femme tels que rêvés par le poète Adelbert von Chamisso et Schumann, et l’on peut rétrospectivement poser un regard très dur sur cette conception masculine de la psychologie féminine : la femme est candide, fébrile, impulsive, ne cesse de se dévaloriser et n’aspire qu’à être aimée par un homme, puis à se marier et à avoir des enfants. La violence de la chose est que ces mots sont mis dans la bouche d’une femme, qui les chante à la première personne.
La question centrale que posent ces deux œuvres est : qu’est-ce que le bonheur ? Dans le cas d’Amour et vie de femme, nous voyons une jeune fille qui a complètement intériorisé une certaine image de la femme et du bonheur. Grâce à la citation de tout à l’heure, nous savons qu’Alissa parle de la même chose : la jeune Alissa se voit offrir le bonheur auquel la société la destine, à savoir de se marier avec son cousin Jérôme (sympathique, de bonne famille, normalien) – mais elle décide d’y renoncer, en pensant qu’il doit y avoir une autre chemin, une « voie plus resserrée », qui mène à la « Vie » avec un grand V, et non l’existence conventionnelle et normée à laquelle elle est promise. C’est clairement cette quête de la part de la jeune femme qui intéresse Milhaud, puisqu’il concentre le propos sur elle dans le titre même de son adaptation et, entre les deux versions, supprime de plus en plus le personnage falot de Jérôme (« Jérôme m’ennuie »[11]), Jérôme qui est effectivement périphérique dans cette problématique – il n’est que prétexte à fantasme, vecteur de sublimation, selon les paramètres de « l’amour de loin » tel que Clément Mao-Takacs nous les a exposés. Alissa appelle ce fantasme « sainteté », mais nous voyons bien que le questionnement est plus général, et pourrait se formuler ainsi : quelle alternative trouver quand la société ne nous donne pas le choix de choisir notre bonheur ? C’est cette question que nous avons un peu examinée dans notre diptyque, que nous avons nommé Deux vies rêvées de femmes.
2.2. Pistes scénographiques
Voici quelques images de notre dispositif. Il y a une homonymie qui est je pense signifiante : nous avons affaire à des œuvres « de chambre », c’est-à-dire intimistes ; et nous avons pour espace unique des chambres de jeunes filles, citées par elles dans leurs textes respectifs comme leurs refuges intimes. Cela a fondé notre approche scénographique : non pas une approche naturaliste du décor, mais l’idée que la chambre réelle est le reflet de cette autre chambre qu’est l’esprit de ces jeunes filles, dans lesquelles nous allons pénétrer – ces œuvres ont donc bien en commun avec les cantates de Bach de figurer un théâtre de l’esprit. Je n’entre pas dans les détails, mais nous avons élaboré en miroir les deux espaces des chambres des jeunes filles schumanienne et milhaudienne, le premier fermé sur lui-même, le second ouvert avec une travée dans le public, reconfigurant ainsi le regard même du spectateur et son rapport à la représentation entre les deux œuvres.
Aux moments de leurs compositions respectives, ces œuvres n’avaient pas d’équivalent théâtral à leur dramaturgie musicale – en 1913, Milhaud ne savait rien de ce que tentaient au même moment Appia, Craig ou Meyerhold pour renouveler la grammaire du théâtre. Or, rétrospectivement, ce qu’on aurait pu à l’époque considérer comme des œuvres peu « efficaces dramatiquement », ou peu propices à la scène, sont celles qui posent les défis les plus intéressants pour nous : le théâtre qui soit au niveau de raffinement de la dramaturgie musicale de Schumann ou, pour ce qui concerne aujourd’hui, de Milhaud, est à inventer.
