De tous les arguments possibles pour critiquer les différentes formes d’écritures inclusives (oui, il y en a plusieurs, et elles s’offrent comme des outils disponibles et non comme une prescription unifiée), celui qui m’étonne le plus ces jours-ci est celui consistant à dire que c’est un « massacre » de « notre belle langue française », de son esprit, voire de son esthétique immanente. On se drappe dans quelques dix siècles de littérature « française » pour nous expliquer qu’il faut caresser ce bon vieil idiome dans le sens supposé de ses poils, parce que bon, ce n’est pas sa faute s’il n’a que le masculin pour neutre, et il s’en est très bien sorti comme ça jusqu’ici, sans avoir à inventer des mots et des conventions typographiques à tout bout de champ. Puisque cette langue et ses limites sont mon outil et mon « lieu » principal de travail tous les jours, je me permets quand même quelques remarques là-dessus. Passons sur ce que l’on peut opposer à une certaine vision anhistorique du langage en montrant que la grammaire a été orientée à certains moments-clefs selon une vision sexiste, sur les liens complexes entre la langue et la société, tout cela a déjà été dit et bien dit, et je ne peux que renvoyer à des commentaires plus éclairés tirés de la lecture féministe de l’histoire et de la linguistique.[1] Précisons aussi que ne suis pas intéressé ici par un quelconque projet de « réforme » qu’il s’agirait de défendre, et que je ne parle de la langue qu’en termes de pensée vivante et de plaisir, voire de sensualité, disons en anarchiste. C’est à ce titre que je veux évoquer ce rapport charnel, largement subjectif, à la langue, de certaines critiques sentimentales qui se revendiquent de l’érudition et de la sensibilité littéraire, contre une « novlangue » qu’on voudrait nous imposer.
Il y a d’abord l’éternelle, complexe et passionnante dialectique du féminin et du masculin, qui comme cela a souvent été répété ne relève dans certains cas que de l’arbitraire de l’histoire des mots et de la formation des langues, et qui fait qu’en français, contrairement à ce qui se passe ailleurs, chaque mot a un sexe, sans que l’on ait de raison particulière de penser qu’une chaise est spécifiquement féminine et qu’un tabouret est quintessentiellement masculin. C’est un particularisme qui constitue le cadre grammatical dans lequel la langue française évolue, bénin (quoique pas moins bizarre pour autant) quand on parle d’objets, plus problématique quand on parle d’humains, quand par exemple, pour citer des cas qui s’expliquent toujours par l’étymologie mais suscitent des interrogations légitimes, un homme est une sentinelle, ou une femme un mannequin (pour dériver sur ces exemples, évidemment l’enseigne, la vigie ou l’estafette non plus ne doivent leur genre à autre chose que l’histoire des mots, qui de substantivations en métonymies forment ainsi les titres et les noms de fonctions, quoique en l’occurrence on puisse noter que ce ne sont jamais les grades les plus élevés de la hiérarchie militaire qui sont concernés ; et remarquons aussi que le mot mannequin vient d’un objet qui est, étymologiquement, un modèle artistique de la figure humaine, étant entendu que l’étymon anglo-saxon masculin « man », ici convoqué via le néerlandais, désigne le genre humain en général : même dans ces cas admis-là rien n’est tout à fait neutre dans le langage). Soit, cet arbitraire est un donné, et on ne peut pas remettre du sens là où il n’y en a pas, dans une certaine mesure c’est en effet une spécificité du français. D’ailleurs pour y remédier quand ça pique les yeux et les oreilles, dans d’autres langues, que ce soit l’espagnol ou le suédois, où le suffixe de certains mots marque forcément un genre, on a pu naturellement inventer un neutre, un troisième genre qui n’existait pas. En français, où le féminin se construit généralement par un suffixe ajouté à la forme masculine qui sert de neutre par défaut, le cas n’est pas aussi binaire : dans certains cas il faut inventer une nouvelle forme, dans d’autres on n’a pas besoin de chercher à féminiser certains mots alors que l’on ne songerait pas à en masculiniser d’autres. Et ce n’est pas grave d’ailleurs, on apprend à aimer le trouble délicieux qui oppose LE soprano et LA basse, qui pourtant traduisent musicalement le paroxysme non seulement d’un genre, mais aussi d’un sexe dans la réalité physiologique auquel il correspond, et c’est une tension féconde, un jeu de masques plaisamment trouble. Ici la question de l’écriture inclusive n’est pas de démanteler le fonctionnement de la langue, mais de faire prendre conscience de ses mécanismes en cessant de les invisibiliser. On peut faire vivre davantage cette sexualité trouble des mots, en ne la reléguant pas aux impensés mais en