CHANTER L’INFRA-HISTORIQUE

Notes formulées à l’occasion de la formation « Raconter le réel » organisée par le Pôle de Ressources pour l’Éducation Artistique et Culturelle de l’Opéra National de Lyon, dans laquelle j’étais invité à m’exprimer et à tenir un atelier de réflexion dramaturgique, les 21 et 22 mars 2023.


En discussion avec le librettiste Händl Klaus, nous avons été invités à formuler nos démarches parallèles d’élaboration de deux opéras sur lesquels nous avions chacun travaillé, respectivement Bluthaus (Haas/Händl) et Innocence (Saariaho/Oksanen/Barrière). Les outils conceptuels qui nous étaient proposés pour ce dialogue étaient volontairement vagues, dans l’attente de préciser les points communs entre ces démarches, un procédé, une méthode peut-être : il était question de l’usage des « faits divers » et de « l’actualité » pour « raconter le réel ». Or ni Bluthaus ni Innocence ne sont à proprement parler des mises en récit d’événements réels. Je partage ici mes notes visant à poser des mots plus précis sur ce dont il est question.

RÉCITS HISTORIQUES ET ANHISTORIQUES, ET FAUX DÉPASSEMENT NATURALISTE. Dans son histoire, l’opéra a, comme la tragédie classique, fait la part belle à deux types de récits considérés comme seuls convenables à la stylisation du chant lyrique : les récits historiques et les récits mythologiques et allégoriques, c’est-à-dire anhistoriques. L’élargissement des récits considérés comme méritant d’être racontés s’est plus volontiers accompli dans les formes romanesques, moins codifiées et plus accessibles dans leurs moyens de production. Dans le domaine du théâtre, l’ascension sociale de la classe bourgeoise s’est accompagnée du désir de se voir représenter-ée, sur scène comme en peinture et au parlement, inspirant une esthétique de l’ordinaire, qui ne se laisse pas réduire aux catégories du tragique et du comique, et qui rougit de la pompe de la versification et de la déclamation. S’est installé le goût du naturel, qui prétend refuser la stylisation au nom du réel et du « bon goût », accompagnée de la réduction de l’être humain à sa psychologie individuelle – nous en avons hérité la lingua franca actuelle des arts de la représentation, celle d’un naturalisme mou et de l’illusion vraisemblable, dont l’outil principal est la caméra qui capte les visages « au naturel » et au plus près en plan serré, et qu’on appelle le photoréalisme.

L’innovation naturaliste a permis de rendre compte de réalités nouvelles, et d’ouvrir une brèche dans laquelle pouvaient s’engouffrer d’autres réalités sociales et culturelles à documenter et à mettre en récit. Mais dans ses modalités, leur mise en représentation s’est trouvée fondamentalement limitée par la prétention à ignorer au nom du psycho-réalisme la polarité historique/anhistorique, sans se donner les moyens de son dépassement : c’est le règne des « histoires vraies », dont les modalités de fabrication ne sont pas davantage questionnées que leur portée déclarée « universelle ». Malgré tout il a fallu faire entrer les êtres dans des archétypes, des emplois, ou les « faire entrer dans l’histoire », comme acteurs ou du moins comme personnages secondaires. Ponctuellement en mesure de formuler des types nouveaux, le naturalisme s’est globalement contenté de remobiliser les caractères disponibles (au niveau individuel) et (au niveau social) l’histoire collective comme grande chronique événementielle. Même l’idylle vériste qui vante les charmes apaisés de la ruralité et l’épopée viriliste du soulèvement prolétarien ne sont que des réinvestissements de l’idylle et de l’épopée, charriant les limitations des formes originelles qu’elles retournent sans pour autant permettre de les dépasser. Ainsi, la prétention au 19e siècle à se réemparer de l’Histoire, à la confisquer aux classes dominantes pour en devenir soi-même acteur et objet dans un grand mouvement émancipateur, a-t-elle largement fait l’économie d’une remise en question de la vision de l’Histoire préexistante. Malgré l’évolution superficielle du goût en faveur du naturel au détriment de l’artifice et de la convention (évolution que résume aussi le déplacement de la réflexion sur l’art de la poétique vers l’esthétique), il s’est essentiellement agi de changer de personnages principaux sans remettre en question le modèle dramaturgique lui-même, c’est-à-dire l’infrastructure.

