EN TRADUISANT EEVA-LIISA MANNER (work in progress)

Chantier de traduction du dernier recueil d’Eeva-Liisa Manner, Les Eaux mortes (Kuolleet vedet, 1977). Le recueil se présente comme huit « séries à partir de mythologies collectives et personnelles », dont voici la troisième et la quatrième.

Les paysages d’Eeva-Liisa Manner font vision, à la fois concrète et héraldique.
Quelques mots sur eux d’abord.

Pas de roulis, pas de marées.
Une eau qui stagne, des lacs calmes au-dessus desquels volètent quelques moucherons,
la neige qui fond et qui goutte doucement, la brume et puis sa trace discrète :
la condensation sur une vitre ou la rosée sur l’herbe.

Le monde ne s’offre pas comme un mouvement,
très loin le déchaînement des forces élémentaires,
seulement une densité impénétrable, une puissance plutôt qu’un acte.
Le feu lui-même a l’odeur du bois mouillé,
à vrai dire il est davantage fumée que feu.

L’hiératisme du monde vient de son immobilité,
de sa monotonie, celle du paysage finlandais qui n’est pas de contrastes.
Dans la répétition du même : un trouble, celui du labyrinthe.
Parce que tout se ressemble, tout renvoie au souvenir de quelque chose,
d’un autre lieu et d’un autre temps peut-être mais aussi bien toujours présent.

Terre par excellence des fantômes.
Ce ne sont pas des spectres malins, des esprits frappeurs.
Ils sont la continuité entre l’enfance et la vieillesse, entre les générations,
entre les saisons.
C’est une chose entendue qu’avec eux nous cohabitons.

Sur tout son territoire la Finlande étale pour ainsi dire le même lande.
Mais dans les transformations spectaculaires des saisons,
ce paysage lentement s’avère enfin multiple. Substance unique aux mille modes.


III

Il n’y a plus de mots. Un sentiment obscur
comme être partie à la recherche d’enchantements
dans une vallée froide.

*

Sentiers vides. Des pas :
un oiseau court sur le toit.
Dans le matin un brouillard si épais
qu’on pourrait en filer de la laine
comme les arbres fabriquent leurs fibres
dans leurs métiers invisibles.

Quelques marches de ponton : 
l’espace est blanc.
Quelle gorge franchit-il ?
Ou peut-être n’y a-t-il pas de gorges de cascades,
mais seulement un lac disparu
et l’empreinte d’un cygne dans l’eau.

*

J’ai parcouru des mondes lointains, profonds, silencieux
sans rien rencontrer d’autre qu’un arbre
qui a abandonné ses feuilles, le rouge-sang intranquille.
Quelqu’un a été enterré ? Mon cadavre ?
L’espoir ? Ou la volonté ? Ou bien les oreilles simplement ?
Le désir de cesser d’entendre le chahut de la vie,
de voir son âpre cohue.
Et une fois retentie la dernière fugue
aucun bruit ne se laissait plus entendre,
ni d’une feuille, ni de l’eau, ni du vent, ni la lumineuse
lumineuse joie, ni l’écho du chagrin
dans l’au-delà du miroir,
ni la lumière argentée du brouillard, le moirage de l’eau.
La terre était déserte, les arbres nus,
l’eau paisible, il n’était plus besoin de chercher plus bas

dans les mondes lointains, profonds, silencieux.


IV

Partout il y a des âmes.
Abats un arbre et tu condamnes son âme à l’errance.
Ou alors elle viendra habiter dans ta maison et y apportera le chagrin,
une rumeur te remplira le crâne.

*

J’ai trois âmes : mon rêve, mon ombre et mon pressentiment.
Mon rêve, c’est lui qui veille la nuit quand moi je dors,
miroir des reflets des miroirs de l’avenir.
Mon ombre m’accompagne dans mon dernier voyage, qui a déjà commencé.
C’est mon frère, qui a ma forme, qui est sans voix, étranger,
qui ouvre un sentier dans l’avoine sauvage
dont les couleurs sont celles du givre.

Mon ombre mesure l’écart, la longueur d’une rame, et se retourne,
nous nous retrouvons au portail, mes vêtements tombent,
mes cheveux se détachent, mes os s’amollissent,
mon obscurité s’allonge dans mon ombre,
contours de lumière.
Silence, et bruit de soie que l’on déchire.

*

J’ai dormi dix nuits auprès d’un feu qui fume,
j’ai senti l’odeur de l’arbre à camphre.
Dans la fougère un repas médicinal était servi,
j’ai mangé, légère de par l’herbe sèche,
prête à traverser l’obscurité,
à courir le long chemin qui traverse l’obscurité.

*

J’ai cru qu’une lettre avait été jetée sur le porche,
mais ce n’était qu’un peu de lueur de lune.
J’ai cueilli de la lumière sur le sol.
Tellement légère, cette lettre de la lune,
elle s’est toute courbée, comme on cintre le fer, là-haut.

*

Le canard sauvage crie
et le matin venu l’herbe est gelée.
Comme du verre : un son frêle, une paillette de glace.
Vertige de mélancolie.
C’est l’automne. J’ai froid même dans la chaleur par bouffées du feu.
Le froid est sous ma peau, ne veut pas partir.

*

Le chemin est sombre, lumineux, sombre, jaune
et sur la plage errent les bruits embrumés de la bécasse.
Ce sont des phrases. Le soir vérifie ses filets.
Dans la forêt la voix de l’engoulevent : un appel ou une plainte.
L’odeur du saule, et le frêle canon des joncs. 

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