se demandant comment elle affecte, teinte chacun des termes que nous employons, pourquoi un arbre (ou un poisson) serait mâle et une fleur (ou une abeille) femelle, avec tout ce que cela charrie de représentations. Ensuite, en pratique pour les mots sur lesquels on peut agir, le litige concerne principalement les noms de métiers et de fonctions. Or dans ce cadre il n’est jamais inintéressant, par simple désir de comprendre notre société et notre histoire, de se demander pourquoi traditionnellement certains mots seraient censés se contenter de la forme masculine, y compris quand l’étymologie permet naturellement les deux genres : si même le latin a auctor et auctrix, il n’y a pas trop de raisons de ne pas avoir auteur et autrice, et d’ailleurs sur ces choses le français est étrangement conservateur par rapport aux autres langues indo-européennes. Il s’agit aussi de prendre conscience, dans le cas où le mot existe mais est employé dans un sens précis, que l’usage est dicté par un cadre socio-historique, et que le temps où ambassadrice ne pouvait pas désigner autre chose que l’épouse de l’ambassadeur est révolu. Est-ce pour autant qu’il faut tout sur-genrer ? Non, au contraire, et pour toute une série de mots, il ne faut pas oublier que c’est précisément la réflexion critique sur le genre dans la langue qui a remis au goût du jour un terme technique de grammairiens, celui d’ « épicène », désignant les mots où le genre n’est pas apparent, et qui sont en pratique réellement neutres, comme élève ou juge ou archéologue, ou des adjectifs comme rouge, agréable, difficile. Personne ne cherche à sexualiser ces mots-là, précisément il s’agit dans la réflexion sur le sexisme latent du langage d’inciter à leur usage quand il est possible. Tous ces rappels pour simplement m’étonner de voir des personnes qui prétendent « aimer la langue française » et ses beautés refuser que l’on fasse de la tension entre les genres grammaticaux, et entre les mots genrés et épicènes, les éléments d’un usage raisonné et conscient, sensible, pouvant conduire aussi à un choix méticuleux voire ludique de son lexique, au plaisir de « choisir ses mots » et d’en jouer. Ou qui n’imaginent pas inventer des nouveaux mots pour pallier l’absence de féminin là où le suffixe est clairement masculin, ou pour inventer de nouveaux pronoms. Pour moi en tout cas, la saveur de la langue, et de la langue française en particulier, réside dans ce genre de plis qui sont une richesse et une source de réflexion et de jeu.
Un autre cas qui montre que les usages émergeants dits « inclusifs » poussent à mieux réfléchir notre langue et son histoire, c’est cette fameuse règle du « masculin l’emporte », dont on rappelle beaucoup en ce moment l’origine sexiste, et que l’on oppose à bon droit à l’usage avec lequel il était en concurrence, celui de l’accord de proximité (dans une énumération, accorder en genre avec le dernier terme cité). Je n’ai toujours pas compris ce que l’on pouvait raisonnablement opposer à cette belle contamination du genre d’un mot à toute la phrase, qui vient bousculer et surprendre l’oreille, tout en s’imposant avec naturel dans le flux de l’énonciation. Que les arbres et les fleurs sont belles : on sent la phrase respirer et c’est merveilleux, et il faudrait en effet parler ainsi, ne serait-ce que parce que c’est plus beau.
Un autre procédé d’écriture inclusive mis en avant, et qui est en ce moment le plus vif objet de courroux des puristes, est la déclinaison des suffixes à l’écrit pour éviter que le masculin ne l’emporte au pluriel, à l’aide des points bas, ou tirets, ou points médians, qui heureusement sont venus remplacer l’usage bizarroïde des féminins mis entre parenthèses : les électeur·rice·s. D’abord grammaticalement : comme pour le jeu des étymologies, j’ai du mal à comprendre que quelqu’un qui aime les mots et leur histoire, qui aime les mines d’or que sont les dictionnaires n’aime pas cette pratique qui fait jouer devant nous les engrenages d’un mot, en fait ressortir et retentir le radical, le torréfie et l’ouvre à son origine cachée, à ses associations plus ou moins libres, nous le propose comme assemblage de strates. Ensuite purement typographiquement, quelqu’un qui aime l’écrit peut-il vraiment ne pas jouir de voir des signes typographiques s’immiscer au milieu des phrases plutôt que de les ponctuer, et d’enrichir le français, si misérablement pauvre en signes diacritiques qui embellissent tant d’autres écritures à travers le monde, de signes comme le point médian qui jusqu’ici était le privilège des langues occitano-romanes comme le catalan ? Rien que ce double plaisir, lexical et typographique, me semble infiniment libérateur dans l’usage de l’écrit, et il ne devrait pas être réservé aux poètes, ou à ceux