LES FANTÔMES D’EDGARD NACCACHE

Note pour le catalogue de la rétrospective Edgard Naccache de la Galerie Gare de Marlon à Paris, en février-mars 2016.

C’est un vieux savoir-faire : enduire une toile, apposer, couche par couche et à l’aide d’outils demeurés intacts au fil des siècles, des pigments pâteux, vernir, tendre sur un châssis. Il y a des mélanges secrets, que dissimule l’odeur obsédante de l’essence de térébenthine, et de beaux noms de couleurs qui évoquent la Méditerranée du Moyen-Âge et de la Renaissance. Tout un vocabulaire poétique, aussi, pour désigner ce qu’une image montre et qui n’est pas la réalité, vanités ou natures mortes. Humblement inscrite dans les rituels simples d’une peinture qui n’a pas besoin de rappeler qu’elle est un art plastique, l’œuvre d’Edgard Naccache échappe pourtant à son lexique. Terre-de-Sienne ou ventre-de-biche, ces couleurs qui ne semblent pas sorties d’un tube mais directement arrachées au sol ou à un mur de Djerba ou de Paris ? On n’y songe pas. Vanités ou natures mortes, ces objets épars vus sur un chantier ? Leur contemplation ne nous évoque jamais l’Ancien Testament mais toujours la vie, et on ne pense là ni à l’œuvre de la nature, ni à la putréfaction par laquelle la mort opère.

Et pourtant, franche, épaisse, débordante, avalant sans lutter coupures de journaux et autres matériaux venus du monde, ou reproduisant d’un fin trait de pinceau un pochoir, un tracé de craie, une réclame, ou une carte postale touristique, la peinture a rarement été aussi reine que dans les tableaux de Naccache, parlant sa langue, dictant sa loi, s’imposant comme dialecte et support natifs et maternels avant et par-dessus la toile et le bois. La traduction de la chose vue en image à deux dimensions ne se fait pas selon les conventions inventées à cet effet, celles des jeux d’ombres et de perspectives, au point de peu à peu, au fil des ans, conduire l’artiste à préférer pour sujets les murs et les palissades qui s’offrent déjà, en eux-mêmes, comme des tableaux – qu’ils ne sont pourtant pas, puisque c’est bien le peintre qui leur offre le privilège de les contrefaire et de les réinventer. C’est ainsi que s’accumulent depuis des temps immémoriaux les objets qui constituent le catalogue de l’histoire de l’art.

Le résultat est fauve, brut, abstrait, sans appartenir à aucune des esthétiques qui se sont revendiquées de ces termes. C’est que, colorant sur un échafaudage les murs des villas de Tunis qu’il prenait par ailleurs pour modèles, Naccache est comme Botticelli qui peignait dans ses tableaux les robes fleuries qu’il décorait, dit-on, pour les riches dames florentines : sa peinture, totale, parle la langue des murs et irradie autant le réel que sa représentation, que recouvre la même couche familière de matière pigmentée. Le peintre expérimenté sait pourtant qu’un tableau est un tableau, et il se garde bien de reproduire, en imitant un mur qui a connu plusieurs vies, l’ordre natif des couches, mais il les réinvente, sans souci de prétendue authenticité ou d’illusion, au gré des lignes de forces qui seules comptent, celles de la matière qu’il a sous les doigts, et de son regard.

Dans cette saturation de matière et d’images, qu’il se plaît à rendre inégale, dégoulinante, et abîmée, portant la marque de l’œuvre au sens qu’a ce mot dans les métiers du bâtiment, et des modifications apportées par le passage des hommes et du temps, se dessine une absence qui ne passe pas inaperçue : celle de ses protagonistes. Passés certains paysages de la première période, les figures humaines disparaissent tout à fait. Ne restent que leurs jeux, leurs souvenirs, leurs combats, leurs ravages, leurs rêves en chantiers, réduits souvent à ces traces primales, presque rupestres, que sont les inscriptions furtives de la marelle, des jurons, de la séduction maladroite, et même de cet étonnante énonciation des astres et des voyelles qui revient comme un leitmotiv au temps d’avant le langage : soleil, lune – a, e, i, u, o.

Ce n’est alors plus le quotidien, l’anecdotique qui transparaît dans les tableaux de Naccache, mais un destin permanent, sans cesse réécrit couche par couche, d’une humanité en perpétuel déménagement. Les fantômes de la banlieue de Tunis, ou des quartiers de Paris dont l’histoire est réécrite, sont ceux d’un exil qui ne se limite pas à celui des Juifs du Maghreb qui a pénétré l’artiste dans sa chair, et que raconte une éternelle légende qui ne cesse de se raconter dans nos villes, celle des millions d’âmes qu’emportent dans leurs marées les terrains par trop vagues. Pour la saisir, il faut comme Naccache peindre avec patience et détermination, éclabousser et raffiner les matériaux qui semblaient les plus pauvres, le bois, le carton, ou cette toile de lin rugueuse qui ressemble au jute et qu’il cloue ou agrafe d’une main ferme sur des châssis qui semblent être nés des débris de cageots usagés.

La peinture, qui murmure la langue secrète des murs, peut rendre visible aux vivants la foule des fantômes parmi lesquels ils marchent, aiment, et dorment sans jamais les regarder.

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