LE TRADUCTEUR, ÉTERNEL INCOMPÉTENT [la tare du traducteur]

Version longue d’une communication prononcée dans le cadre du séminaire « Traduire les sciences humaines » organisé par Julie Loison-Charles et Ronald Jenn à l’Université de Lille en ligne le 9 avril 2021.


Bonjour à toutes et à tous. C’est un plaisir de parler parmi vous aujourd’hui, et je remercie d’abord chaleureusement Julie Charles de m’y avoir convié. C’est un plaisir mais un plaisir intimidant, parce que la traduction n’est pas le premier de mes métiers, que je le pratique en pointillés dans des domaines souvent éloignés de la recherche universitaire, et que par ailleurs je ne suis pas traductologue. Est-ce une raison suffisante de prendre pour sujet l’incompétence du traducteur ? Cette incompétence, du moins, est un sujet sur lequel je peux me prévaloir d’une certaine compétence.

Transparence et incompétence

Je précise, parce que c’est aussi une question de traduction, que pour parler des personnes qui exercent le métier de traduire, j’aurais tendance à employer le féminin de majorité (c’est un métier pratiqué pour deux tiers par des femmes), mais vraiment, venir discourir ici sur « la traductrice, éternelle incompétente », ça aurait fait mauvais genre. On me pardonnera donc de parler par commodité du traducteur, également parce que ma communication est motivée en partie par une phrase de Walter Benjamin dans son essai La Tâche du traducteur (1923). On ne présente plus ce texte classique et iconoclaste, qui reste pourtant étrangement silencieux sur la question de la compétence, qu’on pourrait croire présupposée par l’idée d’une tâche, et qui est structurante dans tout le débat sur la traduction : être « sourcier » ou « cibliste », « littéraliste » ou « annexant », linguiste ou spécialiste, c’est donner la priorité à certaines compétences plutôt qu’à d’autres, puisqu’il est entendu que n’existe pas le Traducteur Idéal – quelqu’un donc qui aurait accès à toutes les strates de signification d’un texte et à toutes les ressources des langues en jeu. La phrase de Benjamin qui m’intéresse est une remarque faite en passant et sur laquelle il ne revient pas :

« les œuvres importantes, qui ne trouvent jamais leur traducteur prédestiné au temps de leur naissance… »

Ihre erwählten Übersetzer. C’est Maurice de Gandillac qui traduit « leur traducteur prédestiné » – on peut traduire « le traducteur élu », ce n’est pas moins intimidant pour nous qui nous posons la question de traduire. C’est une idée à la fois belle et un peu romantique : il y aurait des textes que nous sommes les mieux placés pour traduire, qui nous attendent et qui se languissent de nous. On peut repousser la formule pour son mysticisme mais c’est renoncer à penser la question qu’elle pose : si l’on reformulait cette idée de prédestination en disant « tel traducteur a le plus de compétences pour traduire tel texte dans telle langue », elle paraîtrait assez consensuelle. Mais ce qu’on appelle une compétence de traducteur ne cesse d’être source de litiges, et récemment ce fait a même donné lieu à débat dans une sphère publique qui généralement s’intéresse très peu à la traduction et tend à en faire un processus invisible et automatique. Je veux bien sûr parler de la polémique sur les traducteurs de la poétesse Amanda Gorman. En somme, partager quelque chose de l’expérience de vie de l’autrice était érigé en compétence, à côté par exemple du fait de connaître sa langue ou d’être capable de poésie dans la langue cible. « Connaître sa langue », c’est d’ailleurs un peu la même question que celle de l’expérience de vie, puisque la langue est informée par un milieu social et un contexte culturel dont la connaissance fait partie de celle de la langue, qui ne se réduit pas à ce qu’on peut trouver dans les livres. Cette polémique a au moins remis au goût du jour deux constats : d’une part, que la compétence du traducteur importe, et qu’il y a un choix idéologique à faire dans la hiérarchie des compétences recherchées ; d’autre part et en creux, que le traducteur est nécessairement incompétent, puisqu’il n’est pas l’auteur en personne et ne le sera jamais ; et s’il l’est, il fait une nouvelle œuvre originale et non une traduction.

