Les Aphorismes de Zürau de 1917 – et tous les aphorismes et les récits courts de Kafka, qui sont parfois simplement quelques lignes dans son journal – sont des textes dont l’écriture procédait pour leur auteur d’une forme de méditation, quoique plus proche peut-être des textes de Zhuangzi que des exercices spirituels d’Ignace de Loyola. La traduction, dans la mesure où elle est à la fois relecture répétée, recherche du mouvement de l’écriture à travers sa trace et tentative de restituer ailleurs ce mouvement, est un moyen de prolonger cette méditation pour soi-même. Se heurter à un mot c’est rencontrer une difficulté de son auteur, ou l’une de ses fausses évidences, c’est-à-dire une difficulté. Mais des fausses évidences, on n’en décèle pas beaucoup chez Kafka, tant son allemand maternel lui semble la langue de l’école (et d’une tradition littéraire écrasante), qu’il contemple avec la même distance que le tchèque qui l’environne à Prague, que l’hébreu du culte, ou que le yiddish qu’il fantasme. Rarement autant qu’avec Kafka le traducteur partage avec l’auteur le statut d’étranger·e (vis-à-vis) de la langue-source, et en l’occurrence ce fait n’est pas une anecdote qui nous éloigne du propos mais un vice caché qui nous place au cœur de sa fabrique (alors que paradoxalement, Kafka est peut-être le seul écrivain que j’aie un peu approché en traducteur qui n’ait pas été lui-même un grand traducteur). C’est pour cela qu’il y a certes des traductions plus ou moins fidèles de Kafka, mais que sans doute on n’arrêtera jamais de le retraduire, car c’est toujours une affaire personnelle et existentielle.
La traduction est ici plus que jamais une trahison, consciente, inévitable, de ce devant quoi on ne voudrait que s’effriter. C’est que le traducteur s’avère le personnage kafkaïen par excellence.
Es ist nicht notwendig, daß du aus dem Haus gehst. Bleib bei deinem Tisch und horche. Horche nicht einmal, warte nur. Warte nicht einmal, sei völlig still und allein. Anbieten wird sich dir die Welt zur Entlarvung, sie kann nicht anders, verzückt wird sie sich vor dir winden.
Il n’est pas nécessaire que tu sortes de chez toi. Reste assis à ta table de travail et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois tout à fait silencieux et seul. Le monde va s’offrir à toi et jeter son masque, il ne peut pas faire autrement, il se tordra d’extase devant toi.
Im Kampf zwischen dir und der Welt sekundiere der Welt.
Dans le combat entre toi et le monde, prends parti pour le monde.
Es wurde ihnen die Wahl gestellt, Könige oder der Könige Kuriere zu werden. Nach Art der Kinder wollten alle Kuriere sein. Deshalb gibt es lauter Kuriere, sie jagen durch die Welt und rufen, da es keine Könige gibt, einander selbst die sinnlos gewordenen Meldungen zu. Gerne würden sie ihrem elenden Leben ein Ende machen, aber sie wagen es nicht wegen des Diensteides.
On leur donna le choix : ils pouvaient devenir rois ou messagers du roi. Comme des enfants, ils voulurent tous être messagers. Ainsi, il n’y a que des messagers, qui courent de par le monde et se crient les uns aux autres des messages qui n’ont plus de sens, puisqu’il n’y a pas de rois. Ils mettraient volontiers fin à leur vie misérable, mais ils n’osent pas parce qu’ils ont prêté serment.
Es gibt ein Ziel, aber keinen Weg; was wir Weg nennen, ist Zögern.
Il y a un but mais il n’y a pas de chemin.
Ce que nous appelons le chemin, c’est l’hésitation.
Der entscheidende Augenblick der menschlichen Entwicklung ist immerwährend. Darum sind die revolutionären geistigen Bewegungen, welche alles Frühere für nichtig erklären im Recht, denn es ist noch nichts geschehn.
L’instant décisif du développement humain est toujours l’instant présent. C’est pourquoi les mouvements intellectuels révolutionnaires qui veulent faire table rase du passé ont raison : en effet, rien n’a encore eu lieu.
DAS NÄCHSTE DORF
Mein Großvater pflegte zu sagen: „Das Leben ist erstaunlich kurz. Jetzt in der Erinnerung drängt es sich mir so zusammen, daß ich zum Beispiel kaum begreife, wie ein junger Mensch sich entschließen kann ins nächste Dorf zu reiten, ohne zu fürchten, daß — von unglücklichen Zufällen ganz abgesehen — schon die Zeit des gewöhnlichen, glücklich ablaufenden Lebens für einen solchen Ritt bei weitem nicht hinreicht.“
LE VILLAGE D’À CÔTÉ
Mon grand-père avait pour habitude de dire : « C’est étonnant comme la vie est courte. Aujourd’hui, dans mon souvenir, elle se comprime tellement que par exemple je peine à comprendre comment une jeune personne peut se décider à partir à cheval pour le village d’à côté, et – sans même parler de la possibilité d’un accident malheureux – que cette personne puisse ne pas craindre que le temps d’une vie ordinaire, écoulée sans encombre, ne soit largement insuffisant pour un tel voyage. »
Ein Käfig ging einen Vogel suchen.
Une cage s’en fut chercher un oiseau.
Theoretisch gibt es eine vollkommene Glücksmöglichkeit: An das Unzerstörbare in sich glauben und nicht zu ihm streben.
Théoriquement, il existe une possibilité de bonheur parfaite : croire à l’indestructible en soi-même, et ne pas aspirer à l’atteindre.
