DER RING DES NIBELUNGEN

Avec Laurent Prost, nous avons passé l’été 2011 à traduire à quatre mains le texte des quatre opéras qui constituent L’Anneau du Nibelung de Richard Wagner, à destination du surtitrage de la version qu’en proposait le metteur en scène Antoine Gindt. Par ailleurs dramaturges du spectacle, nous faisions ce travail au fond de la salle au fil des répétitions : c’était donc un travail aux prises avec un processus théâtral, et nous traitions le texte comme s’il s’agissait d’un texte de théâtre qui allait se dire au plateau, dont il fallait restituer la langue vive, orale, situationnelle, sans trahir sa forme littéraire – comme on traduirait Shakespeare pour des acteurs. Et simultanément le dispositif même du surtitre nous plaçait à un autre endroit que nous étions aussi mis en demeure d’explorer : celui d’un support de lecture situé à la périphérie d’un spectacle, détournant de lui le regard et lui offrant une strate d’interprétation supplémentaire, parfois simplement en élucidant du signifiant (ce qu’on appelle traduire), mais parfois aussi en prenant des partis qui interprètent et interpellent (ce qu’est nécessairement traduire), qui creusent l’écart entre une œuvre-texte et le geste d’en proposer une lecture. Cela passe moins par une réécriture libre que par le fait de confronter la représentation de cet « opéra des opéras », recouvert de la patine (épaisse) de l’histoire de sa réception, au geste inaugural de son auteur : l’écriture d’un texte de théâtre. On a tendance à moquer Wagner dramaturge et poète pour ses lourdeurs (dues notamment à son jeu philologique avec la langue allemande et ses mythes, pourtant passionnant sur le plan littéraire), mais aussi à négliger le travail de traduction dans le cadre matériellement contraint du surtitrage, alors que celui-ci est en représentation un outil précieux : la seule voie d’accès au texte comme médium. Expérimenter le rôle possible de ce médium-texte dans le projet d’une « œuvre d’art totale » (ou « commune », dans la traduction que Laurent et moi-même préférions du mot wagnérien de Gesamtkunstwerk), c’était une tâche passionnante pour deux traducteurs-dramaturges.


La Walkyrie, acte III, scène 5.

BRÜNNHILDE
Regarde-moi dans les yeux ;
fais taire ta colère,
dompte ta fureur,
et indique-moi clairement
la faute obscure
qui te contraint avec une obstination inflexible
à répudier ton enfant préférée !

WOTAN
Interroge ton acte,
il t’indiquera ta faute.

BRÜNNHILDE
J’ai exécuté
ton ordre.

WOTAN
T’ai-je ordonné
de te battre pour le Wälsung ?

BRÜNNHILDE
C’est ce que tu m’as ordonné
en tant que maître des combats !

WOTAN
Mais cette consigne,
je l’ai ensuite annulée !

BRÜNNHILDE
Alors que Fricka
avait aliéné jusqu’à ton esprit ;
car t’étant soumis à son esprit à elle,
tu étais ton propre ennemi.

WOTAN
Je croyais à tort que tu m’avais compris,
et j’ai puni ton défi conscient :
mais tu m’as pris
pour un lâche et un imbécile !
S’il en est ainsi, je n’ai pas de trahison à venger,
tant tu es en dessous de ma rage !

BRÜNNHILDE
Je ne suis pas une sage,
mais il y a une chose que je savais,
c’est que tu aimais le Wälsung.
Je connaissais le dilemme
qui te contraignait
à tout oublier de cette moitié de toi-même.
Il fallait que tu ne voies plus
que l’autre moitié,
ce dont la vue te blessait
si âprement le cœur :
refuser ta protection à Siegmund.

WOTAN
Tu savais tout cela,
et malgré tout tu as osé le protéger ?

BRÜNNHILDE
Celui qui avait insufflé
dans mon cœur cet amour,
cette volonté
qui m’avait unie au Wälsung,
je lui donnais toute ma confiance –
j’ai donc défié ton ordre.