Une transformation émancipatrice ne peut pas se contenter d’un changement de distribution, elle appelle une révolution dramaturgique plus fondamentale, au cœur de laquelle se trouve la destitution de l’individu-personnage inséré dans la linéarité de l’action et du temps, forme extrême de la prescription par Aristote de leur « l’unité » dans le récit bien construit (La Poétique ne fait pas mention de l’unité de lieu). Une telle destitution a été ébauchée au 19e siècle dans le naturalisme et le symbolisme par l’invocation des forces invisibles (psychologiques, sociales et/ou occultes) qui étreignent et dépossèdent l’individu de son unité et souveraineté imaginaires, et plus fermement théorisée par Antonin Artaud et Bertolt Brecht, sous la double influence des formes musicales et des théâtres extra-européens, d’Asie notamment.

HISTOIRE DES PROFONDEURS ET DIALECTIQUE DES HISTOIRES. Il est fructueux de poursuivre notre réflexion sous l’angle que nous nous sommes d’abord donné, celui du rapport à l’écriture de l’histoire, qui interroge directement la hiérarchie des représentations et des récits. Une telle démarche implique de rejeter d’emblée l’idée simpliste qu’il suffirait pour émanciper les oubliés de l’histoire de les inscrire dans la Grande Chronique. Walter Benjamin ne s’est pas contenté de constater, dans sa 7e thèse, que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs et que « tout document de culture est aussi un document de barbarie » : il s’est attaché à faire vivre comme autre chose que de l’histoire (avec ses personnages et ses péripéties) un mouvement des choses infimes qui n’avait pas simplement vocation à remplacer l’histoire des vainqueurs.

Outre celles de Benjamin, les tentatives ont été nombreuses de penser au-delà de l’histoire événementielle. Miguel de Unamuno rêve ainsi à la fin du 19e siècle une intrahistoire qui ne soit pas l’histoire des grands personnages et des grandes dates, mais celle du collectif et du temps long. Tandis qu’il en recherche la trace dans les traditions populaires et rurales, et qu’il fantasme la continuité contre les ruptures qui caractérisent l’écriture de la Chronique, la nostalgie agrarienne et folkloriste lui vient facilement. Mais la métaphore qui le conduit, celle d’un silence sous-marin à scruter, d’un océan aux profondeurs cachées et aux mouvements lents et grandioses dont l’historiographie traditionnelle ne restitue que l’écume, sera reprise de manière inspirée par les historiens des Annales. Fernand Braudel plaide, dans sa leçon inaugurale au Collège de France (1950), pour la prise en compte par l’historien non seulement de la complexité (question d’abord méthodologique, dont la portée interdisciplinaire aussi regarde directement le théâtre) mais aussi de la profondeur. Pour l’historien, cette profonndeur ne se situe pas seulement dans la scrutation (par la sociologie synchronique) de ce qui se situe en-deçà de la Grande Chronique, mais dans la durée longue qui doit nous émanciper de la durée courte, individuelle et événementielle, au profit, dit-il ailleurs, d’une « histoire des formes inconscientes du social ». Par transposition du psychique au collectif, l’inconscient est ainsi le concept autour duquel se cristallisent, dans les deux disciplines que sont l’histoire et le théâtre, les tentatives de destituer le grand récit des Protagonistes, en leur infligeant l’ultime blessure narcissique : celle qui réduit la Grande Chronique dont ils sont les acteurs au statut d’écume insignifiante. Il ne s’agira donc pas, dans une dramaturgie émancipatrice, de les remplacer dans leurs rôles, mais de destituer la Grande Chronique elle-même, comme manière de récit.