Le fait de l’incompétence est généralement éludé par le biais de deux stratégies opposées : soit en disant que toutes les compétences manquantes peuvent s’acquérir par le travail et la recherche ; soit en disant que l’incompétence est tellement intrinsèque à tout traducteur qui n’est pas l’auteur que tant qu’à faire, n’importe qui peut traduire, sans regarder à la compétence. Parce qu’après tout, une traduction n’est jamais qu’une approximation qui se heurte à l’Intraduisible, au fait qu’aucune langue n’est entièrement soluble dans une autre. Mais peut-être avons-nous tendance à confondre ces deux derniers constats. Dans la littérature sur le sujet, l’impossibilité de la traduction est une question noble, ontologique, et l’incompétence du traducteur est une question bassement pratique, presque vulgaire, qui a à voir avec les connaissances individuelles et avec le marché de l’emploi, et contre laquelle se dressent les exemples de grandes traductions réalisées sans connaissance de la langue originale – ouvrages qui en fait posent plutôt la question de l’écrivain que celle du traducteur. Et qui donc contribuent à nier l’intérêt de la traduction comme domaine propre et à en faire une pratique mineure : à la recherche universitaire la pensée et l’érudition, à la littérature le mystère et le style… la traduction se contentera de la superficie fonctionnelle de la communication.

Je ne m’intéresse pas ici aux stratégies par lesquelles le traducteur réel est amené, en vendant ses services ou en faisant la promotion de son travail, à masquer la question de sa nécessaire incompétence (à dissimuler son inévitable statut de faussaire). Mais je voudrais poser que de la même manière que la conscience de l’impossibilité de traduire nourrit l’art de la traduction (ne serait-ce qu’en faisant proposer des traductions qui ne cachent pas l’original en prétendant s’y substituer parfaitement, comme le dénonce Benjamin, ce qui est finalement l’ultime trahison), la conscientisation de l’incompétence du traducteur est un mouvement fertile. Ceci non pour faire l’éloge de l’incompétent total, dilettante égotiste, qui se dédouane de toute éthique traductionnelle ; mais pour mesurer ce à quoi se mesure le traducteur.

J’ai moi-même approché la traduction sous plusieurs angles. Je résume rapidement pour clarifier d’où je parle : je suis né dans une famille bilingue franco-finlandaise (où donc la traduction était constamment une question pratique, voire administrative), j’ai étudié la traduction littéraire en classe préparatoire, la traduction de textes philosophiques en licence de philosophie, j’ai traduit dans le cadre de ma recherche universitaire en études théâtrales, et j’ai écrit et traduit des textes littéraires, pour l’imprimé et pour des spectacles, notamment ceux que je montais moi-même en tant que metteur en scène. J’ai toujours cherché à avoir une approche informée et critique de la traduction. Mais je reste fasciné par cette incompétence fondamentale, parce que la pragmatique du traducteur ne peut pas se contenter de se réfugier derrière l’Intraduisible.

Benjamin donne sa propre solution à l’Intraduisible : la transparence de la traduction. Benjamin en propose une forme concrète : la littéralité de la traduction, et la juxtaposition de l’original et de la traduction. Dans le milieu de la recherche, nous avons de surcroît tous les autres outils de l’édition critique : l’exégèse, la note de bas de page, l’apostille, etc. L’Intraduisible est intégré au dispositif – ce qui ne l’est pas, c’est l’incompétence. S’il existe des « traducteurs prédestinés », c’est pourtant par le faisceau de leurs compétences et incompétences qu’ils se définissent comme tels.

Je voudrais explorer ce point à travers deux exemples personnels qui se trouvent être des traductions réalisées en binôme. Et pour cela faire un détour par le théâtre, qui est mon champ de pratique et de recherche, même si comme on va le voir la recherche en sciences humaines ne sera jamais bien loin de nous, chemin faisant.

