NOTRE DÉSIR MORBIDE DE DISSOLUTION [billet d’humeur]

Dissoudre l’Assemblée, dissoudre les associations, il y a quelque chose d’étrange à ce que se multiplient à ce point ces procédures, certes depuis longtemps prévues par la loi, mais mobilisées ces derniers temps avec une frénésie particulière. Au-delà de la pertinence discutable de cibler aujourd’hui des associations telles que Urgence Palestine et Jeune Garde antifasciste, c’est l’efficacité générale du procédé qui est en cause, et l’impulsion qui guide l’utilisation d’un tel outil juridique placé entre les mains du pouvoir exécutif.

La capacité du gouvernement à dissoudre par simple décret administratif une association provient de la loi du 10 janvier 1936 (reprise dans l’article L212-1 du Code de la sécurité intérieure), originellement promulguée pour lutter contre les ligues factieuses et les milices d’extrême-droite. Elle a effectivement joué ce rôle depuis, mais pas exclusivement. Dès janvier 1937, elle a servi à prononcer la dissolution du mouvement indépendantiste algérien L’Étoile nord-africaine. À l’orée de la guerre, la même loi a servi contre les communistes. Au temps de la décolonisation, elle a été systématiquement instrumentalisée contre tous les indépendantismes. En juin 1968, elle fut employée massivement contre les groupes d’extrême-gauche. Et ainsi de suite : un tel outil, créé dans un but précis, en servira toujours immanquablement d’autres.

Depuis, l’esprit de ce dispositif, qui inscrit dans le droit un certain état d’urgence, s’est élargi à tout un arsenal qui, au nom par exemple de la lutte contre le terrorisme, donne aux pouvoirs publics des prérogatives exceptionnelles vis-à-vis des individus et des groupes, de droits fondamentaux tels que la liberté d’association et le respect de la vie privée. Les organisations d’extrême-droite constituent environ la moitié de leurs cibles. L’état d’exception permanent et les raccourcis qu’il autorise ne sont pas toujours totalitaires, mais ils institutionnalisent de fait une politique de crise, et les précédents historiques autant que notre expérience actuelle du temps médiatique montrent que l’accélération qu’ils produisent ne sert ni l’état de droit ni la clarté des débats.

Ne faut-il pas des dispositifs pour pouvoir lutter efficacement contre les organisations factieuses, leur capacité à se coordonner, se réunir et se financer grâce à la forme juridique de l’association ? Certainement, mais outre les abus, c’est justement cette question de l’efficacité qui interroge. Comment ne pas sentir, comme dans tout dispositif supposément d’exception, le vent de panique froide des années 30, le dérapage d’un pouvoir en faillite incapable d’enrayer la montée de la barbarie ? Veut-on se prévaloir d’un modèle qui non seulement n’a rien empêché, mais a de surcroît contribué à l’accélération de la violence, armé les institutions et préparé la soumission ?

Telle est la psychologie du désir de dissoudre, qui n’est pas lutter, déconstruire, démanteler, mais souhaiter que d’un geste un problème disparaisse, par une mesure radicale, à l’efficacité (et à la propreté) fantasmée, que justifieraient des circonstances indéfiniment exceptionnelles. C’est un topos qui hante l’imagerie de l’époque, telle qu’elle s’exprime dans les fictions dites de divertissement qui jouent de la fascination pour le pouvoir sous sa forme la plus cynique et violente. « Make it disappear », « Make it go away », ordonne le mâle alpha à son homme de main, spin doctor, conseiller de l’ombre ou autre barbouze. Autre cliché récurrent : celui consistant à faire disparaître un cadavre incriminant dans un bain d’acide, variation sur le motif fantasmatique du crime parfait. Les meilleures variantes sont bien sûr celles où la procédure échoue, où s’exhibe l’horreur de tissus qui résistent à la dissolution, où la violence se retourne contre ceux qui la pratiquent, ou encore où est mis en scène l’inévitable retour du refoulé, à l’occasion d’une canalisation engorgée qui fait remonter ce que l’on croyait avoir fait disparaître définitivement.

Le dramaturge Bertolt Brecht a peut-être le mieux senti ce désir aussi morbide qu’infantile dans son poème beau comme un tract « La Solution », dont le titre est à lire dans les deux sens du terme. Alors que l’insurrection ouvrière de juin 1953 est sévèrement réprimée par le gouvernement est-allemand, qui annonce que le peuple a perdu sa confiance, Brecht répond :

Ne serait-il alors
Pas plus simple que le gouvernement
Dissolve le peuple et
En élise un autre ?

Il est temps d’interroger notre panique et le désir forcené de dissolution qui en émane. Il est trop tard, dira-t-on, pour la voie lente, dialectique, pédagogique : nous sommes en guerre. Mais il n’est peut-être pas trop tard pour nous demander ce que, par ce à quoi nous consentons, nous sommes en train de devenir.

Breaking Bad, S1 E2, 2008

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