La Grande Chronique imprègne aujourd’hui encore nos représentations. D’abord parce que, comme nous l’avons constaté, sa hiérarchie internalisée des récits inscrit dans les mouvements émancipatoires qui cherchent à la retourner l’aspiration à se substituer au récit dominant sans pour autant ébranler la récitation. Mais aussi parce qu’elle renferme le vieux poison de la naturalisation de l’Histoire comme grand mouvement réel des événements, qui aurait ainsi une structure, et peut-être même une direction qu’on appelle le Progrès. Cette lecture, on le sait, ne se prête qu’à la simplification et à la récupération idéologique, et ne permet ni une appréhension riche du réel ni une pragmatique efficiente de l’action. Il se trouve que l’un des premiers diagnosticiens de ce mal était un individualiste : notre « maladie historique », qui nous plonge dans l’apathie d’être au titre de notre classe, ou de toute autre appartenance à un groupe de population donné, portés par des mouvements statistiques qui nous échappent, est l’objet de la deuxième des Considérations inactuelles de Nietzsche (1874). Nous pouvons avec lui constater que les mises en récits historicisantes, y compris celles qui se réclament d’une forme d’intrahistoire, nous exposent à terme à l’idéologie et au fatalisme : le récit conservateur qui voudrait faire retour à une tradition négligée autant que le récit du soulèvement inéluctable des opprimés faisant irruption dans l’Histoire.

Le remède proposé par Nietzsche relève précisément de son individualisme aristocratique : il consiste à tempérer la perspective historique par le recours à deux autres perspectives forcées qui la déjouent, l’anti-historique (celle d’un enfant qui vit dans le pur présent, ou d’un jeune artiste qui croit inventer quelque chose d’absolument neuf par méconnaissance de ce qui le précède) et la supra-historique (les résonnances entre les faits, les structures, les idées à travers les époques, ouvrant à la capacité des grands esprits à entrer en discussion d’un siècle à l’autre). Ces perspectives n’ont pas factuellement plus de vérité que la perspective historique, elles sont même, prises pour elles-mêmes, absolument toxiques, en ce qu’elles pourraient conduire respectivement au solipsisme et à l’essentialisme – mais elles dialectisent le regard. Elles mettent l’esprit en demeure de constamment questionner le rapport du général au particulier, et nous permettent de rêver de ne pas abandonner les représentations artistiques à l’allégorie, à la falsification historique ou encore au pur présent sans horizon.

Cette même dialectique incessante que réclame Nietzsche n’est guère différente de la Verfremdung (distanciation, mieux traduite étrangéisation : éloigner le familier jusqu’à percevoir ce qu’il a d’étrange) que Brecht se donne pour méthode, ou de l’éloignement dont se réclament Braudel dans le temps et Lévi-Strauss dans l’espace, indissociable chez eux du mouvement contraire d’empathie par lequel on va vers l’autre. Elle est le perpétuel changement de lentille et d’échelle qui doit permettre, en mesurant les écarts, de percevoir le réel dans sa profondeur. Quand le naturalisme qui fétichise le naturel prétend donner l’homme à l’échelle 1, c’est entre un homme, une femme, parmi les hommes et les femmes, que nous devons naviguer sans jamais nous satisfaire d’une échelle, ou d’un récit unique masqué en représentation. Il ne s’agit donc pas de rejeter une à une les perspectives connues, mais de formaliser leur tension infinie, dont le mouvement qui est celui même de l’écriture non-chroniqueuse se retrouve par exemple dans la façon dont Marguerite Duras a affirmé avoir « vécu le réel comme un mythe » (1990).

Dans ce but, il est un champ que Nietzsche ignore à l’intérieur de sa triangulation entre l’individu égotiste (anti-historique), les masses individuées (historiques) et les archétypes (supra-historiques ou anhistoriques) : pour ne pas l’essentialiser, le confondre avec l’individuel, ou le subsumer dans l’histoire, mais au contraire le maintenir en constante tension avec elle, nous l’appellerons pour notre part l’infra-historique. Celui-ci serait le domaine indécidable de ce que la Grande Chronique ne retient pas et qu’elle ne pourrait jamais contenir, mais qui relève néanmoins de l’expérience collective et de sa mémoire. Purgatoire de nos représentations, l’infra-historique est peuplé de faits constamment menacés d’être rejetés comme « particuliers » ou « anecdotiques ». Lesquels sont fascinants précisément parce qu’ils mettent en relation sans choisir les échelles individuelles et sociales, autrement dit le politique : l’action dans le champ public et son récit. Dans l’infra-historique se trouvent beaucoup de représentations et de récits invisibilisés, en particulier ceux des groupes sociaux opprimés – on peut donc, fonctionnellement, y voir un inconscient de la société telle qu’elle se définit dans sa langue majoritaire, aveugle à un certain nombre de mouvements qui la traversent, qu’elle ne connaît et consigne que par certaines déflagrations qui « font événement ».