L’épreuve du surtitrage

En 2011 j’ai fait un travail de traduction singulier avec Laurent Prost – à l’époque nous étions tous les deux à la fois dramaturges et chercheurs en théâtre – sur le texte du cycle d’opéras de Richard Wagner L’Anneau du Nibelung, pour le surtitrage et le programme de salle d’une mise en scène de cette œuvre[1]. Nous avions la compréhension dramaturgique du projet esthétique de Wagner et un désir de faire une traduction qui ne soit pas uniquement utilitaire, mais qui rende la richesse littéraire du texte chanté. Notre incompétence se situait au niveau de la langue : bien que bons connaisseurs de l’allemand (je crois), nous étions confrontés à un texte d’une rare densité, rempli d’archaïsmes, illisible avec les seuls outils de l’allemand contemporain. C’est cette incompétence qui a suscité une méthode : nous sommes allés chercher le dictionnaire des frères Grimm, contemporain de Wagner, un dictionnaire historique de la langue allemande qui contient toutes les strates littéraires dont Wagner lui-même était imprégné. L’écriture allitérative de Wagner est gorgée de jeux étymologiques. Ce qui est précieux dans le dictionnaire des Grimm, c’est aussi qu’il cite pour chaque mot allemand la racine latine équivalente, qu’il dessine une double carte de l’Europe irriguée par des racines germaniques et romanes qui suivent des croissances parallèles, et restituer cela, c’est nécessairement toute l’entreprise de traduire Wagner, poète et mythologue : faire correspondre un projet lexicologique à un travail artistique, donc traduire (une définition possible de traduire). En quelque sorte, Wagner appelait Grimm. Ce à quoi je veux en venir, c’est que l’incompétence appelle au développement de méthodologies. Dans le théâtre historique de Wagner, à Bayreuth, ses opéras non seulement ne sont pas traduits, mais sont joués sans surtitrage allemand. Le public est supposé compétent, et n’est donc pas conduit à entrer dans un travail du texte que ne permet que la conscience de l’incompétence – ce travail est pourtant particulièrement important pour prendre la mesure du projet de Wagner dans sa dualité entre le nationalisme et l’européanisme notamment. Cette déconstruction est le premier rempart contre la récupération, dont on sait qu’elle a été particulièrement importante dans le cas (de) Wagner.

Une remarque en passant sur le surtitrage : le fameux texte de Benjamin s’achève sur un éloge de la littéralité en traduction, sur le rêve d’une traduction qui ne masque pas l’original, et sur cette formule magnifiquement provocatrice : « La version interlinéaire du texte sacré est l’archétype ou l’idéal de toute traduction. » Dans l’idéal de transparence, cela se rapproche d’ailleurs d’une autre formule célèbre, celle de Chateaubriand à propos de sa traduction du Paradis perdude Milton (1836) : « J’ai calqué le poëme de Milton à la vitre ».[2] Cet idéal de transparence, d’une présence de l’original à travers la traduction m’a longtemps paru une posture impossible, jusqu’à ce que je perçoive que c’est exactement ce que réalise un sous-titrage de cinéma ou un surtitrage de théâtre. (Mon ordinateur persiste d’ailleurs depuis des années à corriger automatiquement « surtitrage » en « survitrage », sans doute devrait-on parler ici d’incompétence fertile de la machine.) C’est précisément cela que nous avons vécu en surtitrant Wagner – et j’ai creusé cette question dans mes propres spectacles en intégrant différentes formes de surtitrages –, dans la coexistence de l’œuvre et de sa traduction, sous deux formes différentes : une traduction interlinguistique et une mise en scène. Ces questions de traduction sont d’ailleurs très précieuses dans la pensée de ce qu’est l’acte de mise en scène d’une œuvre préexistante. La mise en scène peut se comprendre par exemple dans la tension entre la reconduction d’un original sacralisé et une traduction qui la rapproche de l’univers de ses spectateurs, et qui est l’esprit de la traduction de la Bible par Luther et de toutes les traductions protestantes qui ont irrigué les langues européennes avec tant de fertilité dans son sillage. Nous gagnons beaucoup à joindre les deux approches, à éloigner et rapprocher le texte dans un mouvement constant de mesure.

Dans le vocabulaire contemporain de la mise en scène, ce que fait Luther s’appelle un updating, ou une actualisation : par exemple le désormais classique Don Giovanni mis en scène par Peter Sellars (1989), où le personnage éponyme ne porte pas un pourpoint mais un blouson en cuir, ne se bat pas avec une épée mais avec un couteau à cran, et où d’ailleurs toute l’action est resituée à Harlem. La matrice culturelle de Peter Sellars, c’est le protestantisme américain : ce qu’il fait en transposant/actualisant ne paraît pas très différent de ce que fait Luther quand il fait parler à la Bible la langue de tout le monde (l’allemand de « la mère dans la maison et de l’homme du commun »), et d’ailleurs on a réservé à Sellars à peu près les mêmes insultes pour son traitement de Mozart que celles qu’avait pu recevoir Luther en son temps. Mais Sellars est plus fin que cela : tout en « transposant » l’action scénique pour la rapprocher de nous (en traduction on parle de domesticating), il choisit de travailler avec des musiciens dits « baroqueux », qui jouent Mozart en essayant de reconstituer les techniques de jeu de son époque, qui sonnent étrangères à nos oreilles (ce qu’on appelle foreignizing). Il propose par ailleurs l’œuvre in extenso, dans son Urtext, sans les coupes qui étaient et sont encore souvent opérées pour rendre les opéras soi-disant plus digestes pour notre époque calibrée sur les durées standard d’un film commercial ou d’un événement sportif. La transposition est donc superposée à une couche d’archaïsme, et l’écart est saillant. De surcroît la traduction du livret par Sellars est projetée en surtitres, et marque son écart par rapport au texte original qui est chanté : la traduction donne le signe et la poétique de ce qui se passe par ailleurs dans le spectacle. C’est une version possible du fantasme interlinéaire de Benjamin.

