Ces fragments ont été écrits par Ingeborg Bachmann dans le sillage de sa rupture avec Max Frisch fin 1962, et de son séjour à l’hôpital de Zürich qui s’en est suivi. On se fonde ici sur la retranscription proposée en 2000 par les ayant-droits de la poétesse.
Nous indiquons en gras le texte (parfois modifié) tiré du livret de Tristan und Isolde de Wagner ou de la légende, qui fonde dans un jeu de citations l’unité de cet ensemble de poèmes. D’autres échos à ce texte, thématiques ou formels (vers courts, allitérations) jaillissent dans le mouvement de l’écriture et de la lecture.
LA TORTURE
Celui qui mange avec ma cuillère
qui couche dans mon lit
qui dilapide mon talent
Il aime, celui qui prend un bain de soleil
dans mon soleil. Et où est ce soleil ?
Il est loin.
Car je
suis là où je
ne peux pas être.
Ah il tolère cela celui
qui un court instant qui a duré plusieurs années
ne m’a même pas aimée, il tolère cela,
le voyez-vous mes amis
ne le voyez-vous pas
je commence partout
à creuser ma tombe,
dans ce papier même je gr-
ave mon nom et
je me dis que je voudrais me reposer
mais que non toujours pas, que jamais je
n’aurai de repos, que
ça dure, ce fer
dans le corps, ce poing sur
le crâne, cet otage
dans le dos, qui fait
que le Kurfürstendamm
en un rire strident
éclate, par mille réclames
hurle, que le café chaud
sur la main m’est
versé, qu’on m’arrache
la peau, qu’on me
découpe la chair,
m’on me brise les os,
et qu’on m’emmure,
là-bas un petit requin scie
là-bas je saute dans l’eau,
il me dévore, me
dévore un plus grand requin
un poisson carnassier qui
s’appelle souffrance.
Et je balance, privée
de raison, ma tête
par-dessus cela. En dessous
un bateau qui s’en va
je le vois, le voyez-vous mes amis.
*
DOUCEMENT, TOUT BAS [Mild und leise]
Une autre nuit, la nuit avant la dernière.
Avec un autre souffle qui vient plus vite
que ne va sinon le souffle.
le voyez-vous mes amis, ne le voyez-vous pas ?
Comment l’œil, comment le souffle, le sentez
et le voyez-vous, ils ne regardent plus,
déjà m’étranglent déjà me harnachent,
et sur le harnais ne sonnent
pas les cloches du fou, ce n’est
pas le moment d’ailleurs, ça le fut jadis,
et la bouche, déchirée aux commissures,
avec tous les appareils, mesurant, éclairant
écrivant des écrits sur moi, ça
se laisse lire, ça traîne par terre
contenu aucun.
*
DOUCEMENT, TOUT BAS [Mild und leise]
Quand ça commence tout juste,
ça commence, doucement, tout bas,
Le voyez-vous mes amis,
ne le voyez-vous pas ?car
qui voudrait vivre,
si à respirer
il n’avait pas la voile
noire toujours hissée
Qui voudrait vivre
si à respirer il n’avait pas
la voile noire toujours hissée.
le jour rien qu’une nuit
la nuit rien que jour,
quand tout s’en va et
ne vient plus et
jamais plus ne viendra.
Ce jour, ce désert
aimés encore tant détestés.
*
DOUCEMENT, TOUT BAS [Mild und leise]
Tout est mort. Mort, tout.
Et dans ma corbeille à pain argentée
moisit le reste de trognon de pomme empoisonnée
qui ne descendait plus.
Sur mes assiettes, qui donc mange dedans,
reste sans doute encore un peu de la corde
qui avait été tressée pour moi.
Dans mon lit, qui donc couche dedans,
bruisse sans doute encore le brouillon
que j’y ai cousu.
