POUR SALUER MAÏA IZZO-FOULQUIER (1991-2019)

Il m’est difficile de parler de la disparition de Maïa Izzo-Foulquier. D’abord en termes de légitimité. Nous avons partagé une intense amitié il y a dix ans, et nos échanges étaient depuis devenus sporadiques au fur et à mesure que nos parcours de vie nous éloignaient, d’abord géographiquement. De ces regrets qu’on ne peut pas reprendre. Mais il ne s’agit pas de tomber dans le travers de parler ici d’abord de moi. Ce que je trouve important, c’est de dire ceci :

Maïa Izzo-Foulquier est née en 1991, et elle était écrivaine, plasticienne et activiste. Ces trois choses-là, elle les était déjà avec une maturité étonnante à dix-huit ans, bravant ses appréhensions, ses complexes, sa dyslexie. Quelle joie et quelle fierté, de l’avoir vue dans sa vingtaine devenir pleinement ce à quoi elle aspirait, sans renier le bagou et le mélange des genres et des tons qui déjà la caractérisait, ni cet équilibre précaire et lumineux entre extraversion et fragilité. Quand je l’ai connue, elle était autrice non seulement de romans qu’elle gardait pour elle, mais aussi d’un blog et du journal des élèves du lycée Condorcet, et elle n’a pas par la suite délaissé une certaine modalité d’écriture à la fois intime et publique, immédiate et réfléchie. Écrire à la première personne était un procédé littéraire, certes, mais aussi un art de vivre – une manière de toujours mettre les pieds dans le plat. C’est donc naturellement que le blog est resté pour elle un médium évident, mais aussi que son propre corps s’est retrouvé au cœur de sa recherche plastique, de la photographie à l’installation et à la performance. Que son corps, enfin, est devenu un sujet politique à la deuxième puissance, en tant que militante, et dans son expérience de travailleuse du sexe et porte-parole du syndicat de cette profession. Dans ce domaine, comme dans son travail de plasticienne et dans son écriture, elle s’est dépassée, et a gagné la reconnaissance et l’admiration de ses pairs, et j’espère bientôt de tous les autres auprès de qui son travail sera rendu accessible. Il est rare, à 28 ans, d’exceller dans autant de domaines (elle avait même commencé à faire de la musique), et il est plus rare encore de les réunir dans un même mouvement organique, une cohérence. Maïa en a été capable parce que ce mouvement était celui même de sa pensée et de sa vie, qu’elle a brutalement choisi d’interrompre.

Cette interruption, ce n’est pas par cela que je voulais commencer, mais cela ne peut pas être occulté. Je voulais au moins proposer d’abord autre chose : en souvenir de la jeune femme que j’ai connue, courageuse face à ses doutes et à ses peurs, parler dix ans plus tard de ce qu’elle a accompli et de ce qu’elle est devenue, ne serait-ce que trop brièvement et incomplètement.

Le reste nous concerne chacun plus intimement. Je m’accroche, avant que le temps ne les emporte, à quelques souvenirs ravivés par l’annonce de son décès le 16 décembre dernier. La mélancolie et la brusquerie de Maïa. Sa gouaillerie moqueuse et ses indiscrétions qui masquaient mal son empathie et sa générosité, et en procédaient d’ailleurs, vices véniels de qui comme elle écoute et regarde – de qui fait attention. Son goût de la littérature en mélange avec « le mal parler » (comme elle disait), son penchant à « faire des bêtises » (comme elle disait encore) et la maturité de ses conseils, qui allaient des petits drames du lycée à un souvenir devenu encore plus douloureux aujourd’hui : quand elle m’aidait avec bienveillance et discrétion à épauler une amie minée par des pensées noires et autodestructrices. Sa propre noirceur, bien sûr, bagage compris, mais raturée de beaucoup de joie et d’hédonisme. Un mélange aussi bariolé que celui qu’elle pratiquait, encore une fois, entre les tons et les genres. Typiquement, elle se revendiquait, en latin, de la devise de Descartes (Larvatus prodeo, J’avance masqué), à bas bruit parce que sans vouloir assumer de risquer de passer pour pontifiante, mais tout en souffrant qu’en raison de son exubérance, au lycée ses professeurs et ses camarades mésestiment ou ignorent carrément son intelligence et sa culture. Qu’est-ce qu’elle avait lu, écrit et vécu pourtant, me parlant de son enfance, des Caraïbes, de l’Afrique, de musique et de livres, se laissant grandir par ses blessures et travaillant à raffiner sa sensibilité – elle se définissait, sans ostentation, au-delà des genres, se disant simplement « un humain qui aime les garçons et qui a un corps de fille ». Nous discutions et nous apprenions à penser, à partir de ce qu’elle appelait chez elle sa « fluidité » et chez moi mon « anti-systémique ». Notre amitié l’un pour l’autre avait beaucoup à voir avec le refus des discours convenus, des phrases toutes faites, des projets de vie bien calibrés – dans refus, entendre désir de les refuser, sans toujours y parvenir. D’une voix, nous préférions une pensée originale avec laquelle nous étions en désaccord à un discours idéologique recraché tel quel avec lequel nous aurions eu plus de connivences. Nous formulions une façon de vivre, nous expérimentions une radicalité. Pour moi un objectif, pour Maïa une part naturelle de sa personnalité, et qu’elle a incarnée de façon flamboyante par la suite, bien au-delà d’une révolte adolescente à laquelle jamais elle n’aurait pu se laisser réduire. Elle me disait qu’être « entière » comme elle l’était allait la blesser, et elle a eu raison.

Si je regrette d’avoir tant manqué des dix dernières années de la vie de Maïa, ce n’est pas que j’aie la prétention de croire que mon amitié aurait pu l’aider, car je sais qu’elle était entourée de beaucoup d’amour, d’amitié, d’écoute, de compréhension. C’est que je regrette de ne pas avoir eu l’occasion de lui rendre ce qu’elle m’a – à moi comme à tant d’autres – apporté, malgré ce que je savais des fragilités que masquaient sa très grande force et son humour potache. Je veux aujourd’hui adresser mes condoléances à ses proches, et rendre hommage à une artiste et une amie qui ne sera pas oubliée après son passage marquant parmi nous, et qui n’est malheureusement pas la première personne remarquable de ma génération à faire ce choix. Alors nous autres qui restons, faisons un effort pour nous épauler. Rendons la société un peu moins dure et un peu moins froide pour les gens qui vivent et respirent parmi nous, et qui comme Maïa en ont besoin pour continuer à donner – donner leur désir d’aimer contre l’indifférence, leur joie contre la noirceur, leur lutte contre la violence systémique, la beauté contre la laideur de ce monde.

Maïa Izzo-Foulquier, « Curriculum vitae, Pute et peintre », performance filmée, 2017

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