Mais ce n’est pas une approche herméneutique, dans le sens où Sellars ne prétend pas pour autant donner la vérité des « intentions » de l’original, mais seulement mettre en œuvre tous les outils disponibles pour s’approcher du texte. Ce n’est pas histoire de dire : voici d’une part l’œuvre et de l’autre son interprétation. C’est affirmer : je ne suis pas compétent à dire ce que les auteurs ont voulu dire. Ce que je peux, c’est tenter de mesurer l’écart, c’est-à-dire traduire.

L’épreuve de l’édition critique

Une autre traduction à deux qui m’a occupé plus récemment est celle des écrits du compositeur et metteur en scène allemand Heiner Goebbels, que j’ai réalisée avec Isabelle Kranabetter[3]. Ici encore les deux traducteurs du binôme se ressemblent : deux dramaturges qui travaillent sur la forme de théâtre musical qui intéresse Goebbels, et qui connaissent donc bien ce dont parlent les textes à la fois dans leur théorie historique et dans la pratique. La différence c’était qu’il y avait une Allemande et un Français, et à cet égard nous pouvions nous compléter assez idéalement : Isabelle corrigeait mes contre-sens en allemand, je corrigeais son français, et à nous deux nous avions un réservoir de références culturelles qui couvraient l’explicite et l’implicite des textes. Cela va des choses que l’on ne peut connaître qu’en ayant grandi en Allemagne aux mots de jargon technique qu’on ne trouverait dans aucun dictionnaire généraliste mais qui font partie du quotidien de la pratique théâtrale et musicale dans chaque pays. C’est un cas qui plaide pour la traduction à deux, dont vous aurez compris que je la trouve judicieuse, même si je traduis beaucoup « tout seul » aussi[4]. Pas simplement pour compenser l’inexistence du Traducteur Idéal, total, qui aurait tout lu, tout vu, tout vécu. Mais parce qu’il y a des béances qui ne sont réfléchies que lorsqu’elles sont vécues comme béances. Je peux prendre un exemple chez Goebbels avec un mot pour le moins important quand on parle de spectacle, celui de Darsteller, qui désigne n’importe quel artiste sur une scène, un acteur ou un musicien par exemple.

Or Goebbels a un problème avec cette notion de Darsteller, qui est un problème classique de la mise en crise de la notion même de représentation. Il veut un théâtre où l’on se passe de quelqu’un qui représente des émotions à notre place sur scène, où l’on cherche plutôt à susciter des conditions où c’est au membre du public de vivre ses propres émotions sans passer par ce dispositif. L’idée est limpide en allemand, le Darsteller est celui qui produit une Darstellung, donc une représentation. Si le vocabulaire était cohérent en français, on dirait de l’acteur d’une représentation qu’il est un « représentant », mais ce n’est pas le cas, et même si les connotations de commerce ou de députation que cette traduction forcée pourrait fournir sont intéressantes, ce ne sont pas les connotations du mot allemand, qui est parfaitement transparent.

(Le même problème se pose au demeurant quand on veut traduire par exemple le verbe anglais to act. On éclaire différemment le travail de l’acteur en mobilisant le champ lexical de l’action plutôt que celui du jeu comme en français. Ces frottements-là sont intéressants, et les pratiques théâtrales se sont toujours nourries de la traduction, en ce que celle-ci force la réflexion sur des métaphores devenues impensées en entrant dans le langage courant par l’usage et par catachrèse.)

