À l’occasion de la vague de déboulonnages successifs des statues de grandes figures de l’esclavagisme, et des débats qui s’en sont suivis.
Il n’y a pas à Bruxelles de statue de Philippe II d’Espagne, mais il y a celle des comtes d’Egmont et de Hornes, martyrs en 1568 de la répression par Philippe II des velléités d’indépendance qui agitaient sous son règne les Pays-Bas espagnols. Le Duc d’Albe, maître d’œuvre de la répression militaire des séparatistes et des protestants conjointement révoltés, est alors nommé gouverneur et fait construire à Anvers une citadelle, où se dressera notamment une statue de lui-même, fondue dans le bronze de canons pris au combat. Son successeur, un peu plus politicien, comprend que les Anversois sont humiliés par cette statue, aspire à un règne tranquille, et la fait mettre dans un lieu un peu moins exposé. Quelques années plus tard, la « pacification de Gand » permet peu à peu l’autonomie des villes par rapport à l’armée espagnole, et en 1577 se fait indépendante la République calviniste d’Anvers. On démolit alors la citadelle du Duc d’Albe, et on y retrouve sa statue, qu’on met en pièces – on est alors au lendemain d’une crise iconoclaste politisée : les images sont un des endroits par où il est naturel pour les protestants d’attaquer les catholiques –, et on fond le bronze de cette statue… pour faire des canons. La boucle est bouclée.
Qu’à Anvers, où l’on comprend par la force des événements que l’histoire se réécrit d’année en année, on déboulonne aujourd’hui la statue de Léopold II, cela relève donc en quelque sorte de la tradition locale. Mais à Bruxelles c’est plus compliqué : dans les capitales on n’aime pas faire le tri. À Paris aussi on aime bien avoir le beurre et l’argent du beurre, que Napoléon absorbe le Louvre, que la République s’installe dans les ors des hôtels particuliers de la noblesse d’antan : ce sera toujours, nous dit-on, la même idée (confuse) de la France. À Bruxelles donc, la statue équestre de Léopold II – dont l’inscription indique aussi que sa matière première est un don gracieux de l’Union Minière du Haut-Katanga – est située Place du Trône, c’est-à-dire aujourd’hui aux portes du quartier de Matongé, celui de la diaspora congolaise. À bon droit elle a fait l’objet de plusieurs propositions plasticiennes de transformation, dans le but assez sain de mettre en perspective les rapports entre Belgique et Congo, fondés sur autre chose aujourd’hui, on l’espère, que l’extorsion des ressources, de la force de travail et de la dignité d’un peuple dans des conditions proto-génocidaires, par un roi dilettante qui s’est approprié à grande échelle la manière du grand capitaine d’industrie du 19e siècle. Il y a eu beaucoup de belles idées au fil des ans pour mettre à jour ce monument, qui de toute évidence ne relève pas, ni par son histoire, ni par sa position, du mobilier urbain neutre. Que cette réalité symbolique soit moins urgente que la fin effective dans l’urbanisme et sur le marché de l’emploi des relations qui ont structurellement été celles entre colonisateurs et colonisés, cela s’entend. Mais l’argument selon lequel il n’y aurait aucun rapport entre nos représentations collectives et la réalité des rapports sociaux, et entre les formes visibles de l’urbanisme et le tissu social, est un peu difficile à admettre. Autant que celui de la pente savonneuse, selon lequel retirer ou amender tel exemplaire de statuaire idéologique constituerait un dangereux précédent – certes les idéologues aiment bien argumenter hors l’histoire à défaut de la connaître, mais ici nous parlons quand même d’un procédé qui a l’âge des statues elles-mêmes, et qui leur est intrinsèque.
On connaît le « paradoxe des jumeaux », l’expérience de pensée par laquelle Paul Langevin expose la dilatation du temps dans la théorie de la relativité restreinte : séparés et placés dans des référentiels différents, l’un en mouvement par rapport à l’autre, deux jumeaux en se retrouvant auront vieilli différemment, puisque dans des référentiels de temps distincts. La statue équestre de Léopold II réalisée par Thomas Vinçotte nous donne l’opportunité d’une telle expérience dans le domaine des représentations collectives : suite à son inauguration bruxelloise en 1926, une copie identique en a été envoyée en 1928 à Kinshasa, qui s’appelait encore Léopoldville. À la fin des années 1960, la statue fait les frais de la politique d’ « authenticité » du président Mobutu, et elle est déboulonnée dans le mouvement même par lequel le nouveau pays est renommé Zaïre, et les noms et accoutrements européens sont prohibés. Aujourd’hui, l’emplacement précédent de la statue est occupé par une statue gigantesque de Laurent-Désiré Kabila (réalisée par le fameux Atelier Mansudae de Pyongyang, spécialiste mondial du culte de la personnalité), et la statue de Léopold II a récemment été exhumée pour être présentée sur le Mont Ngaliema, au Musée national ethnographique de Kinshasa, avec d’autres reliques coloniales. La statue de Kabila et celle de Léopold sont évidemment aussi pompières l’une que l’autre, et en cela elles illustrent bien deux états successifs de décomposition des représentations collectives : un jour la première ira rejoindra la seconde, dans l’espace ethnographique qui seul peut accueillir de tels objets après une certaine date de péremption.
