RICHARD WAGNER 1813-2013

Note de programme pour le concert de Secession Orchestra Ombres et Lumières, conçu et dirigé par Clément Mao – Takacs, en avril 2013, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner.

« Tout ce qui est debout est destiné à s’effondrer, telle est la loi éternelle de la Nature, la condition de ce qui vit […]. Je veux faire table rase de l’ordre qui est le fondement de vos vies, car sa racine est le péché, sa fleur la misère, et son fruit le crime – mais le temps de la moisson est venu et c’est moi qui brandis la faux. Je veux détruire les illusions qui terrorisent les hommes. Je veux détruire la domination d’un seul sur tous les autres, des morts sur les vivants, de la matière sur l’esprit – je veux briser le pouvoir des puissants, de la loi et de la propriété. »

Richard Wagner, La Révolution, 1849

Comparons deux instantanés tels que nous en offrent les biographes zélés :

1849. L’ambitieux Richard Wagner a trente-cinq ans, il lit Feuerbach et Bakounine, publie des centaines de pages de manifestes enflammés, et son esprit est hanté par des histoires de chevaliers-bardes errants, prophètes et justiciers – il caresse le rêve secret d’écrire un opéra sur la vie de Jésus. Il monte sur les barricades lors de l’insurrection de Dresde, et en paie le prix par un exil politique qui durera douze ans.

1876. Est-ce bien le même Richard Wagner que l’on retrouve à Bayreuth, courtisan roué, entrepreneur mégalomane, inaugurant le théâtre qu’il s’est fait construire sur mesure pour l’exécution exclusive de ses propres œuvres, à la tête d’un véritable empire wagnérien qu’il entend pérenniser par sa propre dynastie et la création de « sociétés Richard Wagner » destinées à propager son culte ? Il est maintenant cet homme que Nietzsche assimile à un gourou sectaire, celui qui deviendra le héros du nazisme et le symbole d’une certaine culture prussienne et élitaire.

La biographie de Wagner semble discréditer son projet politique originel, celui d’une révolution par l’art, d’une régénération du corps social qui se retrouverait autour d’un théâtre conçu comme la rencontre des disciplines artistiques et des individus, sur le modèle de la tragédie grecque. Comme l’opéra bourgeois qu’elle entendait remplacer, la forme qu’il a inventée reste un grand spectacle réservé à l’élite. Léon Tolstoï, qui partageait les fondements de la philosophie de Wagner – abolition des classes et de la propriété, non-violence, réinterprétation sociale du message évangélique, rôle de l’art dans la réforme de la société, végétarianisme… –, s’est moqué quelques années plus tard de ces représentations pseudo-mythologiques en costumes médiévaux, et a dénoncé un art somptuaire qui noie toute réflexion dans ses poses et dans son esthétisme hypnotique. Bien qu’il ignorât tout du projet originel dont il était étonnamment proche, il formulait déjà le constat cruel de l’échec de la révolution wagnérienne, repris plus tard par Brecht, Adorno et tant d’autres.

Mais la fascination de Franz Liszt pour Wagner, depuis la découverte de Tannhäuser jusqu’à la reprise en main du festival de Bayreuth, nous force à y voir autre chose et à contester une condamnation aussi intempestive. Pendant quarante ans de fidélité absolue, le Hongrois cosmopolite aura dirigé et retranscrit les opéras de Wagner pour mieux les faire connaître et les diffuser partout en Europe. Lui, l’ambassadeur de la paix, le chantre des révolutions et des folklores nationaux, n’aura jamais cessé de croire dans le pouvoir de transfiguration de cette musique, dans l’idée que sa nouveauté même était le symbole d’un changement possible vers une société plus juste et plus ouverte.

Ce soir, il s’agit de voir Wagner à travers le regard généreux et humaniste de Liszt. Pour cela, nous utiliserons l’outil musical qu’il a mis au point, qui incarne pleinement pour lui la liberté de la musique, force vive qui abolit les frontières, et antithèse de l’idée qu’on peut se faire du compositeur comme créateur d’une œuvre monumentale et close : la transcription. Paraphraser Wagner, c’est le libérer des contraintes de l’opéra, massif, cher, élitaire, dont les codes mêmes sont incompréhensibles au grand public, et dont la machinerie encore pataude frustrait les ambitions de Wagner lui-même – avant l’invention de l’art de la mise en scène, précisément inspirée des tentatives de Bayreuth, elle se préoccupe davantage de produire des effets que du sens, et sert bien mal « l’œuvre d’art totale ». Mais dans le cadre du concert, dont Liszt a inventé la forme moderne, ces chants d’amour, d’espoir et de victoire redeviennent simple musique, accessible à tous les musiciens et donc à tous les publics. En faisant l’objet d’une constante réécriture, qu’elle soit le fait de Franz Liszt ou de Clément Mao-Takacs, elle est rendue au mouvement de la vie. Ses dernières pièces, dont nous entendrons des exemples emblématiques, montrent que Liszt était plus que l’artificier virtuose auquel on a voulu le réduire, mais bien un militant de la « musique de l’avenir », qui dans les audaces de La Lugubre gondole dépasse l’horizon esthétique de Wagner tout en lui rendant hommage, comme une fenêtre ouverte, déjà, sur la musique du 20e siècle. La commémoration des morts, dans un geste artistique fort, porte déjà l’espoir d’une résurrection, et ce n’est pas un hasard si Wagner a tant mis en musique le printemps, symbole de toutes les révolutions.

