Faire de l’histoire par les objets, faire de la politique par les images, penser par le plateau. On a parfois de tels rêves. Que le théâtre ne soit pas la « mise » en scène d’idées – ou, comme on dit laidement, leur vulgarisation – mais le lieu de leur production et mise à l’épreuve. C’est à cela que s’emploie le spectacle La Leçon d’anatomie de la compagnie Les Visseurs de clous, qui certes parle du tableau du même nom de Rembrandt, mais mérite aussi pour lui-même le titre de leçon d’anatomie, dans son effort de déplier pour nous le corps humain et ses représentations.
Dans ce spectacle, deux narrations s’entrelacent : une représentation de marionnettes à gaine, donnée dans un castelet évoquant ceux du 17e siècle, qui propose une variation grotesque sur le motif du médecin (le fameux Docteur Tulp peint par Rembrandt) qui, dans son obsession macabre de pratiquer la dissection, trimballe à travers mille vicissitudes le cadavre qu’il est allé déterrer au cimetière, et dans une joyeuse cohue anachronique qui mélange références historiques, picturales et marionnettiques, rencontre le capitaine Cocq de La Ronde de nuit dans le rôle du gendarme benêt à la guignol, et bien sûr la Mort elle-même, un peu dépassée par l’évolution des mentalités à l’orée de l’âge scientifique. Entre les scènes de cette intrigue superlative, un personnage d’historien de l’art aux airs de bibliothécaire anarchiste vient livrer au public une leçon sur Rembrandt, qui rapidement s’avère plutôt une enquête sur le cadavre qui s’étale, comme en gloire et ce au détriment du médecin censément célébré, en travers du tableau – celui d’Aris Kindt, criminel condamné et exécuté pour meurtre, et à ce titre objet anonyme de la dissection publique réalisée par le Docteur Tulp en 1632. En tirant le fil de l’histoire, mais surtout en regardant mieux les images, y compris telles qu’elles se recréent matériellement à travers les imaginaires vivants de la tradition de la marionnette à gaine, s’ouvre une archive culturelle impressionnante de nos représentations des corps marginaux et de notre rapport au diptyque sciences/pouvoir, ainsi que bien sûr à la mort elle-même.
C’est le meneur de la bande et du jeu, Pascal Laurent, qui tient ensemble les deux plans du spectacle en alternant manipulation de marionnettes et performance du rôle du conférencier, et qui opère leur rencontre quand, inévitablement, le dispositif est lui-même mis à nu et écorché : dans un climax sanguinolent le castelet dévoile ses entrailles en même temps que voix et gestes se dissocient, et les déconstructeurs de récits – c’est de bonne guerre – sont eux-mêmes déconstruits. Nous est par ailleurs constamment rappelé que pour faire penser par le plateau il faut davantage qu’un meneur brillant : en l’espèce, la finesse du regard extérieur de la metteuse en scène et co-autrice du texte Sarah Clauzet, la partition marionnettique virtuose du partenaire de jeu Pierre Puech, et la scénographie à la fois précise et de breloques de Julie Bernard. C’est bien par la matière, et son histoire, que Les Visseurs de clous travaillent la charge des images, comme ils l’ont fait dans d’autres spectacles dont les dramaturgies sont toujours aussi joyeusement bricolées (et machinées) que les dispositifs scéniques, et la réalisation imprégnée d’un humour qui est la marque d’un savoir-faire qui est aussi un savoir-vivre.Le modèle, qui fait paradigme pour un autre usage de l’histoire de l’art et une autre pratique du théâtre, est ici la « biographie » de Rembrandt par le peintre Kees Van Dongen (1927), mieux nommée par lui-même « histoire décousue ». À travers une façon associative et subjective d’interroger les événements et les personnages du passé, qui ne se refuse pourtant pas le plaisir de l’érudition et de la technicité, se propose une pragmatique de la pensée par les images. Une histoire qui s’écrirait par la récup’, à la Walter Benjamin et à la Peter Weiss, et qui penserait par montage de pièces à conviction, prises non comme matière morte mais comme machines à démonter-remonter. La marionnette s’offre alors comme outil idéal et emblématique – dans la continuité duquel se placent, ou se couplent, tous les autres moyens du théâtre, abordés sans hiérarchies indues – pour travailler au corps nos représentations enfouies et malignes, et les voix autres qu’elles étouffent. La main, par laquelle nous apprenons à penser en faisant, prend alors un sens que le Docteur Tulp n’avait pas su y trouver en la disséquant.
En savoir plus : le site de la compagnie Les Visseurs de clous