Si peu de présent ! Ce n’est que
dans les objets lointains que je rôde encore,
dans la lampe, dans la lumière,
que j’allume pour dire :
tout le sang, tellement de sang qui
a coulé. Mes assassins.
*
ARIA DE LA CONSOLATION
Tout est mort, mort, tout.
Arrangés chaque lieu, chaque objet, chaque sensation presque émancipée,
à qui je manque et qui ne me demande plus
des comptes. Je me suis inscrite en toi pour plusieurs vies
ce n’est pas distribuer,
*
PRENEZ GARDE [Habet Acht]
Laissez-moi mourir.
Jouer aux cartes toute la nuit
ce n’est pas pour moi,
non plus la palabre,
posée dans des maisons avec
des amis. Le sentez-vous
mes amis, ne le voyez-vous pas.
Prenez garde, le jour
s’en revient, finies les
douleurs comme les douleurs de
tout un chacun, mais prenez mille fois
garde.
Doucement, tout bas, personne ne
se [–], doucement, tout bas,
ça continue, le voyez-vous mes amis,
ne le voyez-vous pas. Tant de temps
est déjà passé, et pourtant
le temps ne passe pas.
Doucement, tout bas, comme ça sonne,
sonne plus encore et sonne pour tout le monde,
je ne peux pas le dire, je le redis,
noire est la voile, bien accrochée,
il n’y a plus de monde, il n’y a plus que l’un,
comme l’œil, comme il vit,
comme je vis, seulement dans l’angoisse,
seulement derrière la paupière close, œil pour œil.
Qui va séparer rien de tout,
Mourir, oui, et si éloignés,
nulle question, nulle réponse,
le voyez-vous mes amis, ne le voyez-vous
pas.
Les nuits seront plus claires,
dans l’ivresse la vérité. Enivrez-
vous, saoulez-vous encore, Œil
pour œil la vérité, et la
fin on ne la sent pas, indolore,
là où il y avait tant de souffrances, étranglée
la vérité, retranchée, Prends donc, le fric,
Pas de billevesées, pas de travail,
pas de vengeances pour me réveiller,
Plus que l’œil qui me réveille encore
réveillé lui-même par le murmure,
défenestration, pour s’écraser, pour crier,
Pour s’étaler, pour s’anéantir,
doucement, tout bas, je le redis,
je ne le dis plus, réveillez-
moi,
*
Tout est mort. Mort, tout.
Et l’œil s’est vidé, mes yeux, vous êtes-vous vidés,
toutes les images s’en vont dans le flux,
et ça mes oreilles, n’entendez-vous que plus de cris,
il y a des oiseaux qui tombent du toit,
toutes les maisons s’effondrent,
les avions tombent du ciel,
cœur après cœur s’emballe,
un par un tout le monde meurt,
alors va-t’en mourir et fais-le tout bas,
doucement, tout bas, ne voyez-vous pas,
le voyez-vous mes amis, ne voyez-vous rien.
Toutes les fêtes finissent autrement, fête de mort
dans une fête de vie, reflux rapide en mille images,
jaillissant du lit, et le lit
d’huile et d’onguent, de vomissement, de suffocations,
d’hémorragie, de crise cardiaque est son champ de bataille,
et tintent les ampoules dans les seringues,
s’enfoncent les aiguilles dans la chair et
ça coule dans les veines, dans les muscles se
répandent les fluides, pour vivre,
Et j’entends : continuer de mourir, continuer de vivre,
continuer de mourir, Ah, un jour se lève,
et le soleil sur la falaise, et la place du soleil
est vide, j’étais couchée là, j’ai mangé et fumé,
et j’ai cru ne pas être
seule, je l’étais pourtant déjà alors,
*
UNE NOUVELLE VIE
une nouvelle vie, qui, puisque je n’en aurai pas,
en aura encore une ? La monotone
répétition d’un roman policier
d’un scruter-l’autre, mais un quelqu’un
qui est dedans, entièrement dedans,
pas une nouvelle vie, c’est la seule chose sûre.
