« LE PROCESSUS CRÉATIF » PAR JAMES BALDWIN

Original publié dans le collectif Creative America en 1962.


Le trait le plus caractéristique de l’artiste est peut-être qu’il doit activement cultiver un état que la plupart des hommes sont dans la nécessité d’éviter : l’état de solitude (state of being alone[1]). Que chacun d’entre nous est, au moment fatidique, seul, c’est une banalité – c’est-à-dire un constat qui est fréquemment énoncé mais, de toute évidence, rarement admis. La plupart d’entre nous ne sommes pas enclins à nous attarder sur la conscience de notre propre solitude, puisque cette conscience est de nature à paralyser toute action dans le monde. Il y aura toujours des marais à drainer, des cités à construire, des mines à exploiter, des enfants à nourrir. Rien de tout cela ne peut être fait seul. Mais la conquête du monde physique n’est pas le seul devoir de l’homme. Il est également voué à conquérir la jungle sauvage en lui-même. Le rôle de l’artiste est alors précisément de faire le jour sur ces ténèbres, de tracer des routes dans cette vaste forêt, afin que nous ne perdions pas de vue, dans toute notre agitation, sa fonction, qui est de faire du monde un lieu de vie plus humain.

L’ « état de solitude » ne doit pas nous évoquer des images de rêveries bucoliques aux abords du miroir argenté d’un lac. La solitude (aloneness) dont je parle ressemble plutôt à la solitude de la naissance ou de la mort. Elle est semblable à la solitude intrépide que l’on voit briller dans les yeux de quelqu’un qui souffre et qu’on ne peut pas aider. Ou encore, elle est comme la solitude de l’amour, cette force et ce mystère que tant d’hommes ont chanté et que tant d’hommes ont maudit, mais que personne n’a jamais compris ni n’a su maîtriser. Je formule la chose ainsi, non par volonté de susciter de la pitié pour l’artiste – grands dieux non ! – mais pour faire sentir à quel point l’état qui est le sien est, en somme, celui de chacun d’entre nous, et pour rendre sa quête aussi parlante que possible. Les états de la naissance, de la souffrance, de l’amour et de la mort sont des états extrêmes – extrêmes autant qu’universels et inéluctables. Nous le savons tous, mais nous préférerions l’ignorer. L’artiste est là pour corriger les structures de déni (delusions) auxquelles nous sommes en proie parce que nous souhaitons ignorer cette vérité.

C’est pour cette raison que toutes les sociétés se sont toujours battu contre cet incorrigible fauteur de trouble – l’artiste. Je doute que les sociétés du futur entretiennent avec lui des rapports plus pacifiés. L’objet (purpose) même de la société est de dresser un rempart contre le chaos intérieur et le chaos extérieur, afin de rendre la vie supportable et perpétuer l’existence de l’espèce humaine. Et il est absolument inévitable que, quand une tradition a été développée – quelle que soit la tradition –, les hommes (people), en général, supposent qu’elle existe depuis la nuit des temps, et soient tout à fait récalcitrants à l’idée d’y apporter des modifications, et soient en fait incapables de concevoir ce que ces modifications pourraient être. Ils ne savent pas comment ils pourraient vivre sans ces traditions qui ont défini leur identité. Leur réaction, quand il apparaît qu’ils ont le droit ou le devoir de réagir, est de paniquer. Et cette panique, nous la voyons aujourd’hui, je crois, partout dans le monde, des rues de la Nouvelle Orléans à l’épouvantable champ de bataille qu’est l’Algérie. Et un niveau de conscience plus élevé parmi les hommes est le seul espoir que nous ayons, aujourd’hui comme dans l’avenir, de minimiser les pertes humaines.

L’artiste se distingue de tous les autres acteurs qui ont une responsabilité dans la société – les politiques, les législateurs, les éducateurs, les scientifiques – par le fait qu’il est sa propre éprouvette, son propre laboratoire, qu’il travaille selon des règles extrêmement strictes, aussi informulées soient-elles, et ne peut laisser aucune autre considération prendre le pas sur sa responsabilité de révéler tout ce qu’il peut possiblement découvrir sur les mystères de l’être humain. La société doit accepter une certaine définition de la réalité ; mais l’artiste, pour sa part, doit toujours être conscient de ce que la réalité visible en cache une plus enfouie, et que tout ce que nous faisons et réalisons repose sur des choses qui nous sont invisibles. La société doit partir du principe qu’elle est stable, mais l’artiste doit être conscient, et nous rendre conscients, de ce qu’il n’y a rien de stable sur terre. On ne peut pas construire une école, instruire un enfant, ou conduire une voiture sans considérer certaines choses comme acquises. Mais l’artiste ne peut ni ne doit rien considérer comme acquis, mais se doit d’aller au cœur de chaque réponse et faire éclater au grand jour la question qu’elle contient.

Ce sont des prétentions bien grandiloquentes que je semble prêter à une race (breed) d’hommes et de femmes historiquement méprisés de leur vivant et acclamés une fois qu’ils sont morts et inoffensifs. Mais, d’une certaine façon, l’honneur tardif que toutes les sociétés accordent à leurs artistes est la preuve de ce que j’essaie d’avancer. Car il s’agit en réalité pour moi de tenter de clarifier la nature de la responsabilité de l’artiste vis-à-vis de la société à laquelle il appartient. La particularité de cette responsabilité est que l’artiste ne doit jamais cesser d’être en guerre avec la société, pour l’intérêt de celle-ci et dans le sien propre. Car la vérité, en dépit des apparences et de tous les espoirs que nous pouvons nourrir, est que le monde est en perpétuel changement, et que la mesure de notre maturité en tant que nations et en tant qu’hommes est notre degré de préparation à accueillir ce changement et, partant, à l’utiliser pour notre propre bien-être (health).