2.3. Théâtre de l’attente, théâtre engagé
La radicalité formelle ainsi envisagée est à la hauteur de celle du sujet : il s’agit d’un texte comme nous l’avons vu très contestataire, et effectivement reçu comme tel par Milhaud (et Latil). D’ailleurs, Alissa fait partie d’une série d’œuvres (les romans de Colette par exemple) qui, à cette époque, mettent en scène une femme qui est en contrôle de sa propre existence ou qui tente de l’être – si l’on replace ce personnage dans le contexte de ses homologues d’opéra, force est de constater que son attente n’est pas celle de Violetta à la fin de La Traviata, ou de Cio Cio San dans le second acte de Madame Butterfly, ni même celle du personnage d’Erwartung : ce n’est pas une attente de femme délaissée par un homme cruel, en plein délire catatonique, cyclothymique, hystérique, au choix.
Alissa choisit d’attendre, et c’est en quelque sorte le seul choix qui lui soit offert – et mieux, elle fait attendre l’homme, non pour le faire souffrir comme une mal-aimante vénéneuse, mais pour lui imposer son propre rythme ! Qui avait osé cela, depuis La Princesse de Clèves (qui est évidemment une grande référence gidienne) ? Le « paradigme Pénélope », qui suppose la femme passive, soumise et fidèle, sera d’ailleurs ridiculisé en bonne et due forme plus tard par Milhaud dans Le Pauvre matelot, que l’on peut considérer comme une variation tragi-comique et cruelle sur le mythe du « retour d’Ulysse dans sa patrie », dans le sillage des Opéras-minutes à sujet mythologique : sauf que l’épouse fidèle jusqu’à la maniaquerie, qui refuse de reconnaître son mari, loin de finir par se soumettre comme chez Homère, le tue par erreur – le mâle dominant, sûr de lui, le « héros aux mille tours » qui voulait faire le malin, en prend pour son grade.
2.4. Dramaturgie du masque
En dehors de celle de l’espace, la principale question dramaturgique que pose Alissa est celle du personnage. Une chanteuse joue tous les « rôles » et la narration, et ne se contente pas d’incarner le personnage titre.
Dans une tentative de mettre l’œuvre en scène, on pourrait être tenté de répartir davantage les voix, afin de « théâtraliser » un peu grossièrement la partition – mais si Milhaud avait désiré cela, il aurait pu suivre l’exemple de Bach dans ses cantates et oratorios à plusieurs voix/personnages, exemple dont il était bien conscient au moment de composer Alissa, que l’on a pu, encore une fois, appeler par ailleurs « cantate ». Il me semble que céder à cette facilité littéraliste serait passer à côté de l’essence et de l’originalité de cette œuvre, contemporaine de pièces où le rôle de la « chanteuse soliste » est exploré de manières très variées : par exemple le Pierrot lunaire (1912) de Schönberg, les Altenberg-Lieder (1913) de Berg, et même Sibelius dans son poème symphonique Luonnotar (1913), toutes œuvres dans lesquelles il y a multiplication des voix et décalages, portés par une seule personne, et de préférence, ces exemples le montrent, une voix de femme.
Ce personnage/chanteuse fait d’une certaine manière écho à ce que Lionel Pons appelait hier la « dépersonnalisation » dans les opéras de Milhaud. Nous avons en effet affaire à une chanteuse qui ne saurait tout à fait être Alissa, et qui est même dans la position antagoniste à celle de l’incarnation, celle de la narration des événements du point de vue de Jérôme. Il s’agit donc pour l’interprète de jouer avec ces différents masques, procédé qui atteint son point culminant quand elle incarne les deux voix d’un dialogue ! En dehors de l’intéressante distanciation gidienne[12] qui est créée, il faut noter une oscillation entre plusieurs identités, qui peu à peu se stabilise, puisqu’au cours de l’œuvre la parole d’Alissa devient de plus en plus omniprésente, jusqu’à devenir exclusive dans la dernière partie – comme si Alissa se « trouvait » peu à peu elle-même dans l’ascèse, en même temps que la chanteuse trouve son personnage.
Le parallèle de la question du locuteur est celle du destinataire. Ce personnage à l’identité fuyante, à qui s’adresse-t-il ? La parole se précise, le prêche liminaire adressé à tous devient dialogue, puis adresse à Jérôme, qui elle-même devient adresse à Dieu, et enfin à soi-même – les deux extrêmes étant fusionnés dans la dramaturgie globale : tout n’est adressé qu’à soi, en même temps que tout nous est adressé, à nous public.
