La virtuosité de la phonétique dansante de Sylvia Plath, qui sait nous parler dans une prosodie de comptine d’une vie aliénée jusque dans la mort par le regard des autres, ne nous laisse pas oublier que rien dans «Lady Lazarus» ne se laisse traiter comme un pur exercice littéraire. Le suicide de l’autrice, annoncé sans ambages, aura bien lieu quelques mois plus tard, et l’on est d’autant plus paralysé que dans cette confession accusatoire elle formule, plus concrètement qu’un testament, ce qu’on appelle aujourd’hui ses directives anticipées : Ne Pas Ressusciter. Devant ce poème qui acte l’apothéose mythologique du corps de chair devenu corps de pur texte, comment le traducteur ne serait-il pas réticent ? Si traduire c’est faire revivre, pulser, respirer un poème dans une nouvelle langue, l’impossibilité de rendre justice à la perfection musicale qui embaume «Lady Lazarus» incite à laisser le poème reposer en paix. Il nous avertit de pas venir en voyeurs, ni de nous livrer sur lui à d’orgueilleuses expérimentations : ni grand spectacle ni grand-œuvre. La terreur de trahir, qui inspire bien des scrupules, est ici à son comble, mais l’on sent aussi que la plus haute fidélité doit aller à la colère éclatante que nous avons mission de continuer à faire résonner, et qui nous interdit de traduire en-dessous de l’exigence tenue des images et de la musique. Cet impossible calibrage nous donne à partager et à perpétuer quelque chose de Sylvia Plath : par-delà les restaurations et les résurrections, l’infinie réinvention.
Traduction réalisée en préparation du spectacle Violences (2019), kaléidoscope de portraits de femmes dépossédées de leurs propres récits, qui se concluait sur le texte de «Lady Lazarus».
LADY LAZARUS
I have done it again.
One year in every ten
I manage it——A sort of walking miracle, my skin
Bright as a Nazi lampshade,
My right footA paperweight,
My face a featureless, fine
Jew linen.Peel off the napkin
O my enemy.
Do I terrify?——The nose, the eye pits, the full set of teeth?
The sour breath
Will vanish in a day.Soon, soon the flesh
The grave cave ate will be
At home on meAnd I a smiling woman.
I am only thirty.
And like the cat I have nine times to die.This is Number Three.
What a trash
To annihilate each decade.What a million filaments.
The peanut-crunching crowd
Shoves in to seeThem unwrap me hand and foot——
The big strip tease.
Gentlemen, ladiesThese are my hands
My knees.
I may be skin and bone,Nevertheless, I am the same, identical woman.
The first time it happened I was ten.
It was an accident.The second time I meant
To last it out and not come back at all.
I rocked shutAs a seashell.
They had to call and call
And pick the worms off me like sticky pearls.Dying
Is an art, like everything else.
I do it exceptionally well.I do it so it feels like hell.
I do it so it feels real.
I guess you could say I’ve a call.It’s easy enough to do it in a cell.
It’s easy enough to do it and stay put.
It’s the theatricalComeback in broad day
To the same place, the same face, the same brute
Amused shout:‘A miracle!’
That knocks me out.
There is a chargeFor the eyeing of my scars, there is a charge
For the hearing of my heart——
It really goes.And there is a charge, a very large charge
For a word or a touch
Or a bit of bloodOr a piece of my hair or my clothes.
So, so, Herr Doktor.
So, Herr Enemy.I am your opus,
I am your valuable,
The pure gold babyThat melts to a shriek.
I turn and burn.
Do not think I underestimate your great concern.Ash, ash—
You poke and stir.
Flesh, bone, there is nothing there——A cake of soap,
A wedding ring,
A gold filling.Herr God, Herr Lucifer
Beware
Beware.Out of the ash
I rise with my red hair
And I eat men like air.Sylvia Plath, 1962
LA LAZARESSE
Et voilà je l’ai encore fait.
Tous les dix ans à peu près
Je suis au rendez-vous…
Une sorte de miracle ambulant, ma peau
Qui luit comme un abat-jour de nazi,
Mon pied droit
Un presse-papier,
Mon visage sans traits une étoffe
Juive, qualité supérieure.
Arrache donc le linge
Oh toi mon ennemi.
Est-ce que je te terrifie…?
Le nez, les orbites, la denture au complet ?
L’haleine amère
En un jour sera dissipée.
Bientôt tout bientôt la chair
Au caveau avalée
Sur moi sera remontée.
Et moi une femme souriante.
J’ai trente ans seulement.
Et comme un chat neuf morts à écouler.
Nous en sommes à la Numéro Trois.
Quelle cochonnerie
De s’annihiler une fois par décennie.
Quel fouillis de filaments.
La foule, cacahuètes ruminant,
Se presse pour les voir
Me déballer pieds et mains…
C’est le grand striptease.
Gentlemen, ladies
Voici mes mains
Mes jambes exquises.
La peau sur les os peut-être,
Mais je suis la même identique femme.
La première fois j’avais dix ans.
C’était un accident.
Pour la deuxième j’ai essayé
D’aller jusqu’au bout sans jamais revenir.
Je me suis emmurée
Comme un coquillage.
Ils ont dû m’appeler m’appeler
Et me retirer les asticots comme des perles collantes.
Mourir
C’est un art, comme le reste.
J’y suis exceptionnellement douée.
Je le fais assez fort pour me sentir en enfer.
Je le fais assez fort pour me sentir exister.
On pourrait parler oui de vocation.
C’est si facile de le faire en isolement.
C’est si facile de le faire et de bien se tenir.
C’est le très-théâtral
Comeback dans la lumière du jour
Au même paysage, au même visage, à la même grossière
Exclamation amusée :
« C’est un miracle ! »
C’est cela qui me met KO.
Il faut payer son entrée
Pour reluquer mes cicatrices, il faut payer
Pour écouter mon cœur…
Eh oui rendez-vous compte il bat.
Et il faut payer, énormément payer,
Pour un mot de moi ou un frôlement
Ou un petit peu de sang
Ou un bout de cheveux ou de vêtement.
So, so, Herr Doktor.
So, Herr Ennemi.
Je suis ton grand-œuvre,
Je suis ton trésor,
Le bébé d’or pur
Qui se liquéfie en un cri.
Tournant et brûlant.
Tes soucis je sais bien sont très grands.
Cendre sur cendre…
On tisonne et on remue.
De chair et d’os il n’y a plus…
Un bloc de savon,
Un anneau nuptial,
Un plombage en or.
Herr Dieu-le-père, Herr Lucifer,
Prends garde à toi.
Prends garde à toi.
Je sors de la cendre
Ma chevelure flamboie
Et j’avale les hommes comme de l’air.