Communication dans le cadre du colloque Lumière et musique : appropriations, métaphores, analogies, organisé par le CNRS-IReMus à la Fondation Singer-Polignac à Paris, en novembre 2018.
Peter Sellars est un metteur en scène qui a donné à la musique un rôle central dans son travail. Ce n’est pas seulement qu’il a défendu l’idée que les moyens de la mise en scène peuvent nous faire mieux entendre les œuvres du passé et du présent en leur offrant un contrepoint visuel et dramaturgique, ou pour utiliser son propre terme, un « contexte ». Ni seulement qu’il a contribué au renouveau baroque et à la redécouverte d’opus classiques, autant qu’à la création de nouvelles œuvres de compositeurs tels que Ligeti, Adams, Saariaho ou Tan Dun. Ce sont là presque des effets collatéraux de son travail, et de son besoin de l’alimenter de musique. L’esthétique de Peter Sellars est en effet guidée par la conviction que la musique irrigue le théâtre, le met au défi de se renouveler, et lui propose constamment de chercher son propre dépassement, lui ouvrant des possibilités et des dimensions qui ne lui sont pas accessibles par ses formes supposées propres. La démarche de Sellars avec chaque partition d’opéra se laisse formuler assez simplement : « mettre en scène la musique ». Non seulement donc, un élargissement du texte au-delà du verbe et du drame, mais un rôle central et matriciel donné à la musique, qui évoque la définition que Wagner donne de ses propres « drames musicaux » : « des actes musicaux rendus visibles[1] ». Chaque œuvre musicale se présente au metteur en scène comme une gageure : quelle expression théâtrale peut lui rendre justice, lui répondre à la mesure de son invention formelle ? À chaque fois un nouveau théâtre est à inventer, et Sellars convoquera tous les moyens disponibles, dramaturgiques et plastiques notamment, pour faire éclater les conventions naturalistes (et à travers elles le monde qu’elles prétendent mettre au scène), auxquelles la musique résiste, par son caractère stylisé, sa temporalité, et en ce qui concerne le travail de l’acteur, les formes de vocalité qu’elle met en place.
Deux outils privilégiés en particulier se distinguent pour rapprocher le théâtre de la complexité formelle et de la ductilité de la musique : la chorégraphie et la lumière. C’est-à-dire, la composition, la rythmique illimitée des corps et des espaces, ouvrant le théâtre à son plein potentiel artistique. De fait, ces deux éléments sont deux outils majeurs de Sellars. Pour la lumière, le sujet est central au point qu’il fait l’objet d’une collaboration quasi exclusive avec l’éclairagiste James F. Ingalls depuis bientôt quarante ans. Au-delà des ressemblances entre musique et lumière, sur lesquelles je ne reviendrai pas à un niveau général puisqu’il en a été et sera beaucoup question dans ces journées que nous partageons, postulons que tout comme la musique, qui s’offre comme chez un Kandinsky comme un modèle formel et un idéal esthétique[2], la danse et la lumière ne se présentent pas simplement comme un ensemble de techniques, elles charrient leur contenu de médiums propres, leurs liens avec l’histoire de l’art et celle des représentations, leurs réseaux de sens, historiques et symboliques – des métaphores inévitables par leur concrétude. À ce titre elles offrent des pistes et des modèles, elles font paradigme, et ainsi ne se contentent pas de servir une réalisation artistique, mais la nourrissent à plusieurs niveaux. C’est ce balancement d’un même objet entre le statut d’outil et celui de paradigme, dans lequel la partie offre des modèles au tout, qu’il nous intéresse d’explorer, tant il nous semble un mécanisme essentiel de la rencontre des arts. L’exemple du travail de Sellars sur des œuvres musicales nous offre à cet égard des points d’entrée, dont nous présenterons ici une première approche.