*
Il m’apparaît avec clarté ce que c’est, les jours d’agonie.
Depuis l’étage le plus haut je regarde dans les profondeurs
depuis la note la plus haute je glisse vers le grave
et [–] le [–] brille la grise douceur
Personne n’est là qui m’appelle par la fenêtre.
sous les terrasses vit la blessure-profondeur
le canyon de la rue est béant comme une fournaise
Je ne vis d’aucun mot, ici n’arrive aucune main
Qui n’écrit plus aucun mot dans son livre de sang
Chaque instant a une douce profondeur
Esquisses de temps pur
et leur ouvrir ce livre des sangs
De chaque parapet je regarde dans les profondeurs
Les hommes rejettent une femme
Celui qui a répudié jusqu’aux amis
voudrait dormir encore et celui qui voudrait veiller
celui-là l’œil le fixe
*
Ainsi mourrions-nous
pour être inséparés
Ta maison doit encore
rester ma maison.
Je dois pouvoir en sortir et y entrer
je dois pouvoir y rester,
veiller à ce que tout soit d’équerre,
car sinon personne ne verra
ce que tes yeux flétris
trouvent le soir, rien que moi
je le sais, c’est pourquoi
ta maison ma maison
doit rester pour toujours, où
que je sois, je dois arranger le soir,
et aider les pensées à se re-
lever dans le sommeil.
*
ENIGMA
Ainsi mourrions-nous, pour inséparés
en nous-mêmes ne plus nous rappeler
ce que personne ne peut séparer. L’art,
une transaction salissante
avec les mots, elle sera honorée,
une fois j’étais couchée à l’orée des bois
et je tenais quelques pages griffonnées
pour pures et absolues, elles l’étaient d’ailleurs.
J’en suis de nouveau là, depuis que je
vois ce qu’ils fichent avec les mots.
pour le Dieu d’amour, c’est-à-dire pour la plaine
et les fourmis et les essaims de mouches, pour absolument
licite.
Les petites morsures ne m’ont pas dérangée.
*
Que c’est difficile le pardon,
un travail si lent et si pénible,
auquel toute seule je m’attache,
depuis tant d’années.
La haine m’a rendue malade,
je suis défigurée, ces furoncles
m’interdisent désormais de me
montrer parmi les humains.
Je sais seulement que je n’ai
plus le droit de haïr ainsi
plus le droit de souhaiter ta mort,
que d’ailleurs je ne souhaite pas du tout,
de ma main en tout cas,
J’ai appris que je dois
aimer ses ennemis, et
c’est si facile, car comment
mes ennemis pourraient-ils
me faire plus que du mal.
Si une balle se perd,
si quelqu’un me crache au visage,
comme hier, je ne remets pas en cause
l’amour qui m’est dévolu.
J’ai peur de l’amour
que tu m’as insufflé
avec les visées les plus cruelles.
Entièrement dissoute par les acides tranchants
des nombreux arsenics, de l’opium,
entièrement engourdie par ma propre destruction.
Car je ne vis plus en toi,
et je suis déjà morte, où suis-je.
Compter les bâtonnets, persévérer,
bouffer deux fois par jour, et puis
faire ses besoins,
quémander le moyen
de me plonger dans un sommeil de plusieurs années.
*
Le voyez-vous mes amis, ne le voyez-vous pas !
que je n’y ai pas survécu
et que je ne l’ai pas surmonté, ne le voyez-vous pas,
que je rentre en moi-même, que même
je parle en moi-même, que
je me replie sur moi-même, que je défais
mes cheveux que je griffe mes mains
rentre ma parole, ne le voyez-vous pas,
le voyez-vous,
que je me défais moi-même, que je plonge,
que je me défais de moi-même,
et que je crie, car les fous tâtonnent
à la recherche de leurs gardiens comme
moi à la recherche du mien.