Au moment où le débat politique s’articule pauvrement à partir des thématiques identitaires, la question de la langue devient un objet argumentatif récurrent. Comme tous les thèmes invoqués le plus souvent sans autres références qu’un illusoire bon sens, elle est livrée à des impensés qu’il est nécessaire d’interroger. La droite conservatrice est prompte à s’affoler des évolutions de la langue française et de la multiplication des langues entendues dans l’espace public, considérées symboliques des thématiques de l’immigration, de l’assimilation et du communautarisme. Mais elle n’en a pas l’exclusivité, et la question linguistique est tout aussi importante dans un certain discours de gauche qui se revendique « républicain » et qui n’interroge pas son propre jacobinisme fondamental et les présupposés de celui-ci. Les classes urbaines privilégiées retrouvent ainsi leurs liens historiques avec la bourgeoisie révolutionnaire, au moment de converger dans le combat de la défense du récit monolingue.
Une langue, un peuple, une nation : dans la revendication politique d’une histoire longue fantasmée s’oublie aisément l’élaboration de cette équation au simplisme délétère au cours du 19e siècle, dans le creuset d’un projet politique et du roman national qui lui servira de propagande. Non que le tribalisme n’ait pas toujours fait fond sur la question linguistique transformée en étendard identitaire – mais son application forcée à grande échelle, au-delà de la fonction véhiculaire reliant des communautés linguistiques distinctes, est le propre de l’État-nation moderne. Même le modèle de l’empire, principale superstructure d’asservissement sur tous les continents depuis l’âge d’or mésopotamien, s’accommode volontiers du plurilinguisme tant qu’il ne contredit pas la centralisation administrative. Car c’est bien celle-ci qui est l’enjeu de ce qu’on appelle une langue officielle, et l’ordonnance de Villiers-Cotterêts de 1539 n’impose le français parisien que pour les actes officiels – si tant est que l’expression « en langage maternel francoys » ne désigne pas les différents français régionaux, car nul ne pouvait alors prétendre nier le plurilinguisme de la France ni même le statut minoritaire du français spécifique de la dynastie régnante. Même si à partir de 1789 le projet révolutionnaire fut de littéralement « constituer » en un peuple, selon la formule célèbre de Mirabeau, « une agrégation inconstituée de peuples désunis », ce fut d’abord par les moyens institutionnels de l’Assemblée Nationale, dont les déclarations furent dans un premier temps systématiquement traduites dans les différentes langues françaises. Ce n’est que le décret du 2 Thermidor de Robespierre qui, en 1794, acte la politique linguistique jacobine qui devait pour certains devenir quintessentielle à la République française, au fur et à mesure de sa théorisation au moment des réveils nationaux post-révolutionnaires – processus qui culmine dans la révision constitutionnelle de 1992 qui, symptomatiquement pour traiter l’embarras de l’héritage des territoires d’outre-mer, en un colonialisme qui se retourne sur la métropole, introduira tardivement dans l’article II de la Constitution de la Ve République la phrase : « La langue de la République est le français ».
L’idée selon laquelle il serait possible d’unifier un espace linguistique, et de le figer par les prescriptions, est une monstruosité contraire au mouvement même de la langue, qui est non seulement d’évolution, mais surtout plus spécifiquement de divergence et de différenciation. Les quelques repentances, péniblement obtenues, qui ont conduit à revaloriser les langues régionales pour leur valeur « patrimoniale » ou à accorder à certaines minorités un enseignement scolaire marginal de leurs langues, ignorent largement ce fait, et n’inversent en rien des siècles d’uniformisation forcée de la population par la langue. Elles ne le peuvent pas, car elles sont inféodées au dogme de la « République indivisible » jacobine dont rien ne doit perturber l’homogénéité vécue comme légitimation sociale du régime, sa légitimation théorique venant de son caractère supposément universaliste. Car comment serait-elle universalisable, en pensée et en droit d’abord et dans le fait colonial ensuite, si elle n’était pas une mais multiple ? Qu’importe alors si cette vocation universelle est contredite par la réalité que la langue des élites parisiennes n’est pas la langue de tous, et que sans cesse de nouveaux arrivants sont venus remettre en cause l’homogénéisation linguistique qui tentait de s’imposer ? Car il ne faut pas ignorer que ce qui s’est joué dans la politicisation de la langue était bien de l’ordre de la domination, du centre contre les périphéries, de la ville contre la campagne, de la bourgeoisie contre la paysannerie puis contre les nouvelles classes laborieuses produites par chaque époque, chacune sommée de parler la langue patronale, jusqu’à aujourd’hui l’éboueur et le livreur UberEats dont celui qui reçoit les services s’indignera à grand bruit qu’il ne parle pas son français, tout en prétendant pudiquement nier le recoupement des réalités sociales et ethniques dans les professions les plus précaires. Une des grandes défaites de la gauche institutionnelle sur le plan des idées est de ne pas avoir su se défaire du vocabulaire jacobin et d’en être venue aujourd’hui à parler « du peuple » au singulier plutôt que de classes plurielles, et à abdiquer la complexité des enjeux au bénéfice de la rhétorique populiste et, à l’occasion, souverainiste et identitaire. Ce mauvais rousseauisme de l’unité fantasmée est le cœur même du récit monolingue et de sa République, vouée à n’être plus obsédée que par sa propre perpétuation au détriment de tout projet politique ultérieur, et dont les objectifs d’intégration inconditionnelle ne peuvent qu’exacerber les altérités et offrir un terrain de chasse aux idéologues qui se nourrissent des vulnérabilités.