Mais quiconque a déjà été amené à y réfléchir – quiconque a, par exemple, été amoureux ne serait-ce qu’une fois dans sa vie – sait que le seul visage qu’il ne verra jamais est le sien. Votre amant – ou votre frère, ou votre ennemi – voit le visage que vous portez, et ce visage peut provoquer les réactions les plus extraordinaires. Nous faisons ce que nous faisons, et ressentons ce que nous ressentons, principalement parce que nous le devons (we must) – nous sommes responsables de nos actions, mais nous ne les comprenons que rarement. Il va sans dire, je crois, que si nous nous comprenions mieux nous-mêmes, nous nous ferions moins de mal. Mais la barrière entre soi-même et la connaissance que l’on a de soi-même est des plus hautes. Il y a tant de choses que l’on préférerait ne pas savoir ! Nous sommes des créatures sociales parce que nous sommes incapables de vivre autrement. Mais pour devenir sociaux, il y a bien d’autres choses que nous devons éviter de devenir, et nous avons peur, tous autant que nous sommes, de ces forces en nous qui n’ont de cesse de menacer notre précaire sécurité. Et pourtant ces forces sont là : nous ne pouvons pas les chasser par notre seule volonté (we cannot will them away). Notre seule option est d’apprendre à vivre avec elles. Et nous ne pouvons pas l’apprendre à moins d’être prêts à livrer la vérité de ce que nous sommes, et cette vérité est toujours différente de ce que nous voudrions qu’elle soit. L’effort humain consiste à réunir ces deux réalités dans un rapport comparable à une réconciliation. Après tout, les êtres humains que nous respectons le plus – et craignons le plus aussi parfois – sont ceux qui sont le plus profondément impliqués dans cet effort délicat et épuisant, car ils possèdent cette inébranlable autorité qui ne s’acquiert qu’en étant témoin du pire, en l’endurant, et en y survivant. La nation la plus riche est celle qui a le moins besoin de se défier de ces personnes et de les ostraciser – qu’ils honorent, comme je le disais, une fois qu’ils sont partis, parce qu’une partie de nous-mêmes, au fond de notre cœur, sait que nous ne pouvons pas vivre sans eux.

Les dangers liés au fait d’être un artiste américain ne sont pas plus grands que ceux liés au fait d’être un artiste dans tout autre endroit du monde, mais ils sont très particuliers. Ces dangers sont le produit de notre histoire. Ils proviennent de ce que, pour conquérir ce continent, cette solitude particulière dont je parle – cette solitude dans laquelle on découvre que la vie est tragique, et de ce fait indiciblement belle – ne pouvait pas être permise. Que cette prohibition soit typique de toutes les nations émergentes, je ne doute pas qu’on en verra la preuve de bien des façons dans les cinquante années à venir. La conquête de ce continent a maintenant été achevée, mais nos habitudes et nos peurs sont restées les mêmes. Et, de la même manière que pour devenir un être humain, on modifie et supprime et, pour finir, se ment à soi-même sans grand courage au sujet de notre propre chaos intérieur qui nous est inconnu, ainsi nous avons, en tant que nation, modifié ou supprimé et menti au sujet des forces les plus obscures de notre histoire. Dans le cas d’un individu, nous savons que quiconque est incapable de s’admettre la vérité sur son propre passé s’y trouve enfermé, captif qu’il est de la prison de son moi inexploré. C’est aussi le cas des nations. Nous savons qu’un individu, quand il est pris dans une telle paralysie, est incapable de juger de ses faiblesses ou de ses forces, et qu’effectivement il les confond fréquemment. Et c’est, je pense, notre cas. Nous sommes la nation la plus puissante de l’Occident, mais pas pour les raisons que nous croyons. C’est parce que nous avons une opportunité, qu’aucune autre nation n’a, de dépasser les concepts de l’Ancien monde, ceux de race, de classe, de caste, pour créer, enfin, ce que nous devions avoir à l’esprit quand nous avons commencé à parler d’un Nouveau monde. Mais le prix en est un regard jeté en arrière, sur le moment de notre arrivée, et un bilan sans concession de ce qui s’est produit depuis. Pour un artiste, le bilan de cette aventure se révèle avec le plus de clarté dans les personnalités des individus que cette aventure a produits. Les sociétés en sont toujours inconscientes, mais la guerre d’un artiste avec la société à laquelle il appartient est une guerre amoureuse, et au sommet de son art, l’artiste fait ce que font les amants : révéler l’être aimé à lui-même, et dans cette révélation, permettre à la liberté de se réaliser.


[1]Littéralement, « l’état d’être seul ». Aloneness pourrait se traduire par « l’être-seul ». Car il ne s’agit pas ici du couple lonely/loneliness, qui désigne la solitude vécue négativement par le sujet (traduit parfois par « désolation »), mais d’un isolement qualitativement neutre, voire positif. Je n’opte cependant pas pour cette traduction explicative, d’une part parce que le mot français solitude recouvre cette signification, d’autre part pour ne pas dénaturer le style du texte.

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