L’OPÉRA À L’ÉPREUVE DE L’INFRA-HISTORIQUE. Poser la question de l’infra-historique, c’est donc installer d’emblée une dialectique, et chercher à en rendre compte c’est proposer une quatrième voie qui évite les trois réductionnismes que nous avons précédemment abordés : réduction à la Grande Histoire des vainqueurs (présents ou futurs), réduction à l’individu et à sa psychologie, réduction aux idées anhistoriques dont le monde serait la constante reconfiguration sous l’apparence de contingences différentes. L’infra-historique impose une tension interne qui reste ouverte, et dont la restitution réclame de nouvelles dramaturgies. Comme lieu d’étude et de création des représentations, l’opéra sous sa forme aristocratique – dans la tradition reliant les divertissements de cour musicaux-scéniques, les oratorios sacrés, l’opera seria et le grand opéra romantique, jusqu’à l’opéra contemporain inscrit dans la musique dite savante – est pour nous le laboratoire idéal : parce que sa position sociale symbolique le rend particulièrement sélectif sur les récits dont il s’empare, et parce que sa propre tension interne entre la parole et le chant problématise la question de ce qui peut être chanté, donc stylisé et littéralement « projeté » au-delà de l’expression particulière et quotidienne.

Nous l’avons dit, les arts de la scène se sont transformés au fur et à mesure qu’une nouvelle classe dominante a désiré se voir représentée : c’est ce qui a permis qu’entrent dans la forme de l’opéra sérieux les récits et les esthétiques de la bourgeoisie, notamment à partir de la révolution mozartienne, qui tient autant à la matière dramaturgique des livrets de Da Ponte qu’à la prosodie d’un chant tendant à la parole, inventée par Mozart à la suite de Gluck. C’est par extension de ce paradigme que, par effraction, Beethoven et Verdi ont pu introduire, souvent sous le couvert de respectables sujets historiques d’ailleurs, des personnages (et donc des parcours de vie) tirés de classes asservies ou marginalisées de la société. La prouesse a été d’introniser ces figures sous une forme qui ne soit pas plaisante ou grotesque, ou réduite à un chœur qui est la forme opératique de la dépréciation de la multitude en « foule », mais poétiquement mise à égalité avec des personnages supposés dignes du mode de représentation jusqu’ici réservé aux figures historiques et aux idées anhistoriques. Comme le théâtre élisabéthain qui avait vu émerger le genre de la tragédie domestique inspirée de faits réels, où étaient accordés à la bourgeoisie montante les honneurs du pentamètre iambique et la reconnaissance que sa souffrance pouvait être du même ordre (tragique, donc) que celle des princes, l’opéra romantique, en donnant voix aux lamentos de personnages neufs, consent la musique à des souffrances qui ne s’étaient jamais exprimées à égalité avec celles des grandes figures de l’histoire et de la mythologie, les mettant de fait ontologiquement à égalité – quitte à y parvenir par la revendication bien intentionnée d’une humanité fondamentale et supra-historique, ou aussi bien d’un réductionnisme anti-historique par lequel nous sommes tous, au fond, des individus soumis aux mêmes affects. Dans les opéras issus des romantismes nationaux (qui le plus souvent se sont construit une légitimité en puisant dans des ressources historiques et mythologiques locales) et notamment dans les opéras véristes, cette revendication a pris des teintes plus identitaires, marquées par l’usage des langues et des dialectes propres et l’inclusion de matériau musical folklorique. Les formes véristes, nous l’avons déjà noté, relèvent souvent d’une exaltation du retour à la terre lourde de conséquences idéologiques, mais elles sont une expression intéressante de la dialectique infra-historique, dans son calibrage entre la dimension singulière des récits locaux et l’universalisation par la forme lyrique.