Que l’on s’entende, on ne niera pas l’utilité d’une langue commune où articuler les différences, d’une langue qui ne permette pas simplement de communier dans l’homogénéité mais aussi de débattre et de faire exister la démocratie dans la rencontre des paroles discordantes. Mais il y a un bond énorme entre l’affirmation d’une langue véhiculaire, comme il s’en instaure forcément dans toutes les aires plurilingues, et l’imposition hégémonique d’une seule langue au détriment des autres. La République à la française semble tout ignorer des nombreuses variantes existantes du plurilinguisme : de la séparation possible entre l’idiome standard et les langues locales ; de la manière dont se forment les pidgins dans lesquels les langues voisines se mélangent jusqu’à devenir mutuellement intelligibles ; des occurrences, aussi, qui prennent le plurilinguisme à bras le corps dans la vie politique. À cet égard le continent africain – même en dehors du legs des colonisations européenne et arabe, mais a fortiori en prenant en compte leurs répercussions directes – présente des exemples multiples de toutes ces configurations, tout en bruissant par ailleurs d’une diversité linguistique incroyablement supérieure à celle de l’Europe. La diversité des langues peut, là comme ailleurs, traduire la réalité de divisions sociales et ethniques importantes, voire critiques ; mais elle ne fait que les manifester, pas les produire. La République, par pensée magique, inverse la cause et l’effet, et croit en effaçant les différences linguistiques faire disparaître les divisions sociales qu’elles manifestent, avec la même sérénité qu’elle met à décréter l’égalité entre les sexes, les ethnies et les classes sociales, en croyant l’instituer par son simple refus de regarder les inégalités réelles et les indigénats de fait. Les marginaux seront ceux qui ne parlent pas la même langue, au sens étroit comme au sens large – le français dont et que nous parlons étant un résidu rigide et nivelé de cette riche constellation d’idiomes qui, au moment de l’ordonnance de Villiers-Cotterêts encore, possédait par contraste des ressources de plasticité, d’invention et de variantes que nous ignorons au 21e siècle, mais que nous pouvons effleurer quand nous donnons droit de cité aux accents, aux dialectes, aux mélanges et à la création littéraire.
C’est contre le vide de pensée monolingue, dont la pauvreté de la parole de la monoforme politique et médiatique est l’expression la plus désolante, que doit être défendue la richesse du plurilinguisme. Pas par l’argument utilitariste libéral qui incite à apprendre certaines langues pour les bénéfices d’une carrière future ou parce qu’il faut voyager et voir le monde avant de s’établir et de faire fructifier le capital de son éducation et de son « expérience ». Mais parce qu’à l’échelle d’un territoire autant qu’à celle d’un individu, le récit monolingue est abrutissant autant qu’il est irréaliste. La navigation entre différents niveaux de langage, différents dialectes dans le paysage géographique, différents sociolectes dans le paysage social, différents jargons professionnels, différents argots, différentes langues privées, etc. est une réalité inévitable. Même dans le développement d’un enfant, l’expérience des façons différentes de communiquer des parents et de leur dialectique (que la différence soit proprement linguistique ou non) est fondamentale. À cet égard, il est absolument nécessaire d’encourager l’apprentissage précoce des facultés linguistiques, donc la capacité à employer les ressources propres de différents codes linguistiques, à les alterner et à les faire entrer en friction. Les langues dans lesquelles l’histoire des groupes sociaux et culturels se manifeste en est l’arène privilégiée, et le lieu inéluctable de la rencontre fertile avec l’autre – inéluctable parce que tout territoire que l’on voudrait résumer à un terroir est toujours, d’une manière ou d’une autre, aussi une frontière linguistique.