2.5. Exemples de la diversité formelle d’Alissa
Illustrons les enjeux que nous venons de décrire par quelques extraits.
Extrait vidéo 1. « J’ai fait un triste rêve… » (III.)
Notons d’abord le jeu sur la caractérisation vocale dans ce « dialogue à une seule voix ». Paradoxalement, c’est surtout Jérôme qui est dans le registre aigu (en particulier dans ses phrases les plus péremptoires : « Moi, je ne te quitterai jamais… », « Eh bien moi, ce matin… »), ce qui contribue à mettre à distance ce personnage de jeune homme glapissant d’amour, par opposition à la gravité (effectivement musicalement plus grave, mais aussi plus calme et posée) des interventions d’Alissa.
Nous voyons comment Sayuri Araida réussit ce jeu entre les différents locuteurs, et glisse avec aisance de l’un à l’autre. C’est un exemple de comment une forme très particulière, a priori contraignante, amène des solutions d’interprétation intéressantes. Non seulement le dialogue entre Alissa et Jérôme ne perd rien de son intensité à être interprété par une personne unique, mais il y gagne même : la mise en jeu du dédoublement permet de mettre en critique le discours même d’Alissa et son fantasme non seulement d’une « âme sœur », d’un double terrestre, mais d’une seconde vie, plus vraie que la première, dans l’Au-delà, qui serait le véritable espace de réalisation de l’amour. Dans notre mise en scène, ce va-et-vient était amplifié autant par le dédoublement du jeu de la chanteuse que par le miroir en fond de scène (cf. Fig. 3).
Extrait vidéo 2. « Merci, mon Dieu, d’avoir fait cette nuit si belle » (VI.1.)
Le bloc central de l’œuvre est constitué de lettres adressées par Alissa à Jérôme, forme qui suppose des solutions de mise en scène différentes de celles des dialogues.
La situation d’énonciation très précise propre au genre épistolaire permet pourtant une grande liberté formelle, tant musicale que scénique. Certaines lettres, traitées comme une prose poétique, deviennent de véritables mélodies reprenant tous les procédés du genre. L’extrait suivant, d’une grande sensualité, tire le meilleur profit de toutes les formes auxquelles elle emprunte : la qualité littéraire du texte en fait un beau poème d’amour qui embaume l’été, et qui se prête naturellement à une mise en musique, tandis que le dispositif épistolaire, en jouant de l’absence du destinataire, met en jeu la révélation d’un désir érotique d’autant plus fort et d’autant plus libre dans son expression que son objet est distant – situation qui se prête éminemment à une « mise en théâtre ».
D’autres « scènes » sont intrinsèquement théâtrales dans leur capacité à camper une situation dramatique et des rapports de force, par exemple la lettre du mouvement IV. dans laquelle Alissa demande à Jérôme d’attendre encore plus longtemps avant le mariage : la musique traduit parfaitement qu’elle se sent en terrain sensible et avance ses arguments comme sur des œufs, procédé qui culmine dans le moment où elle « signe vocalement » sa lettre de son nom, sur trois notes, tout simplement : « Alissa ». Milhaud parvient à faire de cette signature incongrue un moment pertinent de sa dramaturgie musicale, où la nudité quasi purement référentielle, voire phatique, du propos devient par contraste un lieu d’expression émotionnelle forte. C’est ce genre de petits détails qui font d’Alissa une forme intéressante à exploiter scéniquement, pour peu qu’on n’en fasse pas une lecture trop littérale et illustrative.
Extrait vidéo 3. « Dieu jaloux, […] emparez-vous donc de mon cœur. » (VIII.4.)