Cependant, l’émancipation des représentations par l’infra-historique, telle que nous en avons formulé la nécessité, réclame davantage que de faire chanter au ténor un paysan plutôt qu’un prince, davantage que de substituer aux menuets les syncopes d’une bourrée. C’est bien un bouleversement de la vieille dramaturgie qui s’impose. De ce bouleversement l’opéra, sous le poids de son statut symbolique et des conventions qui le garantissent, n’était pas capable par ses moyens propres. Il s’est expérimenté dans les mélanges et les montages narratifs et poétiques de la musique symphonique, qui à plus d’un titre a représenté formellement pour les compositeurs ce que le roman a architectoniquement apporté à la littérature. La formulation la plus efficiente de ce bouleversement s’est néanmoins produite dans le domaine du théâtre, qui travaille les représentations au corps et qui à l’ère romantique s’est affranchi des contraintes scéniques (et donc institutionnelles et économiques) par la publication. Représentative est ainsi l’insertion dans la réécriture du mythe archétypal de Faust par Goethe – un auteur habituellement fasciné par les héros napoléoniens, et en mal de faire autrement que par leur truchement la liaison entre l’individuel et l’historique – de la figure de Marguerite, inspirée du procès réel d’une jeune mère infanticide. Un montage audacieux, une descente dans l’infra-historique qui vaut bien une nuit de Walpurgis, que l’auteur passera pourtant le reste de la vie à raturer, en cherchant à hypostasier Marguerite sous un Éternel Féminin marial et anhistorique.

Georg Büchner offre par contraste, dans la fresque théâtrale que forme La Mort de Danton, une tentative radicale de réfléchir le mouvement de l’histoire par les soubresauts de ce qui se situe en-deçà : non pas l’individuel – « l’individu n’est qu’écume sur la vague », écrit-il dans une célèbre lettre de mars 1834 – ou son ombre portée la foule, mais la dialectique interne de l’infra-historique, rendue par touches. Il est à ce titre intéressant d’observer qu’en appliquant par la suite sa méthode documentaire-poétique aux pièces du procès de Johann Christian Woyzeck, l’équivalent d’un fait-divers aux yeux de la Grande Chronique, sa technique polyphonique tire davantage encore vers la fragmentation – on ne saura jamais à quel point, Woyzeck étant une œuvre laissée inachevée par la mort de son auteur en 1837. Qu’elle résulte d’un projet dramaturgique ou de son inachèvement, cette fragmentation a permis à Alban Berg de prolonger le geste en organisant le texte de Woyzeck en un puissant kaléidoscope musical sous la forme de son opéra Wozzeck (achevé en 1922). Celui-ci jouit d’un prestige bien plus remarquable encore que celui d’avoir introduit sur les scènes d’opéra des laissés-pour-compte qui leur étaient étrangers : à partir de ce qui pourrait ne se lire que comme des fragments crus de naturalisme avant la lettre, il maximalise par la polyphonie la tension entre l’individu et la société, l’individu et la culture, l’individu et les représentations. Dans une musique qui met en branle l’implacabilité d’une machine sociologique stylisée, tout en faisant sourdre sa mémoire auditive par couches successives de réminiscences, Wozzeck propose une solution proprement théâtrale à l’irreprésentabilité du drame de Woyzeck, et fonde une dramaturgie musicale de l’infra-historique.

La leçon de Wozzeck se situe à la fois dans la polyphonie de sa macro-forme, extrapolée de Büchner, et dans le traitement musical que Berg invente de la langue réaliste de celui-ci : c’est par le fait de la chanter (d’un chant qui ne craint ni la comptine, ni le cri, ni l’opéra lui-même) qu’elle est mise dans une tension permanente avec ce qui se situe au-delà d’elle-même, son propre dépassement qu’elle renferme de tout temps. Par-delà même les conventions qui architecturent la composition musicale, le chant fait vivre la dimension supra-historique de la langue, de la même manière que le passage entre les langues révèle, selon l’expression de Benjamin, « la parenté supra-historique de toutes les langues ». Le chant et le multilinguisme font donc figure de stratégies dialectiques jumelles, contre l’opéra princier monolingue.