1. Avant-gardes contre naturalisme
Pour comprendre la démarche de Sellars, il nous faut en percevoir la dimension synthétique et dialectique, sur laquelle je voudrais donc rapidement revenir. Comme tous les créateurs, et en particulier les créateurs de théâtre américains du XXe siècle (Sellars est né en 1957 à Pittsburgh, Pennsylvanie), l’identité artistique de ce metteur en scène repose sur l’invention d’une généalogie. Au gré d’une formation de marionnettiste, d’études éclectiques à l’université de Harvard et de séjours en France, en Russie et en Asie, cette généalogie est la revendication de tous les héritages qui rejettent le naturalisme comme une esthétique inféconde, centrée sur l’individu et la psychologie, et donc impropre à rendre compte de la complexité de l’expérience humaine[3]. C’est le propos des avant-gardes théâtrales, de leur formulation d’un théâtre qui déploie sa grammaire au-delà du texte et de l’imitation de la conversation, de cette fausse imitation du réel qui n’est que l’imitation d’une imitation conventionnelle de son apparence. Ces avant-gardes ont historiquement eu en partage leur fascination pour toutes les formes de « drame musical », dont les précédents sont à trouver dans des « ailleurs », des réalisations – connues ou fantasmées – à découvrir en d’autres temps (tragédie grecque, théâtre et opéra baroques) et d’autres lieux (théâtre asiatique, pratiques rituelles). La musique jouit dans ce cadre du prestige de dire de la vie autre chose que l’imitation de son apparence, ne serait-ce que parce que sa nature lui interdit à la fois la description et le discours stricto sensu, quoiqu’elle soit en constante tension avec ceux-ci.
Les deux principaux courants avant-gardistes qui intéressent Sellars ont vécu des trajectoires parallèles, et il s’est efforcé de les réunir. Quoique apparemment contradictoires entre eux, ces deux courants revendiquent à part égale la musique et la lumière comme outils majeurs, et s’inspirent des théâtres d’Asie. Je vais les évoquer à travers les noms de leurs représentants les plus célèbres, qui ont formulé leurs programmes artistiques dans l’entre-deux-guerres, et dont se sont réclamés de différentes façons, généralement séparément, tous ceux qui les ont suivis. Notons aussi qu’en sus d’être des théoriciens cités par Sellars, ce sont aussi deux auteurs qu’il a mis en scène.
1) Le premier courant peut être rattaché à l’esthétique formulée par Antonin Artaud dans Le Théâtre et son double. C’est un théâtre mystique, qui agit physiquement sur le spectateur, par la mobilisation, dit Artaud, des qualités « vibratoires » du son et de la lumière[4]. Artaud veut repenser l’esthétique de la lumière, la sortir de sa fonction utilitaire ou illustrative, et en développant un matériel technique qui augmente les possibilités de types de lumière et de couleurs, mobilise « l’action particulière de la lumière sur l’esprit[5] ». Ce théâtre puise dans les rituels et dans l’histoire de la peinture, il est une poésie de tous les médiums conjugués, seul moyen de rendre compte de « l’homme total ». En bref : « À la visualisation grossière de ce qui est, le théâtre par la poésie oppose les images de ce qui n’est pas[6] ». Par commodité appelons le paradigme de la lumière qui est invoqué, d’essence métaphysique, celui de l’illumination.
2) Le second courant qui nous intéresse est celui du théâtre épique et didactique de Bertolt Brecht. Ce que celui-ci souhaite opposer à l’individu psychologique du théâtre naturaliste, c’est « l’homme social », aperçu dans la complexité de ses déterminismes. Selon son manifeste inachevé L’Achat du cuivre, son théâtre se veut au théâtre occidental ce que la chimie est à l’alchimie (là où Artaud revendique un « théâtre alchimique »), un « théâtre planétarium » démonstratif, qui signifie qu’il déconstruit en exhibant constamment sa propre fabrication sous nos yeux, sans jamais nous laisser oublier que le commentaire importe plus que la fable[7]. Brecht réclame le contraire d’une lumière hypnotique (à l’image de son théâtre qui appelle un spectateur distant et décontracté, à l’opposé de la mise en vibration souhaitée par Artaud) : il veut une lumière blanche et crue, des projecteurs visibles du public, qui nous rappellent constamment par leur artificialité que nous sommes face à un dispositif qui s’adresse à nous pour nous démontrer quelque chose, de la même manière que les numéros chantés nous empêchent de croire que nous ne sommes pas au théâtre. Citons son poème « L’Éclairage », écrit pour le même manifeste :
« Mets-nous donc de la lumière au plateau, éclairagiste ! Comment pouvons-nous,
Dramaturges et comédiens, dans la pénombre
Présenter nos images au monde ? Le crépuscule sombre
Endort. Nous demandons de nos spectateurs
L’éveil, et même la vigilance[8]. »
L’image est prolongée dans le contexte de ces dialogues de L’Achat du cuivre, où l’Éclairagiste est dans la fabrique du théâtre, face aux « artistes », la figure du prolétaire, ainsi réinscrit dans le processus de création dans une fonction à la fois concrète et symbolique.