Zur Vermeidung eines Wortirrtums: Was tätig zerstört werden soll, muß vorher ganz fest gehalten worden sein; was zerbröckelt, zerbröckelt, kann aber nicht zerstört werden.
Pour éviter une confusion dans les termes : si l’on s’efforce de détruire quelque chose, c’est qu’on a d’abord pu le tenir fermement ; ce qui s’effrite certes s’effrite, mais ne peut pas être détruit.
Es ist nicht so, daß du im Bergwerk verschüttet bist und die Massen des Gesteins dich schwachen Einzelnen von der Welt und ihrem Licht trennen, sondern du bist draußen und willst zu dem Verschütteten dringen und bist ohnmächtig gegenüber den Steinen, und die Welt und ihr Licht macht dich noch ohnmächtiger. Und jeden Augenblick erstickt der, den du retten willst, so daß du wie ein Toller arbeiten mußt, und niemals wird er ersticken, so daß du niemals mit der Arbeit wirst aufhören dürfen.
Tu pourrais croire que tu es enseveli dans une mine, et que des masses de roche te séparent, faible individu que tu es, du monde et de la lumière. Mais en fait tu es à l’extérieur et tu veux accéder à ce qui est enseveli, et tu es impuissant contre la roche, et le monde et sa lumière te rendent encore plus impuissant. Et à chaque instant, celui qui est dans la mine et que tu veux sauver étouffe, de sorte qu’il te faut travailler comme un damné, et jamais il n’aura fini d’étouffer, de sorte que jamais tu n’auras le droit de cesser ton travail.
Von einem gewissen Punkt an gibt es keine Rückkehr mehr. Dieser Punkt ist zu erreichen.
Passé un certain point il n’y a plus de retour. C’est ce point qu’il faut atteindre.
DER AUSFLUG INS GEBIRGE
„Ich weiß nicht“, rief ich ohne Klang „ich weiß ja nicht. Wenn niemand kommt, dann kommt eben niemand. Ich habe niemandem etwas Böses getan, niemand hat mir etwas Böses getan, niemand aber will mir helfen. Lauter niemand. Aber so ist es doch nicht. Nur daß mir niemand hilft —, sonst wäre lauter niemand hübsch. Ich würde ganz gern — warum denn nicht — einen Ausflug mit einer Gesellschaft von lauter Niemand machen. Natürlich ins Gebirge, wohin denn sonst? Wie sich diese Niemand aneinander drängen, diese vielen quer gestreckten und eingehängten Arme, diese vielen Füße, durch winzige Schritte getrennt! Versteht sich, daß alle in Frack sind. Wir gehen so lala, der Wind fährt durch die Lücken, die wir und unsere Gliedmaßen offen lassen. Die Hälse werden im Gebirge frei! Es ist ein Wunder, daß wir nicht singen.“
L’EXCURSION DANS LA MONTAGNE
« Je ne sais pas », criai-je sans un bruit, « non je ne sais pas. Si personne ne vient, alors personne ne vient. Je n’ai fait de mal à personne, personne ne m’a fait de mal, mais personne ne veut m’aider. Personne du tout. Mais ce n’est pas vrai. Oui, personne ne m’aide – mais des personnes du tout ce serait sympa. Je ferais volontiers – pourquoi non – une excursion en compagnie de Personnes du tout. Dans la montagne, bien sûr, où donc sinon ? Comme ces Personnes se poussent les unes les autres, tous ces bras tendus qui s’agrippent, tous ces pieds qui se suivent à pas minuscules ! Évidemment, tout le monde est en frac. Et on s’en va, lalala, le vent passe dans les ouvertures entre nos bras et nos jambes. Les gorges se libèrent dans la montagne ! C’est un miracle que nous ne chantions pas. »
Du kannst dich zurückhalten von den Leiden der Welt, das ist dir freigestellt und entspricht deiner Natur, aber vielleicht ist gerade dieses Zurückhalten das einzige Leid, das du vermeiden könntest.
Tu peux fuir les souffrances du monde, tu es libre de le faire et c’est dans ta nature, mais cette fuite est peut-être justement l’unique souffrance que tu pourrais éviter.
En continuation avec ces traductions-méditations, certains de ces aphorismes apparaissent, en allemand et en français, dans la micro-série réalisée et diffusée par La Chambre aux échos pendant le premier confinement, Rien n’a encore eu lieu (2020) :
« Avec cette micro-série, nous proposons à l’écoute deux fois par jour pendant une semaine deux œuvres auxquelles nous revenons régulièrement : les miniatures pianistiques composées par Schönberg en 1911, et les aphorismes que Kafka a écrits pendant un séjour de convalescence à la campagne en 1917. Dans la temporalité particulière du confinement, qu’il soit vécu comme la continuation aggravée du quotidien ou une suspension du temps, ces deux voix s’imposent dans le silence et transpercent le grand bruit du monde. Nous proposons de réécouter chaque jour un fragment de Schönberg et de Kafka, successivement au piano et en allemand, puis en français et à l’orchestre. Deux minutes de méditation et de mystère arrachées au monde. »
RIEN N’A ENCORE EU LIEU
Une micro-série par La Chambre aux échos
Musique : Arnold Schönberg, Six petites pièces pour piano op. 19
(Orchestration : Clément Mao-Takacs)
Texte : Franz Kafka, Aphorismes de Zürau
(Traduction : Aleksi Barrière)
Piano : Jacques Comby
Orchestre : Secession Orchestra dirigé par Clément Mao-Takacs
Voix allemande : Thomas Kellner
Voix française et réalisation : Aleksi Barrière
Première diffusion du 20 au 25 avril 2020.
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