À l’occasion du concert dirigé par Clément Mao-Takacs à l’Auditorium du Louvre le 25 septembre 2019, associant le Pulcinella de Stravinsky et la Symphonie n° 4 de Mendelssohn, avec l’ensemble Secession Orchestra et les chanteurs Romain Dayez, Fiona McGown et Yu Shao.
C’est un concert donné dans un lieu signifiant : le Musée du Louvre. Et au-delà du procédé lui-même controversé de continuer avec obstination de jouer ces œuvres du passé qui constituent la musique classique, l’expérience d’écoute qui nous est proposée évoque à plus d’un titre une visite au musée. La Symphonie « Italienne » de Felix Mendelssohn condense tout un paysage sonore de l’Italie en 1830, des musiques de carnaval aux processions religieuses, en passant par les danses des villes et des campagnes. Pulcinella d’Igor Stravinsky se présente comme un arrangement de pages choisies d’opéras de Giovanni Battista Pergolesi, en italien classique et en napolitain, sur fond d’intrigues et de masques de commedia dell’arte. Les deux démarches, par ailleurs symptomatiques de leurs auteurs, ont elles-mêmes quelque chose de muséal qui leur a comme de juste valu les critiques qu’on adresse d’ordinaire aux musées, réputés cimetières de l’art.
La musique de Mendelssohn, dit Nietzsche dans Humain trop humain en bon défenseur de la « musique de l’Avenir » de Wagner, « regarde toujours en arrière : comment pourrait-elle avoir un à-venir, un futur ? ». Un « regard en arrière » est aussi la façon dont Stravinsky lui-même décrit Pulcinella, quoique le travail sur des partitions méconnues de Pergolèse ait été aussi, selon sa propre expression, un « regard dans le miroir » qui a déterminé le reste de son parcours artistique : la révélation de cette façon de jouer avec les formes musicales anciennes qu’on a appelée le néoclassicisme. Et qu’Adorno, jamais en reste d’un anathème plus dogmatique que les compositeurs « progressistes » qu’il défendait, qualifiait carrément chez Stravinsky de « restauration ».
Au sens strict, ce n’est pas un mauvais procès. Pulcinella s’inscrit en 1919 dans un grand mouvement de redécouverte du baroque italien, à la suite d’une commande du directeur des Ballets russes Serge de Diaghilev, qui venait de remporter un beau succès avec des arrangements de pièces de Scarlatti réalisés par le compositeur Vincenzo Tommasini. Mendelssohn, en son temps, s’était fait le champion de Haendel et de Bach, compositeurs alors oubliés, et on lui doit la première résurrection de La Passion selon Matthieu depuis la mort du Cantor de Leipzig. Stravinsky comme Mendelssohn ont par ailleurs puisé abondamment dans le vivier de la musique dite folklorique et traditionnelle, la plus « ancienne » de toutes, introduite à grand bruit dans les salles de concert voire sur les scènes de ballet, scandaleusement comme on le sait par l’exemple des danses païennes du Sacre du printemps.
Musiciens tournés vers le passé donc, sans aucun doute. Mais conservateurs ? Le jugement serait aussi superficiel qu’expéditif. D’abord parce qu’arrangements, orchestrations, montages au sein de structures musicales complexes résultent dans les deux cas dans ce qu’il faut bien appeler une composition, au sens propre du terme, et une œuvre originale. Aussi parce que, faut-il le rappeler, la recherche, dans les musiques du passé et d’ailleurs, de modèles en rupture avec la convention en usage et avec les sons trop de fois entendus, a tout aussi bien marqué toute l’avant-garde musicale du 20e siècle. Et de fait, quand à soixante-dix ans Stravinsky se lancera contre toute attente dans la musique sérielle, ce sera moins une rupture qu’un aboutissement : la réalisation la plus élégante de la clarté formelle qu’était sa recherche dite néoclassique. Revenir aux fondamentaux, c’est bien ce qu’avait voulu faire Schönberg lui-même, aussi rétif au qualificatif de « révolutionnaire » que Stravinsky à celui de « conservateur ».
Pour ceux qui souhaitaient boire à la source du passé, l’Italie a longtemps fait figure de passage obligé. Les histoires s’y télescopent : vestige de l’Empire romain, épicentre du catholicisme, conservatoire de la grande tradition musicale et lyrique en particulier, terre de folklores méditerranéens (et donc, pour le reste de l’Europe, source de fantasmes exotiques), la péninsule est surtout entre l’époque de Mendelssohn et celle de Stravinsky un pays désuni et pauvre, qui exerce sur ses voisins septentrionaux un troublant magnétisme, où la sauvagerie côtoie l’aura de la grandeur passée. Pour cette raison, les aristocrates anglais inventent même un mot spécifique pour désigner leurs rejetons qui y vont cultiver leur âme et se déniaiser : tourist. Avant de connaître la fortune commerciale que l’on sait à l’ère des loisirs de masse, le terme devient un archétype dont Stendhal fera la poétique, et Mendelssohn lui-même en est un parfait exemple quand il fait le voyage d’Italie à vingt ans sur les deniers de ses riches parents, son carnet d’esquisses et son papier à musique à la main.