Ce paradigme brechtien de la lumière, qui s’inscrit dans le réseau de sens qui lui est propre, nous pouvons l’appeler celui de la lucidité.
L’originalité de Sellars, que je voudrais souligner par ce détour historique, est justement d’avoir cherché à réconcilier ces deux courants apparemment contradictoires, et donc aussi ces deux paradigmes de la lumière dans lesquels ils trouvent de façon si exemplaire à s’illustrer et à se réaliser. Une vision politique mais qui ne réduise pas l’homme à l’homme social, et une vision spirituelle qui ne dépossède pas l’homme de sa capacité à agir sur le monde. Un théâtre de l’illumination et de la lucidité, dans lequel la lumière soit rendue à la polysémie de ses symbolismes et de ses fonctions afin, comme la musique, de servir à tous les niveaux une lecture complexe du monde et de la place que l’homme y occupe. Dès ses études à Harvard, Sellars a trouvé l’expression de cet idéal dans la formule du metteur en scène russe Vsevolod Meyerhold, le « réalisme musical », à laquelle il a consacré un mémoire, avec ce mot d’ordre mystérieux qu’il faut être réaliste comme la musique est réaliste – une mission dans laquelle la lumière est amenée à jouer un rôle fondamental.
2. Symboliques de la lumière
Remontons un peu plus loin. Ces deux usages de l’éclairage nous renvoient à des connotations symboliques plus larges de la lumière, qu’ils sollicitent selon des réseaux de sens distincts quoique partiellement coextensifs – tous deux explorés par Sellars.
Précisons à cet égard la distinction entre symbole et métaphore. Le symbole n’opère pas ici dans son sens restreint, comme un signe, éventuellement caché, qu’il faudrait débusquer dans l’art pour décoder les strates ésotériques de celui-ci, un signifiant offrant son signifié à qui en détient la clef. Il fonctionne comme un signe dans la mesure seulement où son assignation relève de l’arbitraire culturel, mais n’accole pas un sens à un phonème, mais bien plutôt un concept abstrait à une figure qui trouve à s’incarner dans l’ordre sensible. Il relève davantage, pour citer des descriptions incompatibles entre elles, de ce que l’anthropologie appelle un mythe, de l’archétype théorisé par Carl Jung, de l’image décrite par W.J.T. Mitchell, ou de ce monde imaginal que Henry Corbin décèle dans la philosophie soufie. Un tel symbole fonctionne comme un objet distinct, qui lorsqu’il apparaît permet chez le récepteur la lecture d’une situation singulière comme un cas particulier d’un concept abstrait (schématiquement, l’idée/forme de Platon). Le symbole se distingue donc de la métaphore, en ce que celle-ci est un rapport d’analogie partielle établi entre deux objets, généralement de façon transitoire (sauf à entrer dans le langage courant par le biais d’une catachrèse), avec pour finalité d’en faire voir certains aspects plus clairement à travers la comparaison, et avec la conséquence de faire émerger d’autres associations libres. Le symbole est mythologique et collectif, la métaphore est poétique et individuelle. Le symbole remet verticalement de l’ordre dans le monde en réassignant chaque particulier à son universel. A contrario, la métaphore produit du désordre en connectant des choses qui ne sont en apparence pas liées entre elles génétiquement ou rationnellement, mais dans le processus n’en fait pas moins émerger des liens et des significations.