La vie et l’œuvre de Richard Wagner posent avec constance une question lancinante, dans toute sa paradoxale complexité : comment l’artiste peut-il inspirer et servir ce changement qu’on appelle parfois révolution ? S’il a perdu tout espoir de modifier l’institution dans sa rigidité et son conformisme, et si le temple qu’il s’est érigé n’a pas eu l’impact sociétal qu’il désirait (mais n’est-ce pas le destin ordinaire des révolutions que d’être récupérées et détournées ?), cela n’a pas empêché sa musique et ses rêves d’art total de traverser les frontières et d’imprégner durablement plusieurs générations de compositeurs et d’hommes de théâtre, qui ont changé à jamais le visage de la musique et de l’opéra. Là où le théâtre a, provisoirement, échoué, la musique transcrite a vaincu.

Que nous dit secrètement cette musique ? La généalogie des anarchistes mystiques (quel que soit le sens librement donné à ce dernier mot) nous emmène de Wagner à Bakounine, de Bakounine à Tolstoï, de Tolstoï à Mohandas Gandhi. Dans les faits, tout semble opposer le faste du maître de l’opéra, tel qu’il a été décrit plus haut, à l’ascèse du Mahatma. Mais songeons plutôt à ce qui les rapproche : leurs visées pacifistes et œcuméniques, leurs tentatives partagées de trouver aussi bien dans les Évangiles que dans les textes fondamentaux du bouddhisme les principes d’un Amour destiné à devenir discipline de vie, arme politique et loi universelle. L’idée que nulle tyrannie n’est invincible, surtout quand on la met face à ses contradictions morales, et que chaque individu peut contribuer à l’abattre en affirmant son absolue liberté et sa générosité vis-à-vis de ceux qui l’entourent est au cœur de tous les opéras de Wagner : c’est précisément à ce projet de société que Gandhi a donné une voix et un visage. Oublions les contradictions dont les vies des hommes sont faites, c’est de mythologie qu’il est question. Et Gandhi est un mythe, il est un personnage de Wagner, et même, la somme quintessentielle de tous les héros wagnériens – il est, pour paraphraser la formule qu’on lui attribue, « le changement que Wagner voulait voir dans le monde », mais que Wagner n’a jamais su réaliser ailleurs que dans son théâtre, ce qui est déjà beaucoup. Ce rapprochement, aussi étonnant qu’il puisse paraître, agit comme un révélateur au sens photographique et doit transfigurer notre écoute de cette musique.

Voilà le plus juste hommage que nous pouvons rendre à Wagner ce soir : il ne s’agit pas de « vénérer des cendres, mais de nourrir des flammes », pour citer Gustav Mahler, son plus fameux héritier. Dans un acte profondément lisztien, il nous est possible de faire vivre une musique qui n’est pas cette mélodie fétiche que l’on va entendre sous les lustres et les lambris, mais le souffle des grandes idées passant sur des hommes qui essaient de ne pas être trop petits pour elle – l’essence du drame wagnérien, en somme. Il nous faut refuser que ce soit une musique de l’hypnose et du ronronnement, pour y voir ce programme, poétique et politique, formulé, au moment même où Wagner composait Siegfried, par un autre adolescent hyperactif, Arthur Rimbaud : « arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens » – non pas l’extase snob qui endort la raison et l’esprit critique, mais la remise en cause constante de nos repères et de nos habitudes, l’attisement de notre espoir, de notre désir, de notre enthousiasme et de notre soif de changement.

Ce combat appartient aux interprètes, mais aussi aux publics d’aujourd’hui : la lettre de Wagner tue, mais son esprit nous vivifie.

Voir aussi l’article « L’opéra, un creuset européen ? Rêverie d’après Wagner »
paru dans la revue théâtres & musiques (n° 6, janvier 2011).

Voir la note de dramaturgie « Ce qui rit là-haut est perfide et lâche » sur l’humour dans le Ring

Archive des notes de programme pour Secession Orchestra.

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