Le Journal d’Alissa, qui constitue le dernier bloc formel de l’œuvre, amène une dimension encore plus intériorisée, plus proche peut-être d’une expressivité de Lied plus typique. Mais le caractère morcelé ainsi que la présence de multiples situations d’énonciation conduisent aussi à inventer une forme d’expression scénique, qui ne peut pas être simplement celle d’un monologue de théâtre conventionnel. Ainsi, la prière au « Dieu jaloux » qui constitue notre dernier extrait est symptomatique de ce dernier bloc, extrêmement varié musicalement, alternant révolte existentielle, désespoir et apaisement, et qui culmine ici dans ce qui ressemble à une mélodie hassidique. Nous avons donc dû inventer un langage chorégraphique et imagé varié qui soit à la hauteur de la richesse de cette dernière partie de l’œuvre, où nous semblons formellement être au plus près des variations les plus subtiles de l’esprit d’Alissa, sur le modèle d’une cantate ou d’une aria baroque.
Dans mon catalogue du kaléidoscope formel de cette œuvre si riche, je pourrais aussi prendre l’exemple du Prélude pianistique, si le temps m’en suffisait : ce passage purement instrumental, loin d’être dépourvu de force théâtrale de par l’absence de paroles chantées, en acquiert d’autant plus que, comme nous l’avons vu tout à l’heure, c’est un silence par autocensure, un silence choisi, qui doit donc être montré et mis en scène.
Conclusion
Le temps manque en réalité surtout pour faire un travail d’analyse rigoureux qui nous permettrait de prendre enfin la mesure de la diversité musicale passionnante d’Alissa– une diversité qui trouve ses origines dans l’originalité du projet dramaturgique de Milhaud. C’est du moins ma théorie : je pose le postulat que la complexité du matériau littéraire a conduit Milhaud a trouver des solutions musicales originales à la mesure d’un matériau comme la musique n’avait pas l’habitude d’en traiter – et que, de même, la forme musicale qui en résulte incite l’interprète et le metteur en scène à trouver de nouvelles solutions scéniques qui soient à sa mesure. C’est pourquoi le regard du metteur en scène est intéressant pour comprendre une œuvre telle que celle-ci : dans sa recherche de telles solutions, il peut poser le doigt sur les originalités formelles d’une œuvre qu’une approche purement musicologique pourrait se contenter de considérer comme un objet explicable selon des critères immanents à la création musicale.
Ce mouvement d’influence à double sens entre littérature, musique et théâtre pourrait se résumer en ce que nous appellerons une écologie formelle, qui consiste à se laisser inspirer par une forme venant d’un autre art pour renouveler sa propre discipline. Alissa procède ainsi en prenant pour base un texte qui n’était prédestiné ni à la musique ni au théâtre.
Pour illustrer ce concept d’écologie formelle, qui doit nous permettre de penser de manière plus ouverte l’histoire croisée des arts (et, pragmatiquement, la réalisation d’un art interdisciplinaire), prenons l’exemple paradigmatique de la Renaissance italienne. Quand progressivement toute une série de compositeurs se sont rendus compte qu’il y a avait des textes intéressants écrits à leur époque, dans le sillage de Pétrarque, ils ont tenté de se servir de ces textes comme matrice formelle, de prolonger leurs potentialités expressives par la musique, une nouvelle forme était née : le madrigal. Et c’est en développant cette forme que Claudio Monteverdi et d’autres ont tenté d’aller jusqu’au bout de cette idée en créant des « actions musicales » de plus grande envergure, dans lesquelles les formes précédentes du texte, du drame et de la musique se transcendent mutuellement, et que l’on a plus tard appelées des opéras. De cette forme est d’ailleurs également issue la « cantate ».
Voilà pourquoi je pense que nous pouvons tous, ici présents, spécialistes de la musique ou spécialistes de sa communication, apprendre de la tentative de mettre en scène des œuvres comme Alissa. Loin des arguments dus aux préjugés (« ce sujet n’est pas dramatique », « la dramaturgie n’est pas suffisamment théâtrale »), nous pouvons tous élargir notre vocabulaire et notre compréhension de ce que peut être une dramaturgie musicale, sujet passionnant et qui souffre encore de lacunes imputables au manque d’interdisciplinarité autant dans la pratique artistique que dans la recherche universitaire.