L’œuvre de Peter Sellars révèle un intérêt poussé pour ces symboles en tant qu’archétypes culturels agissants, et Sellars les étudie par exemple dans les travaux des mythologues Ananda Coomaraswamy (qui emploie largement un vocabulaire platonicien) et Joseph Campbell (qui se revendique de Jung), tous deux s’étant attachés à montrer que certains de ces archétypes se retrouvent dans toutes les cultures, dans toutes les mythologies, qu’ils sont sinon universels, du moins la trace – et pour ceux qui en doutaient, la preuve – de la chaîne historique qui lie entre elles les civilisations et les hommes[9]. C’est dans la passion sellarsienne de l’interculturalité qu’il faut chercher la clef de son intérêt pour ces symboles, qui lui permettent de mettre en lien des œuvres et artistes issus de différentes cultures, autour d’archétypes généraux, voire primaux, qui connaissent des manifestations culturellement singulières : l’amour maternel, le conflit des générations, le renouveau du printemps, etc. Mais la même méthode s’applique aussi bien à son travail avec les plasticiens et les musiciens, ou à son rapport à la gestique, qui repose sur une grammaire développée à partir de traditions iconographiques et chorégraphiques variées, mêlées en une sorte de substrat synthétique, moins par accumulation que par recoupement et croisement. Car si ce projet intercuturel est un appel à la connaissance de l’Autre et au dialogue, il se donne aussi un horizon ultérieur qui est la remise en cause dans ce contact à la fois de l’identité et de l’altérité, dans cette étape nécessaire du vivre-ensemble qu’est la créolisation – manifestation, là encore, d’une inclination à la synthèse.
La lumière, particulièrement chargée culturellement, est forcément amenée à jouer un rôle central dans cette démarche de par son statut de symbole universel et versatile. À un niveau très général, la lumière est bien sûr associée au soleil, et à travers lui à la chaleur et à la vie, dans leur inépuisable abondance que chante Georges Bataille. Ce sens très général est fréquemment convoqué tout à fait littéralement au théâtre, et même dans un éclairage naturaliste, il opère aussi symboliquement de façon sous-jacente, ce dont Sellars a tiré profit dans des spectacles qui jouaient de la frontière entre l’hyperréalisme et la stylisation : son Don Giovanni de 1987 était situé par la scénographie dans le Spanish Harlem de Manhattan, et le fait de ne jamais montrer que des extérieurs permettait de souligner que le livret situe l’intégralité de l’action la nuit, avec ce que cela permet en termes d’éclairages : une constante et menaçante obscurité, percée par des lumières artificielles qui aveuglent et étirent les corps. Spectacle complémentaire, ses Noces de Figaro (1988, au PepsiCo Summerfare de NY comme le précédent) tiraient également pleinement profit du sous-texte, ici celui d’une « folle journée » rythmée par des tableaux lumineux qui rendent à chaque « heure » ses connotations, du petit matin qui est le moment fruste où s’activent les domestiques au crépuscule des cocktails mondains et la nuit obscure où les âmes se montrent nues. Ici la symbolique devient ambivalente et rejoint celle mise en place explicitement dès le texte dans Tristan et Isolde (monté à l’Opéra de Paris en 2005), où dans un renversement romantique propre à Wagner le jour devient au contraire symbole des mensonges de la société, et la nuit le temps illicite de la vérité, d’un ordre social alternatif qui met l’amour plus haut que les conventions – conjugales, notamment. Précisément parce que le culte du soleil est universel, cette inversion de la symbolique traditionnelle est, chez le compositeur anarchiste, agissante en tant que subversion, et Sellars la réalise en plongeant le plateau dans une constante pénombre. Double fantasme wagnérien : faire l’éloge symbolique de la nuit, et concrètement instaurer l’usage d’éteindre la salle pour concentrer au mieux l’attention sur le drame au plateau. La principale lumière est alors la luminescence de la vidéo de Bill Viola qui surplombe et domine de ses images la scène pendant toute la durée du spectacle, et qui donne à voir, plutôt que la réalité narrative (I trompe M avec T), un monde de symboles et une odyssée intérieure qui se veut une réalité plus intérieure et plus profonde que celle des apparences.