Il y a, indéniablement, quelque chose du tourisme dans la musique qu’inspirera jusqu’au 20e siècle l’Italie aux compositeurs venus s’y laisser dépayser. Les Années de pèlerinage de Franz Liszt sont, dans cette catégorie du carnet de voyage, un exemple méticuleux et érudit, mais autant chez Mendelssohn que chez Stravinsky, on ne peut réprimer une certaine impression d’album de vacances erratique, réunissant dans un désordre subjectif une pile de photographies prises arbitrairement, et nous informant davantage sur le regard du voyageur que sur ce qu’il a bien pu rencontrer sur son chemin. Ainsi fonctionne le creuset de la forme symphonique qui fond tous les emprunts dans le flux d’une continuité propre, tandis que Pulcinella, dans sa technique de collage, et dans son désir avoué d’être une musique qui se passe en fosse (chanteurs compris) indépendamment du ballet censé se jouer sur scène, pousse plus loin encore cette logique, en présentant à l’oreille quelque chose comme le souvenir confus d’une soirée à l’opéra où, à défaut de surtitres ou à défaut de les avoir suivis, on n’a rien compris à l’intrigue sinon que le ténor et la basse se disputaient la soprano, et que tous trois étaient alternativement très heureux et très tristes.
Ce tourisme dévoyé là, cependant, est joyeusement assumé, et il s’avère libérateur. Dans une célèbre scène du roman d’E.M. Forster A Room With a View (et dans le film qu’en tirera James Ivory, pour lequel nous savons que Clément Mao-Takacs a une affection particulière) Miss Lucy, une jeune anglaise des années 1900 qui fait son tour en Italie conformément à la grande tradition policée, se voit reprocher par une romancière délurée de visiter la ville de Florence à travers les petites pages formatées et les parcours obligés de son guide Baedeker : « J’espère que nous aurons tôt fait de vous émanciper de Baedeker. Il ne fait que toucher à la surface des choses. Quant à la véritable Italie, il ne la voit même pas en rêve. La véritable Italie ne se laisse découvrir que par une patiente observation. » Mendelssohn et Stravinsky, eux, envoient balader le Baedeker, et ils nous proposent une aventure musicale qui, pour reposer sur une observation patiente – ce sont des centaines de partitions rares des années 1730 que Stravinsky a étudiées avant de les piller – n’en est pas moins résolument subjective et éloignée des sentiers battus.
Mendelssohn, malgré tout son amour pour la musique qu’il entendait dans les rues de Rome et de Naples, écrivait de la musique allemande. Stravinsky, qui en même temps que la Russie post-révolutionnaire dans laquelle il n’est pas retourné a laissé derrière lui la partie de son œuvre qui était ancrée dans le folklore russe, inaugurait avec Pulcinella une nouvelle page de sa vie où il a cherché par un geste radical au sens propre à replonger ses racines dans un nouveau terreau culturel, celui de l’Europe. De fait, compositeurs européens, c’est ce que ces deux artistes déracinés qu’un siècle sépare, ce fils de juifs convertis et cet exilé politique, ont le plus pleinement été – ou cherché à être, puisque le geste éclectique relève ici de la démarche ardue et pensée. Il n’y a pas d’identité européenne, mais il y a une culture à construire, qui commence dans les échanges et dans les voyages. Et dans la transmission d’un héritage, quel que soit le rapport qu’on s’invente par rapport à lui par la suite : dans tous les cas c’est un trésor précieux. Nietzsche, toujours plus fin que ne le laisse supposer le fracas de sa « philosophie à coups de marteau », dit encore de Mendelssohn : « Il possédait une vertu rare chez les artistes, la gratitude (Dankbarkeit) sans arrière-pensées. »
Contrairement à d’autres, dont le génie particulier a peut-être été plus innovant et a ouvert des voies plus originales, Mendelssohn et Stravinsky ont moins prêché dans leur art la ligne dure de la radicalité que la ligne claire d’un regard et d’une démarche. Nulle confusion ou boursouflure dans leurs emprunts et leurs mélanges, nul flou artistique. C’est dans cette nuance que se trouve aussi le geste artistique de Clément Mao-Takacs, dont le travail sur les répertoires les plus variés, jusqu’à la musique d’aujourd’hui, est toujours unifié par son obsession de la ligne claire dans son geste devant l’orchestre : l’articulation du discours musical et de l’expression. Pour en revenir au musée, il est ce guide qui, sans ménager son enthousiasme ni son souffle, ne perd pas de vue, tandis qu’il met en valeur un détail ou une couleur, le sens de la visite. Suivons-le sans Baedeker.