Fort heureusement la connotation d’une médiation existe dans un équivalent français courant de Darsteller, un équivalent qui est spécialement intéressant pour le traducteur puisqu’il le met en scène : c’est le mot interprète. C’est une traduction que je trouve opérante, parce que revendiquer « un théâtre sans interprète » en soulignant le mot nous fait réfléchir au rôle traditionnel de l’acteur comme médiateur de l’expérience à laquelle le spectateur est convié. La traduction fait réfléchir le français, réactive le sens fort du mot interprète dont la métaphore a été diluée par l’usage. L’acteur comme interprète. Mais tout en trouvant la traduction heureuse, on ne peut pas se dispenser ici d’une note de bas de page. J’ai eu en cours de langues des leçons sur la version où l’on affirmait que la note de bas de page est un aveu d’échec du traducteur, une marque d’incompétence, du moins en littérature. Je ne vois pas personnellement pourquoi il faudrait réserver ce plaisir coupable aux travaux scientifiques, sinon au nom d’un escamotage qui est de faire croire au lecteur qu’il lit le texte original plutôt qu’une traduction. Il me semble beaucoup plus fertile pour le traducteur et le lecteur d’assumer ensemble leurs incompétences et de dialoguer à partir d’elles.

La compétence est une question de définition du cahier des charges du traducteur, que ce soit en littérature ou dans la recherche. Dans bien des cas le traducteur produit ce qu’Henri Meschonnic appelle une « annexion » (et Nietzsche la conquête, Berman la traduction ethnocentrique, dans des métaphores cohérentes entre elles), c’est-à-dire qu’il produit un texte qui fonctionne selon les logiques de la langue cible, un texte qui « se lit bien », qui s’inscrit dans les termes du débat de son public et ne « décentre » pas celui-ci. Selon le point de vue dominant (en tout cas en dehors des cercles de la traduction de poésie, plus éclairés mais aussi plus radicalisés) l’annexion est la marque d’une traduction réussie, le produit d’une compétence. Un traducteur compétent traduit sans état d’âme to act par jouer, et Darsteller selon les contextes par acteurmusicienexécutant, sans forcément imposer le même mot pour chaque occurrence (une autre technique qu’on nous apprend quand on étudie la traduction), et donc sans ériger Darsteller en concept puisqu’il ne fait pas l’objet d’un développement spécifique dans la source (et pour cause : il relève du langage courant)… J’appelle alors traducteur incompétent celui chez qui ça coince : il ne fait pas une « bonne traduction », qui coule comme l’original coule. Il choisit le plus souvent la surtraduction, et pas toujours à bon escient, mais toujours en révélant quelque chose. On peut jouer sur les mots, et dire que le traducteur compétent est celui qui sait que les langues ne se traduisent pas terme à terme et qui en tient compte. Mais dire cela c’est masquer l’échec nécessaire des choix qui sont faits (on tranche en faveur d’une solution qui n’est jamais que la « moins pire »), qui reflètent les biais du traducteur et donc ses incompétences. Ainsi le traducteur incompétent au sens propre se heurte à ses impossibilités. Il est à la peine. Sa compétence la plus désirable est de s’en rendre compte, et de chercher à suppléer à ses faiblesses, en inventant des outils ou en demandant de l’aide, donc en créant à la fois de la discussion et de la connaissance. Il y a alors plus que communication d’un message contenu dans le texte original, il y a enrichissement.

L’incompétence du traducteur, qui est constamment à éprouver à la fois en la combattant et en l’affirmant, est ce qui nous permet de mesurer notre distance par rapport à l’Intraduisible d’un texte mais surtout à sa part éternellement incompréhensible. Les exemples que je donne, je crois, ne sont pas dus seulement à la déformation professionnelle qui me conduit à penser à partir du théâtre. Le théâtre est à la fois un lieu des traductions dites « bonnes » (conçues pour être audibles, intelligibles, adaptées à l’oreille du public) et le lieu des pires traductions, qui amputent tout ce qui est difficile et littéraire ou qui réclame des notes de bas de page, au nom du primat de l’intelligibilité. J’ai eu de fort mauvaises heures en tant que traducteur de théâtre, lorsqu’il n’y avait pas un projet scénique complet derrière qui prenait en compte cette dimension ; où il s’agissait par exemple simplement de jouer en français une pièce écrite dans une autre langue. Pourtant, en jouant l’interdisciplinarité, la multiplication des strates, la distance par rapport au matériau, le théâtre est le lieu idéal pour éprouverla traduction, un lieu de traduction in vivoqui complète la traduction in vitrotout aussi précieuse de l’édition critique.