L’autre symbolique évidente de la lumière est celle de la vérité, du « jour qui se fait ». C’est ici la racine commune des deux paradigmes que nous évoquions : à la fois le geste brechtien de « faire la lumière », d’être un veilleur lucide et vigilant, et la symbolique commune à toutes les traditions mystiques du monde – Sellars aime à la souligner quand il parle d’éclairage – qui appelle à laisser entrer en soi la lumière : l’illumination donc. Cette lumière a aussi ses clichés musicaux que l’on connaît : mode majeur, harmonies résolues, gammes montantes, certains registres et instrumentations. Il en va de même en lumières : un éclairage descendant (mais englobant), d’une grande intensité, se rapprochant du blanc neutre – en somme, de la lumière du jour, et ne dévoilant pas seulement une partie des formes et du spectre des couleurs – possède une connotation similaire. Sur ce point, comme sur l’usage particulier de la couleur souvent présente à l’état pur, sous forme d’aplats, une analyse plus longue est à entreprendre, qui ne se limite pas aux référents symboliques, dans lesquels le geste artistique ne se dissout pas[10].
Deux spectacles récents de Sellars illustrent en particulier le mouvement par lequel la lumière se fait : Iolanta/Perséphone, qui réunit les œuvres éponymes de Tchaïkovski et de Stravinsky (Teatro Real de Madrid, 2012), et Only The Sound Remains, un diptyque de Kaija Saariaho (Opéra d’Amsterdam, 2016). Dans les deux cas, une première partie placée dans une pénombre où la lumière peine à se faire (dans un cas pour une princesse aveugle, maintenue par sa famille à l’écart du monde, dans l’autre pour le spectre tourmenté d’un soldat mort au combat) est suivie de l’explosion printanière de la couleur, de la lumière et de la vie. Si l’opposition mineur/majeur devait signifier quelque chose en lumière, on en trouverait sans doute ici l’illustration littérale, et l’éclairagiste James F. Ingalls en déploie toute la palette, dans l’opposition entre points de lumière manipulés au plateau par les interprètes et washes abondants, entre limitation soustractive à des teintes étouffées (bleues, rouges) et spectre élargi équilibré autour du blanc qui en est l’addition, entre ombres étirées et grands cycloramas bigarrés de peinture et de lumière. De tels spectacles illustrent dans toute sa force ce qu’est le symbole, campé à cheval entre la matérialité et l’archétypal, sans basculer décidément dans l’un ou l’autre monde, et signifiant par là même leur interconnexion profonde qui, à défaut de réenchanter notre monde, contribue à y construire du sens et du lien.
Il faut relever un élément scénographique récurrent des spectacles de Sellars, présent au-delà de la discontinuité de ses collaborateurs au décor, et qui nous en livre pour ainsi dire la poétique : le verre et le plexiglas, face aux interprètes de chair et de sang, se confronte à eux comme un rappel de l’état auquel ils ne peuvent que rêver d’atteindre : la transparence, la pénétration totale par la lumière, que décrit notamment la philosophe et mystique Simone Weil, un des « phares » de Sellars auquel il a consacré avec Kaija Saariaho un oratorio là encore centré sur le leitmotiv du feu et de la lumière (La Passion de Simone, Festival New Crowned Hope de Vienne, 2006)[11]. Cette métaphore, et non symbole cette fois, auquel les personnages se mesurent, se retrouve dans nombre de spectacles de Sellars tout au long de sa carrière, comme analogie d’un idéal inatteignable, sinon justement par analogie, effleurée diégétiquement par le dessillement des personnages et musicalement dans la vulnérabilité de l’expression vocale conventionnelle du dernier acte. « La lucidité, écrit René Char, est la blessure la plus rapprochée du soleil[12]. » C’est dans cet état de blessure nécessaire que Sellars veut nous montrer ses personnages, état dans lequel la présence active au monde du résistant Char rencontre l’imagerie mystique de Weil et de Rumi, et qui est le terrain de conciliation de la lucidité rationnelle et de l’illumination vibratoire qui paraissaient appartenir à des univers différents, tant elles semblaient respectivement active et passive. Mais toutes deux se présentent comme des processus à la fois ascétiques et sensuels, le vibrant théâtre de la cruauté d’Artaud étant un « théâtre difficile et cruel d’abord pour moi-même[13] », et la dialectique que Brecht propose au spectateur de vivre en temps réel « une jouissance[14] ». La lumière en offre les symboles et les métaphores, et ainsi à la fois l’outil et la méthode.