Outre un enthousiasme modéré pour les langues régionales, la République monolingue dispose d’autres outils pour négocier son jacobinisme. La « créolisation » – un concept récemment réinvité dans le débat public par un Républicain dont le slogan fut naguère « La force du peuple », au singulier – n’est qu’un des aspects de la vie en territoire plurilingue, et de fait elle est un phénomène qui peut ne pas être prohibé, mais qui ne peut pas non plus être provoqué ou érigé en principe politique sinon par une métaphore abusive. Le mot créolisation constitue certes un épouvantail efficace pour la pensée conservatrice, rétive à tout concept plus fin que celui d’identité, et qui ne manque donc pas de diaboliser tout mélange, toute mixité, nécessairement comprise comme « remplacement » de ce qui est présupposé homogène. À la décharge de telles théories, l’incapacité à penser le mélange est un vice caché de la pensée occidentale tout entière : l’intériorisation de la fascination pour le pur et l’essentiel, et la compréhension de son altération comme relevant de la souillure et de l’abâtardissement, a de profondes ramifications dont la plus tragique est certainement son application au corps social. De fait, cette orientation culturelle fondamentale a laissé même ceux qui pouvaient désirer penser le mélange dans l’incapacité conceptuelle de le faire. La métaphore du « melting pot », ou creuset, n’est ainsi pas une pensée du multiple, mais au contraire une mythologie de sa dissolution, par assimilation, dans une Unité retrouvée. Dans le même registre, l’image du brassage n’offre pour horizon que l’homogénéité réconfortante, quoique mousseuse, d’une boisson monochrome. Une certaine acception de la créolisation relève de la même logique, et célèbre la naissance d’une « communauté commune » opposée aux communautarismes, pour citer l’explication de ce même Républicain souverainiste qui aujourd’hui revendique ce terme, faisant une lecture fort nivelée des écrits d’Édouard Glissant : lecteur de Deleuze et Guattari, le philosophe martiniquais pensait la créolisation comme un choc des altérités à éprouver et négocier, comme une foisonnante « poétique de la relation » entre êtres et cultures qui se découvrent et qui constituent au contact les unes des autres leur identité et leur altérité, et produisent ainsi du nouveau. Les paroles sus-citées ont été prononcées dans un débat opposant le Républicain populiste à un populiste pétainiste qui, lui aussi, rêve l’unité perdue de la France – dans un tel duel s’affiche la pauvreté du récit monolingue, qui ne semble capable de concevoir la différence que comme s’imposant en identité tenace ou se résolvant dans une identité nouvelle. Jamais ne s’y affirme la fécondité de la négation dialectique et la complexité du multiple.
Nous devons entendre l’avertissement de Georges Bataille qui, dans La Structure psychologique du fascisme (1933), nous prévenait du danger des sociétés qui ne savent répondre à leur propre hétérogénéité que par l’obsession de l’homogénéité. L’avenir ne saurait se rêver monolingue et sans accents, dans une rédemption mythique apportée à Babel par l’artifice d’une langue universelle, qu’elle soit imposée par l’hégémonie de quelques uns au nom de la Nature ou de l’Histoire, fabriquée sur commande, ou née des brassages. Nous avons à notre disposition d’autres écoles : l’expérience des frontières qui nous traversent individuellement et collectivement, la valorisation des hybridations dont nous relevons tous dans nos origines et nos parcours, et surtout l’école la plus dure, celle de la traduction, qui constamment oblige à mesurer et rendre visibles les écarts qu’un monde de flux efficaces réclame d’effacer. Ces écarts ne sont solubles dans aucun universel, et c’est en les explorant que nous pouvons négocier terme à terme notre existence collective, construire une égalité qui ne soit pas que de droit, autour de réels communs, et de réels consensus qui naissent de l’affrontement des dissensus et non d’un statu quo mythique. En assumant notre condition plurilingue d’êtres nés dans un monde dont les structures mouvantes constamment nous séparent et nous relient.