Note de programme pour le concert de Secession Orchestra Folk Songs, conçu et dirigé par Clément Mao – Takacs, le 9 février 2014.
« Est-ce qu’on peut empêcher le printemps de venir, lors même qu’on couperait toutes les forêts du monde ? »
Louise Michel, La Commune, histoire et souvenirs
Nations unies.
Il est à peu près admis que nous avons besoin de nous raconter des histoires. En particulier en temps de crise. Pour nous rassembler, et pour nous protéger.
Nous sommes les héritiers de ces histoires par lesquelles des peuples ont tenté de se réunir sous le fanion de fables, d’idées plus grandes, que l’on a appelées « nations » – des entités destinées à permettre à chaque peuple de se gouverner souverainement, de promouvoir ses spécificités sans tomber sous la loi des autres. C’est pour donner vie à ces entités que les populations hongroise, polonaise, tchèque, roumaine, et d’autres se sont soulevées en 1848 dans cet élan que l’on a baptisé le « Printemps des peuples ». Élan dans lequel, prophétiquement, Victor Hugo a vu la première étape de l’édification d’« États-Unis d’Europe » permise par l’affirmation préalable des « glorieuses individualités » nationales qui la constituent. Telle est notre Histoire, écrite au couteau qui découpe les frontières.
Et notre Europe en est l’héritière, elle qui n’a pas su se débarrasser de cette idée, de cet escabeau qu’est le concept de « nation », elle qui porte ses frontières comme autant de cicatrices ou, parfois, de plaies encore ouvertes.
Mais ce soir, nous échappons à l’Histoire écrite, et nous nous aventurons dans la plus fourmillante des contre-histoires, dans l’aventure musicale, qui déjoue tous les maillages identitaires qui nous servent habituellement d’étiquettes.
Méthode.
Comment se saisir d’une idée musicale sans la détruire ? Ce questionnement est central pour comprendre l’influence de la musique dite, assez improprement, « populaire » sur celle dite, très improprement, « savante ». Nous en trouvons par excellence la trace dans des pièces pour piano, celui-ci étant l’instrument des ébauches, des esquisses ou, selon le terme consacré, des études. L’Étude de Chopin que nous entendrons (1832) se présente effectivement comme la tentative de saisir une mélodie simple et touchante, et de la développer – un peu, sans trop la brusquer ni la fatiguer – tout en conservant sa fraîcheur et sa fragilité. Cette démarche, venant du plus célèbre compositeur polonais, qui fut en même temps l’un des pianistes les plus français, peut en quelque sorte servir de programme aux autres pièces de ce concert. Nous la retrouvons effectivement dans les Pièces pour piano (1915-1918) de Kodály, qui effleurent des motifs mélodiques tantôt folkloriques, tantôt directement contemporains (debussystes), ou dans le Ungarisch de Liszt, sorte d’autoportrait sous forme de vignette musicale, issu d’un bouquet de pièces simples intitulé L’Arbre de Noël (publié en 1882). L’orchestration par Clément Mao-Takacs de ces pièces qui pourraient toutes s’appeler « études » prolonge naturellement le geste de réappropriation, d’apprivoisement mélodique, qui démontre la capacité de la musique à ignorer les frontières et les douanes.
D’où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ?
I. Au lendemain du Printemps des peuples, à défaut d’États-Unis, une vaste réunion de nations et d’ethnies, totalement inédite à l’ère industrielle, a vu le jour en Europe : l’Empire Austro-Hongrois, un « aigle à deux têtes » officiellement, mais en réalité une hydre bien plus foisonnante. Cet Empire, bercé de langues, de cultures, de religions différentes qu’elle ne parviendra pas à contenir harmonieusement, est le berceau de ce que nous appelons aujourd’hui la Mitteleuropa, et qui sera le territoire de nos voyages ce soir.