3. Prendre le parti de la lumière et de la musique
Au moment de présenter sa mise en scène de Theodora de Haendel à Glyndebourne en 1996, Sellars argue que ce compositeur d’opéras à succès s’est tourné vers l’oratorio pour imaginer un « théâtre de l’esprit »[15] que les conventions scéniques de l’époque ne permettaient pas encore de monter, mais que notre époque serait enfin capable d’imaginer et de réaliser – de la même façon qu’Adolphe Appia ambitionnait de créer un théâtre qui soit à la hauteur de celui contenu en puissance dans la musique de Wagner mais que celui-ci n’avait pas su inventer au plateau. Cette déclaration vaut pour tout le théâtre musical du metteur en scène. Quelle est cette dimension de l’esprit enfin devenue accessible ? De façon complémentaire, je citerai comment il décrit les opéras de Kaija Saariaho dont il a été co-créateur (L’Amour de loin, Adriana Mater, La Passion de Simone, Only The Sound Remains, dans une collaboration qui s’échelonne de 2000 à 2016) : ils semblent selon lui placer les personnages face à ce fond doré uni des icônes byzantines, ou le fond rouge des tapisseries de la Dame à la licorne chères à la compositrice, c’est-à-dire dans un espace mental et métaphysique qui les extrait à la reproduction du quotidien, pour nous les montrer dans leur dimension la plus essentielle. C’est la création de cet espace mental non-naturaliste, frontal, pictural et musical qui l’intéresse, et avec la musique la lumière en est le principal outil. Sous quelle forme ? Citons quelques exemples concrets qui révèlent la centralité de l’éclairage dans le dispositif même, au-delà de ses emplois symboliques.
Outre également le cyclorama qui traduit littéralement ce fond uni, et permet la stylisation par la couleur et les silhouettes, deux procédés anti-naturalistes par excellence se retrouvent fréquemment dans les créations de Sellars – encore une fois, par révolte contre la réduction du monde à son apparence superficielle et sa représentation conventionnelle : la contre-plongée (une lumière de rampe qui creuse les visages et projette des ombres sur le mur du lointain) et les aplats de couleur pure, qui par nature estompent les traits et la perception normale des objets. Ces effets placent les images expressives ainsi créées à la fois sous le signe de l’histoire de l’art, et sous celui d’une théâtralité anti-naturaliste exacerbée, puisqu’ils magnifient précisément ceux des outils théâtraux qui n’existent pas dans la nature ou dans d’autres types d’éclairage : respectivement, la rampe et les filtres colorés, ces derniers de plus en plus souvent remplacés par des projecteurs à LED. S’y ajoutent la lumière des écrans vidéo, qui reviennent régulièrement dans ses créations dans les années 90 notamment, et plus récemment les tubes fluorescents, qui sont au cœur des dispositifs élaborés pour lui par le plasticien et éclairagiste américain Ben Zamora, qui a remplacé James F. Ingalls sur quelques spectacles récents. Tous ces différents procédés s’offrent comme des instruments rythmiques, à la fois dans l’espace et dans le temps.
Si ces éléments font partie de la grammaire développée par Sellars et Ingalls depuis le début des années 80, ils sont exposés de la façon la plus démonstrative pour la première fois dans le Saint-François d’Assise de Messiaen (en 1992 au Festival de Salzburg). Comme on sait, c’est une œuvre dont la partition elle-même appelle des ambiances colorées très précises, que le compositeur a systématisées en relation à sa musique sur la base de sa propre synesthésie. Or, c’est là aussi que se fait jour a contrario un fait important du travail sellarsien sur la lumière : l’absence de correspondance systématique et stricte entre les deux partitions, la musicale et la lumineuse. Je ne ferai pas de développement hasardeux sur la correspondance entre telles harmonies, tels modes, et telles couleurs : précisément, notre objet d’étude y résiste de façon consciente et volontaire.