WOTAN
Et tu as ainsi accompli l’acte
que je désirais tant
mais que ma détresse
m’interdisait doublement ?
Tu te délectais alors
d’un plaisir bienheureux ;
pleine de l’ivresse
de cette émotion voluptueuse,
tu buvais à grandes gorgées joyeuses
le philtre d’amour,
tandis qu’en moi la détresse divine
se mêlait à un fiel corrosif ?
Laisse ton esprit si frivole
te guider désormais :
tu as rompu notre lien.
Il faut que je me tienne loin de toi,
je n’ai plus le droit
de tenir avec toi des conseils chuchotés ;
séparés, nous n’avons plus le droit
d’agir en complices :
tant que le monde vit et respire,
le dieu n’a plus le droit de te rencontrer !

BRÜNNHILDE
Qu’as-tu inventé
comme torture pour moi ?

WOTAN
Je t’enferme
dans un profond sommeil :
celui qui éveillera la désarmée
en fera, dès le réveil, sa femme !

BRÜNNHILDE
Si un sommeil envoûtant
doit m’enchaîner fermement,
proie facile
pour l’homme le plus lâche,
tu dois au moins exaucer
cette prière que t’adresse ma terreur sacrée !
Protège la dormeuse
par une dissuasion terrifiante,
afin que seul, ignorant la peur,
le héros le plus libre
ici sur ce rocher
me trouve un jour !

WOTAN
Tu en demandes trop,
une telle faveur, c’est trop !

BRÜNNHILDE
Cette prière-là, tu dois l’exaucer !
Écrase ton enfant
qui étreint tes genoux ;
piétine ta fille chérie,
détruis la vierge,
que ce qui reste de son corps
soit anéanti par ta lance :
mais, cruel, ne la livre pas
à la plus atroce des souillures !
Que sur ton ordre
jaillisse un feu ;
qu’une flamme flamboyante
encercle le rocher ;
que sa langue lèche,
que ses dents dévorent
le peureux qui oserait effrontément
s’approcher du rocher funeste ! 

WOTAN
Adieu, mon enfant vaillante et magnifique !
Toi la fierté la plus sacrée de mon cœur !
Adieu ! Adieu ! Adieu !
S’il faut que je me sépare de toi,
et si je n’ai plus le droit de te saluer
d’un salut amoureux ;
si tu ne dois plus désormais
chevaucher à mes côtés,
ni me tendre l’hydromel à table ;
s’il faut que je te perde,
toi que j’ai aimée,
toi le plaisir rieur de mes yeux :
qu’un feu nuptial
brûle pour toi,
comme aucun feu n’a jamais brûlé pour une mariée !
Qu’une flamme ardente
encercle le rocher ;
que par une terreur carnassière
il chasse le peureux ;
que le lâche fuie
le rocher de Brünnhilde !
Seul se liera à cette épouse
un homme plus libre que moi, le dieu !
Ces deux yeux étincelants,
que j’ai souvent embrassés en souriant,
quand d’un baiser
je récompensais ton ardeur au combat,
quand dans des balbutiements enfantins
l’éloge des héros
s’écoulait de tes douces lèvres :
ces deux yeux rayonnants,
qui souvent luisaient pour moi dans l’assaut,
quand l’ardeur de l’espoir
me brûlait le cœur,
et que mon désir
aspirait à jouir du monde,
échappant ainsi aux chaînes d’une peur sauvage :
pour la dernière fois
je m’attarde aujourd’hui sur ces deux yeux
pour dire adieu
dans un dernier baiser !
Que ces étoiles brillent
pour le plus heureux des hommes :
pour le malheureux éternel,
elles doivent se fermer pour le quitter.
Car c’est ainsi
que le dieu se sépare de toi,
c’est ainsi que son baiser te prive de ta divinité ! –
Loge, écoute !
Tends l’oreille par ici !
Je t’ai d’abord trouvé
sous la forme d’un feu ardent ;
tu m’as ensuite fait faux bond
sous la forme d’une flamme errante ;
c’est tel que je t’avais lié à moi
que je t’invoque aujourd’hui !
Debout, flamme vacillante,
flamboie, encercle-moi de feu ce rocher !
Loge ! Loge ! Par ici ! –
Que celui qui craint
la pointe de ma lance
ne franchisse jamais ce feu !

Voir la note de dramaturgie « Ce qui rit là-haut est perfide et lâche » sur l’humour dans le Ring

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