Antonín Dvořák, né en Bohème, sujet de l’Empire. Gustav Mahler, né en Bohème, enfant de Moravie, sujet de l’Empire. Bartók Béla, né dans le Banat, entre cultures roumaine et hongroise, et Kodály Zoltán, enfant des terres slovaquo-hongroises, sujets de l’Empire. Et avant tous ceux-là, Liszt Ferenc, hongrois d’ascendance germanique, bohémienne, slovaque, sujet (récalcitrant) de tous les Empires. Les identités nationales se mêlent ici joyeusement dans un creuset dont l’unité cesse d’être crédible, et qui annonce le morcellement de cette Europe centrale et orientale en entités distinctes.
II. C’est cette identité plurielle que nos compositeurs ont mise en jeu en puisant, par affirmation culturelle romantique d’abord puis dans une véritable démarche scientifique (qui portera le nom d’ethnomusicologie), dans la musique de leurs enfances et de leurs voyages, cette musique dite folklorique qui résiste farouchement à toute récupération officielle par la capitale et l’institution. Le jeune Mahler, transfuge qui voyage d’emploi en emploi dans les provinces de l’Empire et qui ne sait pas encore qu’il sera un jour directeur du prestigieux Opéra de Vienne, ose en 1889 la provocation de proposer, en guise de troisième mouvement à une symphonie, forme-reine de la musique institutionnelle, une « marche funèbre » au pastel, qui mélange allègrement une chanson populaire qui vient des régions dans lesquels il vit et ce qui ressemble à un thème d’orchestre klezmer, tel qu’il en a entendu aux mariages juifs de son enfance.
Tous ces « sujets de l’Empire » se sont nourris, gorgés de la diversité des musiques qui venaient démentir l’idée d’un territoire impérial lisse et uniforme. Dans cette démarche, la plus séduisante des « contre-cultures » à brandir a bien sûr été celle du peuple qui a toujours refusé de s’approprier l’idéal de nation : les Tziganes, ou Bohémiens comme on dit à l’époque. Ils sont l’antithèse parfaite de l’Empire : ils ignorent les frontières et toute démarche centralisatrice, institutionnelle, « officielle », et pourtant leur culture imprègne l’ensemble du territoire et devient une source prééminente d’inspiration après que Liszt leur aura consacré en 1859 un traité plein d’admiration, Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie – Baudelaire, lecteur de la première heure, fera du « bohémianisme » un mot d’ordre artistique et politique.
III. Les analyses de Liszt serviront d’ailleurs de repoussoir à Bartók et à Kodály au moment d’étudier plus rigoureusement les différentes influences musicales en terre hongroise, et d’établir une distinction entre les traditions locales et celles « voyagées » par les Tziganes. Ceux-ci réalisent en actes la complexité des flux migratoires musicaux, puisque c’est auprès de violonistes tziganes que Bartók recueille le matériau de ses Danses roumaines en 1915 – danses transylvaniennes, d’ailleurs, qui ne deviennent roumaines que lorsque la Hongrie est forcée par le Traité du Trianon, en 1920, à livrer la Transylvanie à la Roumanie. Cette pièce, en équilibre sur une charnière historique, annonce l’autre œuvre de Bartók que nous entendrons ce soir, et qui appartient, elle, entièrement au xxe siècle.
En effet, le répertoire folklorique que convoquent les 44 duos pour violons (1931) – et, de fait, les six pièces de la Petite Suiteque Bartók en tirera lui-même cinq ans plus tard – est en quelque sorte celui d’une Hongrie d’après l’Empire, une Hongrie post-Trianon, qui s’avoue désormais incapable de revendiquer que slovaque, ruthène ou serbe soient des synonymes ou des sous-catégories de hongrois. Première cartographie honnête de la nouvelle Europe, ces pièces sans étiquettes ni hiérarchie portent pourtant, au cœur même de leur fragmentation libératrice, la cicatrice de l’Histoire : tout en montrant des peuples multiples, contrastés et nourris d’influences croisées, elle indique en filigrane la menace du Siècle, fait de guerres de frontières, de morcellements fratricides et d’épurations ethniques.