Car de la même manière que le théâtre musical s’est émancipé du chiffrage systématique, qui a longtemps sévi, des émotions et des mots dans un langage musical qui chercherait à lui coller par un encodage strict, le rapport de la lumière à la musique que nous retrouvons ici est celui d’un transfert de paradigme lui-même paradigmatique de la collaboration des médiums et des arts dans le théâtre musical : la lumière est un outil musical qui déploie sa propre partition en réponse à la musique sans chercher à en faire la traduction juxtalinéaire. Seule l’indépendance, l’absence de synchronicité stricte, permet l’écriture contrapuntique à l’échelle du spectacle. Dans chacune des réalisations dont il est ici question, la superposition des diagrammes – si on les réalisait – des deux partitions, musicale et lumineuse, indiquant selon l’axe du temps les variations d’intensité, « l’instrumentation » (ainsi que l’on dit aujourd’hui aussi en éclairage), etc., révélerait une tension entre des points et plages de superposition et des effets de décalage qui sont précisément l’apanage du contrepoint, dans un théâtre qui est musical non seulement dans sa forme mais aussi dans sa méthode. Le « réalisme musical » est bien à comprendre ici non seulement comme faisant appel à la musique, mais aussi à une logique musicale indépendante de la musique elle-même, de la même manière que ce théâtre convoque la lumière comme technique mais aussi comme symbolique et comme méthodologie. Ces transferts d’un champ à l’autre se font par analogie, c’est-à-dire à la faveur de métaphores nécessairement imparfaites, et donc de transformations qui restent à explorer dans leur complexité.
Développer une grammaire mais refuser la systémique, comme le fait le poète : c’est sans doute un axiome nécessaire de ce « théâtre par la poésie » fantasmé par Artaud, si l’on file, là encore, une métaphore, celle qui déplace la poésie en-dehors du strict domaine des mots. De la même manière que la musique se laisse structurer par la résolution d’un accord, la construction d’un climax ou le dépouillement jusqu’au silence, quand il est musicien et dramaturge l’éclairagiste met avant tout en scène le mouvement par lequel la lumière se fait. C’est cette dialectique du dévoilement qui réconcilie les esthétiques de la lucidité et de l’illumination, sans briser le mystère de leur imbrication : n’étant strictement ni décor, ni force diégétique, ni reflet des états mentaux et des situations, ni commentaire, et dans le même temps un peu tout cela à la fois, décollé de la stricte illustration, l’éclairage nous donne à voir quelque chose qui sourd et que la musique nous donne quant à elle à entendre, et tous deux nous font comprendre l’imbrication des moments dans la chaîne des causes, des parties dans le tout, mais aussi des ruptures entre le continu et le discret, du visible balloté dans l’océan de l’invisible, en posant un regard diachronique et critique sur ce qui nous est présenté comme des « événements », et dont la Gestaltpsychologie dit que nous l’appréhendons comme des formes.
Conclusion. La métaphore et sa méthode
Le rôle particulier que le théâtre de Peter Sellars propose à la lumière, comparable de tant de manières à celui qu’il donne à la musique et auquel il est comme nous l’avons vu intimement lié, ne nous offre pas uniquement sa singularité artistique, mais également un terrain de pensée plus vaste. Nous y trouvons, nous l’avons vu, des outils techniques provenant de médiums variés, et des symboles, outils de mise en relation matérielle d’intelligibles. Mais nous y observons surtout des continuités étonnantes entre technique et symbolique, et de médium à médium, le long de (court-)circuits métaphoriques, et qui nous mettent en demeure d’observer non un groupe de données fixes, mais un mouvement vivant, une constante porosité, une réalité qui ne fait pas que se dévoiler, mais qui se construit sous nos yeux. La manière dont le théâtre se saisit de la lumière ou de la musique n’est pas simplement l’adjonction de médiums à un art, de sous-ensembles à un ensemble, mais une écologie sensible et complexe de formes que nous chargeons de sens tandis que nous les manipulons. Ces métaphores vives, entre « analogues » mais surtout par synecdoque entre des échelles incommensurables telles que les visées du théâtre et les moyens qu’il se donne pour les réaliser, ouvrent des chemins, et doivent s’appréhender dans leur mouvement comme une véritable méthodologie (littéralement, une science des chemins au-delà). Le théâtre, parce qu’il relie les échelles et les médiums, a vocation à être le lieu où cette méthodologie peut s’observer, se fabriquer et se transmettre – tant nous avons à apprendre en lui à penser, et à découvrir que les paradigmes et les outils qui les servent, loin de suivre la génétique impliquée par la hiérarchie fonctionnelle qu’on leur donne, peuvent contribuer de façon récursive à leurs élaborations respectives, au contraire des modèles simplistes, dans un monde dont nos schémas ne nous permettent encore qu’imparfaitement d’appréhender la complexité.