Calibrages

L’incompétence du traducteur, qui est constamment à éprouver à la fois en la combattant et en l’affirmant, est ce qui nous permet de mesurer notre distance par rapport à l’Intraduisible d’un texte mais surtout à sa part éternellement incompréhensible. Les exemples que je donne, je crois, ne sont pas dus seulement à la déformation professionnelle qui me conduit à penser à partir du théâtre. Le théâtre est à la fois un lieu des traductions dites « bonnes » (conçues pour être audibles, intelligibles, adaptées à l’oreille du public) et le lieu des pires traductions, qui amputent tout ce qui est difficile et littéraire ou qui réclame des notes de bas de page, au nom du primat de l’intelligibilité. J’ai eu de fort mauvaises heures en tant que traducteur de théâtre, lorsqu’il n’y avait pas un projet scénique complet derrière qui prenait en compte cette dimension ; où il s’agissait par exemple simplement de jouer en français une pièce écrite dans une autre langue, en une annexion qui ne dit pas son nom. Pourtant, en jouant l’interdisciplinarité, la multiplication des strates, la distance par rapport au matériau, le théâtre est le lieu idéal pour éprouver la traduction, un lieu de traduction in vivo qui complète la traduction in vitro tout aussi précieuse de l’édition critique.

Antoine Vitez, grand metteur en scène et grand traducteur, le dit dans les termes suivants :

« C’est justement cela qui caractérise la traduction : le fait qu’elle est perpétuellement à refaire. Je le ressens comme une image de l’art lui-même, de l’art théâtral qui est l’art de la variation infinie. Il faut rejouer, toujours tout rejouer, reprendre et tout retraduire. »[5]

Je joue avec le mot incompétence, mais je suis bien conscient qu’il est bêtement managérial. Plutôt que de la tâche du traducteur et de ses incompétences, il faudrait parler de la tare du traducteur. Cette tare peut bien sûr s’entendre comme étant la somme de ses défauts fondamentaux (ce qui lui manque pour être l’impossible Traducteur Idéal) mais c’est aussi et dans le même moment l’acte par lequel le traducteur se mesure. Je le dis ici au sens où l’on « fait la tare » d’une balance en la réglant pour soustraire le poids du récipient par exemple[6]– on calibre le plateau, pour parler comme les épiciers et les gens de théâtre, qui ont beaucoup de choses en commun. À notre époque de traduction efficace, on pèse en utilisant des étalons qui sont le dictionnaire ou des normes de beau style, voire on automatise entièrement l’opération. Faire la tare, cela veut dire que l’on ne cesse jamais de calibrer, qu’on règle constamment la balance par rapport à soi-même. J’en passe par cette métaphore un peu obscure pour dire que nous devons absolument par la traduction nous mesurer aux textes, nous peser par rapport à eux par le mouvement même où nous cherchons à en prendre la mesure, et que l’étalon de cette mesure est notre propre incompétence. Voilà le point auquel je voulais en venir : n’hésitons pas à traduire. Sans attendre que vienne le « traducteur prédestiné ». Seul·e·s dans la solitude du texte ou à plusieurs, de préférence en alternant ces deux approches. Dans la littérature comme dans les sciences humaines, les traductions imparfaites permettent bien plus que de faire circuler des idées, elles permettent d’en inventer. Nous avons tous immensément de compétences à faire valoir, mais aussi beaucoup de discussions à susciter dans toutes les langues par nos incompétences assumées. Et surtout notre incompétence première : de ne pas être l’Autre, et donc de devoir aller à sa rencontre pour le comprendre et nous comprendre nous-mêmes, aussi difficile et douloureux que cela puisse être.


[1]Celle d’Antoine Gindt avec la compagnie T&M-Paris.

[2]Solange Arber explore cette image de la transparence dans son article « Traduire “sous verre” ou “à la vitre” : l’imaginaire de la transparence en traduction », Itinéraires, 2018-2 et 3 | 2019.

[3]À paraître aux éditions de la Philharmonie de Paris. Je cite ci-après le texte de Heiner Goebbels « Ce que nous ne voyons pas nous attire » (2007), paru dans son anthologie Ästhetik der Abwesenheit (Theater der Zeit, 2012).

[4]Les guillemets s’imposent, dans la mesure où cette solitude est accompagnée par tant et tant de lexicographes, par des personnes consultées pour leurs compétences, et bien sûr par l’auteur lui-même, fût-il décédé ou injoignable.

[5]Dans un entretien repris dans l’ouvrage collectif Antoine Vitez, le devoir de traduire, Actes Sud, 2017, p. 24. 

[6]Je dois l’image de la tare à une conversation avec Sarah Clauzet et Laurent Prost.

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