IV. De l’autre côté du miroir impérial, dans une Pologne communiste où le folklorisme est devenu discours de propagande et norme artistique, Witold Lutosławski essaie de plier ces exigences à ses ambitions esthétiques, et son modèle est évident, puisque c’est juste avant d’arranger pour ensemble ses Preludia taneczne (préludes dont on ne sait, grammaticalement, s’ils sont simplement « issus de danses » ou eux-mêmes « dansés ») qu’il compose en 1958 sa fameuseMusique funèbreen mémoire de Béla Bartók.
Malgré l’intégration des mélodies populaires à des structures de « cycles », et le passage des solos ou duos à l’orchestre (passage entamé par les compositeurs eux-mêmes, parachevé par le compositeur/arrangeur ce soir), qui semblent définitivement divorcer avec l’esthétique de la rue et de l’improvisation, les œuvres de Lutosławski et de Bartók que nous entendons ce soir n’intègrent pas les éléments folkloriques à un flux symphonique mahlérien, à un discours qui leur procurerait une unité discursive ou narrative : la « balkanisation » de la musique, sa fragmentation, sa prédilection pour les formes brèves et contenues vaut en quelque sorte comme un refus de participer au grand récit national, qu’il soit monarchique ou communiste, impérial ou totalitaire, à ce vaste storytelling musical et identitaire. Les mélodies, les rythmes, les timbres, les dissonances que les compositeurs vont chercher dans le folklore déconstruisent le discours officiel, non seulement en actant la dislocation du monde que l’idéologie prétend unifier, mais aussi en démontrant que ce que l’on appelle de manière rassurante la musique « traditionnelle » est aussi une mine de subversion musicale qui n’a rien à voir avec les attentes rétrogrades de ceux qui veulent en faire un porte-flambeau nationaliste et conservateur.
V. En clin d’œil final à ce programme, la Tritsch-Trasch-Polkade Johann Strauss II, compositeur quintessentiel de la Vienne impériale, né et mort Viennois, amateur de friandises un peu exotiques comme cette polka qui assaisonne la rudesse des danses bohémiennes au goût des salons où l’on sert le champagne, constituera un point d’orgue humoristique – allusion ironique à ce grand vent de l’Histoire qui balaie les Empires.
Printemps.
Depuis trois ans, Secession Orchestra nous a déjà souvent emmenés nous perdre dans ces toiles d’araignées musicales aux dimensions européennes, qui dépassent largement toute notion rudimentaire de « racines » ou de « frontières », où de génération en génération, de pays en pays, les influences sont portées comme des bouffées d’enthousiasme de la France à la Hongrie, de l’Allemagne à l’Espagne – et inversement et réciproquement – toiles tissées par une foule d’individus irréductibles à leurs nationalités, insolubles dans l’Histoire qu’ils ont contribué à écrire.
Un sillon est tracé jusqu’à nos jours, jusqu’à la musique de notre temps – celle que l’on écrit, que l’on arrange, et aussi que l’on joue, puisque c’est là le premier acte par lequel une musique nous devient contemporaine –, irrésistible élan de vie et de création, imperméable à toutes les notions de culte du patrimoine, de muséification, et de récupération nationaliste.
En témoigne cette mélodie de Kyrylo Stetsenko (1895), dont l’air, d’essence folklorique, en appelle au lyrisme simple de l’enfance pour invoquer la plus universelle aspiration, celle au Printemps de la liberté et de l’espoir : celle du peuple ukrainien, menacé il y a cent ans comme aujourd’hui de n’être qu’une province ou un péage aux ordres d’un Empire, et condamné à étouffer son désir non de gloire, non d’isolationnisme, mais d’appartenance à un monde vaste, ouvert, tissé de ses échanges et de ses métissages.
Sans prétendre que tout se vaut dans le grand magma sonore du postmoderne, mais sans entrer dans une démarche « historiciste » qui ne nous ferait entendre la musique que par le biais de l’érudition, ce concert nous offre l’occasion de voyager dans cette extraordinaire Europe sans frontières qui, si elle existe en sons, reste à construire en actes.
Mais, avant d’apprendre à agir, apprenons à tendre l’oreille.