Ce qui ne laisse pas d’intriguer, en revanche, c’est que la statue n°1 de Léopold – le jumeau resté à Bruxelles – n’ait pas fait l’objet du même travail de mémoire qui ne peut se terminer qu’au musée. Car enfin, en connaissance de cause, on devrait réagir de la même manière aux deux statues, qui rappelons-le sont strictement identiques : avec la distance critique qu’impose toute propagande politique. On pourra arguer que dans un cas la statue est le souvenir d’un régime passé, quand dans l’autre elle relève de la continuité nationale. Mais ce point ne peut pas, ne doit pas occulter une question plus inquiétante : quel que soit le régime politique en place, avons-nous bien changé de régime culturel dans nos représentations impérialistes ? avons-nous bien intégré que le monde dont relève le projet de Léopold II appartient au passé ? avons-nous « intégré » la présence parmi nous de ceux que nous assommons d’injonctions à eux-mêmes « s’intégrer » ? L’expérience des Léopold jumeaux nous force à nous poser la question sans tergiverser : la colonisation et le racisme relèvent-ils chez nous déjà du musée des idées, ou de l’idéologie vivante et structurante ?
Les réactions outrées du moment nous rappellent à quel point certains objets du patrimoine sont comme tant d’autres fausses évidences : on a perdu l’habitude de les remettre en question et de les interroger. D’ailleurs si ce n’était que cela, ce serait inoffensif, mais le problème des fausses évidences est qu’on mesure mal les systèmes de pensée délétères dont elles sont les symptômes. C’est sans doute encore plus vrai aujourd’hui qu’on dresse moins de statues, et qu’on a donc moins que nos ancêtres l’habitude de les abattre, nous contentant volontiers d’une information fluide et fluctuante, sans ouvertures ni terminaisons : nous ne sommes plus à l’époque où les régimes et les guerres se proclamaient et se clôturaient par des déclarations. Nous sommes d’autant moins équipés en France pour faire ce travail critique, empêtrés que nous nous découvrons dans un roman national qui veut la continuité de quelque chose qui serait la France par-delà toutes les ruptures historiques, et dont on n’aura jamais fini de débattre ce que cela pourrait bien être. Le récit commun ne devrait pas être la question de s’inventer un passé singulier, mais de s’inventer un avenir collectif, comme c’est le cas quand pour la première fois il devient un argument souverainiste dans l’insurrection des dix-sept provinces désunies des Pays-Bas espagnols. Ce nationalisme-là, suspect dès l’origine malgré ses visées émancipatrices, a viré au plus obscur fétichisme quand on croit devoir défendre la statue d’un Léopold II ou d’un Jean-Baptiste Colbert pour « faire nation ».
L’histoire commune est une matière partagée pour le débat d’idées, et à ce titre un élément fondamental de la « façon » démocratique qui est celle du désaccord et de la tension. La déférence pour des idoles statufiées n’a pas grand-chose à voir avec ce projet. Si l’on admet que ces effigies n’ont jamais été dans l’espace public autre chose que des moyens de propagande (sans compter que ce ne sont pas non plus, esthétiquement parlant, des cathédrales, propres à troubler nos sens et verticaliser nos directions), posons-nous quelques questions constructives en plus de déboulonner dès aujourd’hui les fausses évidences : 1) quand allons-nous trouver des manières réellement collectives d’investir les espaces publics, qui soient à la démocratie ce que la statuaire du culte de la personnalité est aux régimes actuels ? ; 2) si la statuaire n’est plus aujourd’hui le support dominant de propagande, dans quel médium se situent les statues que nous devons le plus urgemment abattre ? comment pouvons-nous nous attaquer aux représentations ? La soif en est grande, et elle est l’affaire de tous les groupes sociaux.