qui réfléchissent sur l’articulation des mots à coups de tirets comme Lacan et Derrida : cela devrait être une possibilité donnée à tou·te·s de s’approprier ainsi le langage et la manière dont on l’écrit. Car c’est bien aussi de la spécificité de l’acte d’écrire qu’il s’agit. Il y a à ce sujet cet argument, celui de celleux qui objectent qu’on produit par ce type d’écriture (par exemple celles que je viens d’utiliser : tou·te·s et celleux) des formes qui ne sont pas traduisibles à l’oral : ces personnes (dont sont nos illustres Académicien·ne·s qui ont cru bon de se prononcer dans ce débat) se trompent non seulement sur la nature du langage comme réalité plastique, mais aussi sur celle de l’écrit, qui n’est pas d’être simplement du langage oral gelé, mais qui est une pratique distincte et autonome du langage. Depuis l’invention de l’imprimerie l’écrit ne cesse de s’enrichir de nouvelles dimensions comme langage à part, irréductible à l’usage oral : cela a commencé avec les divers usages de la différence majuscule/minuscule (d’abord une convention laissée à la discrétion des typographes, avant que Victor Hugo par exemple n’en fasse un usage maîtrisé, en considérant que ce sont des « effets » qu’il faut composer et doser comme les autres), et avec l’élargissement de la gamme disponible des signes de ponctuation que l’on s’est progressivement appropriés. Ne pas seulement transcrire des mots et une phraséologie de la Langue qui se manifesterait dans toute sa pureté dans la communication orale, mais inventer une langue de l’écrit, et même une langue de « l’imprimé », c’est un enjeu au moins depuis le « Coup de dés » de Mallarmé, et puis les calligrammes, Dada, les futuristes (Zaoum !), la poésie graphique, le lettrisme, la typographie expressive, etc. etc. L’écriture inclusive, qui a pour point de levier la question du genre, ouvre en réalité l’écrit à toutes les possibilités qui en font autre chose que de la parole durcie, au contraire à un élargissement de la parole par les moyens de l’écriture, dans un mouvement que l’on ne peut appeler autre chose que de la poésie, une poésie à l’usage de tou·te·s.
Ce qui est intéressant dans tout cela, ce n’est évidemment pas d’imposer de nouvelles conventions d’écriture, une nouvelle ortho-graphe obligée, dans le sens d’une ortho-doxie ou ortho-dontie de l’écrit. Ce n’est, de fait, l’intention de personne dans cette affaire, et la revendication inquiétante pour certain·e·s de ne pas « laisser tranquilles » les usages où le masculin passe pour du neutre ne doit pas masquer cette hauteur de vue qui n’est pas réductible à la lutte féministe, sinon par la conscience que l’émancipation désirée par le féminisme est celle de toutes les dimensions de la vie, bien au-delà de la polarité masculin/féminin qui n’est qu’une des nombreuses structures mal pensées de nos sociétés. L’enjeu est ici pour nous tou·te·s de donner vraiment « à lire » dans toutes ses strates la langue que l’on écrit, et avec laquelle on communique et pense, et cela n’est pas un appauvrissement mais un enrichissement, un ouvroir à possibilités nouvelles, pour dire plus et dire mieux. Par la sensibilité à l’accord en genre du reste de la phrase, par la tentative de greffer de nouveaux suffixes au radical qui est la seule part réellement « neutre » d’un mot, et au-delà de ces procédés, on donne à observer ce que fait le sexe aux mots, on le rend visible et audible. On fait réfléchir le langage que l’on utilise. Un langage très désagréable à réfléchir, évidemment, puisqu’il nous pénètre et nous structure. Cette confrontation avec l’impensé que constitue paradoxalement l’outil avec lequel on pense est certes pénible et fastidieuse, mais aussi salutaire. Elle nous invite à une très éprouvante introspection, individuelle et collective, qui n’est pas contraire à « l’usage » que l’on devrait avoir d’une langue, ni a fortiori de ce à quoi peut servir la littérature, mais qui au contraire touche au cœur de ce que ces choses-là – la langue et la littérature – peuvent vouloir dire, à quoi elles peuvent nous servir. Ne nous crispons donc pas sur les faux sujets, et ne prenons pas pour cela un soi-disant amour de la langue, et son patrimoine littéraire, en otage. Au contraire saisissons l’opportunité de faire du langage un lieu pour réfléchir, en acceptant la nécessité qu’il a pour être cela de se réfléchir toujours lui-même. Avec nos mots, soyons tou·te·s savant·e·s, poète·sse·s et philosophes, au-delà même de la question du masculin et du féminin qui sert ici de point de départ. Les champs qui s’ouvrent à nous sont infinis, et nous devons remercier la pensée féministe de nous les offrir à tou·te·s.
[1] Ceux notamment de l’historienne de la littérature Éliane Viennot dans cet entretien passionnant.