[1]« … da ich meine Dramen gern als ersichtlich gewordene Thaten der Musik bezeichnet hätte. » Richard Wagner, Über die Benennung ‘Musikdrama’, in Musikalisches Wochenblatt, 8 novembre 1872.
[2]« In Anwendung der Form kann die Musik Resultate erzielen, die die Malerei nicht erreichen kann. » Wassily Kandinsky, Über das Geistige in der Kunst, Munich, Piper & co, 1912, p. 38.
[3]Il est question ici d’un naturalisme délayé, celui qui est aussi la koinè cinématographique contemporaine, et qui ne rend pas compte de la singularité de ce qu’a été le naturalisme théâtral au XIXe siècle, quoique ce soit contre le réductionnisme de ce dernier que se sont soulevés le symbolisme et les avant-gardes.
[4]Antonin Artaud, Le Théâtre et son double [1938], in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2004, p. 554. Relevons cette notion de vibration par laquelle Artaud lui-même met en relation musique et lumière, renvoyant autant à leur identité de nature physique (ondulatoire) qu’à la manière dont elles affectent par suite le spectateur, modalité de perception/réception qui pour Artaud fait paradigme pour tout son théâtre.
[5]Artaud, Le Théâtre et son double, p. 562.
[6]Artaud, Le Théâtre et son double, p. 565.
[7]Bertolt Brecht, Der Messingkauf [rédigé à partir de 1937], in Schriften zum Theater 5, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1963, en particulier le chapitre « K-Typus und P-Typus », pp. 60-69, où est exposée l’image du planétarium.
[8]« Die Beleuchtung », in Brecht, Schriften zum Theater 5, p. 265. (Nous traduisons.) Le champ lexical allemand de la veille permet le glissement de l’éveil (Wachheit), provoqué matériellement par la puissance de la lumière, à l’état intellectuel de vigilance (Wachsamkeit) – assurant dans le langage le continuum de la métaphore filée.
[9]Voir notamment Ananda Coomaraswamy, « Imitation, Expression, and Participation » in Rama P. Coomaraswamy (éd.), The Essential Ananda K. Coomaraswamy, Bloomington, World Wisdom Inc., 2004, pp. 181-191, et Joseph Campbell, Myths of Light, Novato, New World Library, 2003. Il faut ici renvoyer aussi aux travaux de Claude Lévi-Strauss et de Philippe Descola, dont Peter Sellars est également lecteur.
[10]Sans compter, dans ce champ particulier, la versatilité des symbolismes, qui ne les neutralise pas pour autant : un même vert peut connoter/suggérer aussi bien la vie que la maladie, le printemps que la nuit, et cette ambivalence elle-même est productrice de sens.
[11]« Pour du verre il n’y a rien de plus que d’être absolument transparent. Il n’y a rien de plus pour un être humain que d’être néant. » Simone Weil, La Connaissance surnaturelle, Paris, Gallimard, 1950, p. 326. « L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet… » Simone Weil, Attente de Dieu, Paris, Fayard, 1966, p. 47.
[12]Aphorisme des Feuillets d’Hypnos, écrits au maquis, in René Char, Fureur et Mystère, Paris, Gallimard, coll. Poésie, 1962, p. 130.
[13]Artaud, Le Théâtre et son double, p. 552.
[14]Bertolt Brecht, Kleines Organon für das Theater, in Schriften zum Theater 2, Francfort, Suhrkamp Verlag, 1967, p. 38.
[15]Retranscription d’une interview télévisée du 15 juin 1996, consultée en ligne à l’adresse : http://gfhandel.org/recordings/reviews/theodorasellars.htm