C’est pourtant une telle recherche critique qui permettra un renouvellement formel réel dans le domaine du théâtre musical dont l’inventivité repose essentiellement, nous l’avons vu, sur l’écologie formelle. De cette démarche Alissa peut être en quelque sorte un manifeste, de par sa tentative d’inventer une nouvelle musique pour un texte nouveau, et de permettre d’inventer un nouveau théâtre pour ce texte et cette musique : un « théâtre de chambre » (ce que Frank Langlois appelait hier « l’anthropologie de l’intime » de Gide) qui devient un « théâtre de l’invisible » – c’est-à-dire qui ne reste pas en superficie des choses, qui nous fasse prendre conscience, en les mettant en scène, que la parole et la pensée sont aussi action. C’est d’un tel théâtre que Milhaud nous a, aussi inconsciemment mais aussi sincèrement que Haendel ou Bach, montré la voie, et dont les grammaires sont encore à écrire.
[1]Thèse soutenue en 2003 à l’EHESS, sous la direction de Françoise Escal.
[2]Comparaison développée dans P. Cortot, op. cit., p. 303 et suivantes.
[3]D. Milhaud, Ma Vie heureuse, éd. Zurfluh, 1999, p. 39.
[4]Prenons-en pour preuve que des mises en scène ont souvent été tentées de ces deux dernières œuvres, plus que d’un certain nombre de « cahiers » de Lieder ou de mélodies à l’unité plus lâche.
[5]J.-J. Rousseau, Dictionnaire de musique [fac-similé de l’édition de 1768], Actes Sud, coll. « Thesaurus », 2007, p. 72.
[6]Encore une fois, symptomatiquement, cette cantate a pu être portée à la scène – le plus fameusement par Peter Sellars, couplée à la cantate BWV 82, dans un spectacle créé à la Cité de la musique à Paris en mars 2001, avec la mezzo-soprano Lorraine Hunt-Lieberson et sous la direction musicale de Craig Smith.
[7]Credo affirmé notamment dans la préface de L’Immoraliste, pendant assumé à La Porte étroite (« … je n’ai fait en ce livre non plus acte d’accusation qu’apologie, et me suis gardé de juger. [… ] Au demeurant, je n’ai cherché de rien prouver, mais de bien peindre et d’éclaire bien ma peinture. » Mercure de France, 1902, pp. 14 et 16) – ainsi que dans le titre même de la collection consacrée aux faits divers que Gide a fondée en 1930 à la NRF : Ne jugez pas.
[8]P. Cortot, op. cit., ch. 4.5, p. 302 et suivantes.
[9]A. Gide, La Porte étroite [1909], Mercure de France, rééd. 1949, p. 145.
[10]Deux vies rêvées de femmes, d’après Chamisso/Schumann et Gide/Milhaud, spectacle donné en juin 2010 au Théâtre de l’Hôpital Bretonneau. Avec Marianne Seleskovitch et Sayuri Araida. Direction musicale et piano : Clément Mao-Takacs. Mise en scène, scénographie et lumières : Aleksi Barrière.
[11]D. Milhaud cité par P. Cortot, op. cit., p. 275.
[12]La juxtaposition du V-Effekt brechtien et de l’esthétique gidienne semble a priori incongrue. On relève néanmoins une intention « critique » proche de Brecht chez Gide (« La Porte étroite est la critique d’une certaine tendance mystique », note-t-il dans son Journal). Par ailleurs, le procédé à la fois gidien et brechtien de « peindre un tableau » offert à la réflexion du public d’une part, et celui d’une distance entre le personnage et celui qui l’interprète de l’autre, semblent des outils intéressants pour aborder les procédés de narration du roman de Gide autant que les enjeux dramaturgiques de l’adaptation qu’en fait Milhaud. La mise en jeu de codes classiques du théâtre musical (le simple fait de chanter, ou le surtitrage du texte) relève également d’effets de distanciation dont nous avons pu tirer profit, et qui semblent plus judicieux pour saisir l’essence de Gide que les codes naturalistes par lesquels il est quasi systématiquement abordé, par exemple quand il est adapté au cinéma ou à la télévision.