CONTRE LE SPECTACLE. Malgré la force de l’exemple de Wozzeck, nous devons nous méfier du « fait divers » comme outil dans la mise en œuvre d’une dramaturgie de l’infra-historique. Roland Barthes nous rappelle, dans son article « Structure du fait divers » (1964), que celui-ci invite tout un chacun à devenir sémioticien du monde : il surgit comme un « fait dont on ne peut dire la cause tout de suite », un « signe dont le contenu est cependant incertain », que nous sommes invités à décrypter pour construire du sens – mais nous ne pouvons décoller la structure du dispositif. L’ivresse du fait-divers tient à sa charge comme concentrée de réel, manipulée par une mécanique sensationnaliste qui ressort du Spectacle dans lequel le divertissement endosse pleinement sa fonction de marchandise, non sans déposséder les individus de leurs récits plutôt que de les émanciper. Dans notre difficulté à nommer la « tranche de vie » – selon le vocabulaire du naturalisme – qui est ainsi accaparée, à nommer son articulation confuse avec le « fait de société » dont il devient l’illustration au gré des interprètes (le journaliste de la presse à sensation devenant ici un substitut divinatoire assez pitoyable du « détective » dont Barthes fait la figure par excellence du fait-divers), se dit l’inadéquation des outils dont nous disposons pour comprendre le champ que nous proposons ici d’appeler l’infra-historique. Nous refuserons d’en réduire l’expression à la fascination morbide qu’exercent quelques événements croustillants et les images spectaculaires de la violence, lesquelles saturent et limitent déjà nos espaces mentaux et visuels, et donc nos imaginaires.

Contre l’inertie de la vieille dramaturgie qui survit dans les formes dramatiques, il nous est nécessaire de continuer à nous tourner vers le laboratoire des formes romanesques. Le roman, qui porte le nom de la langue commune, s’est offert depuisDon Quichotte comme le lieu où le mouvement de la prose peut chercher à saisir le mouvement du monde, ses temporalités, ses paysages et ses personnages. Un espace libre où existent les dialectes, où Balzac a pu découvrir le type jusque-là invisible de « la femme de trente ans », où Zola a pu donner une existence à la grève des mineurs de 1884, où Joseph Conrad ou Alejo Carpentier ont pu cartographier, comme tant d’autres aventuriers au plus ou moins long cours, des mondes qui n’existaient pas sur les cartes. Mais en raison même de sa liberté absolue, qui se pare volontiers des atours du récit de voyage ou du moins de son avatar le plus nu et le plus immobile, le sempiternel témoignage, la forme moins tenue du roman a souvent failli à tenir la rigueur de l’enquête (au sens spéculatif et non strictement documentaire) qui permettrait de donner voix aux tensions propres à l’infra-historique : la fiction emporte tout dans son flot sans distinctions, qui est aussi celui d’une lecture rapide et boulimique. Rarement un roman a pu par une forme serrée mettre en scène sa propre transformation en chant aussi clairement que par exemple The Ring and the Book de Robert Browning (1868), long poème qui est plutôt une sorte de roman en vers, où les points de vue successifs donnés sur une même affaire judiciaire de 1698 (« pure crude fact ») s’assument en tension du particulier avec l’historique, de l’intime avec l’épique, par l’artificialité même du dispositif, qui évoque celle de l’opéra. Car, tout en nous réjouissant que les moyens de production artistique soient saisis par ceux qui n’y avaient pas accès pour faire entendre leurs voix, il est nécessaire de rêver avec eux la grande forme ductile qui multipliera les points de vue et les perspectives, afin de ne pas enfermer ce qui peut être polyphonie et perpétuelle discussion dans la subjectivité indépassable du témoignage.

Quand il ne se cantonne pas au témoignage subjectif, le roman aura été, bien plus que l’opéra, le lieu de développement de dramaturgies polyphoniques qui problématisent exactement la dialectique de l’infra-historique, en composant à partir des détails les plus prosaïques des mises en récit complexes du monde. Pour prendre des exemples récents qui nous épargneront de faire toute la généalogie de cette forme, tant ils la contiennent en eux-mêmes, les créations d’auteurs erronément assimilés au genre de la fiction historique tels que Orhan Pamuk et Olga Tokarczuk savent, par la mosaïque des éléments les plus furtifs, tenus dans une multiplicité de récits architecturés qui permettent les changements nombreux de perspectives, faire sentir la durée longue des faits socio-culturels, des inconscients qui affleurent à la surface des choses, à la fois en-deçà et au-delà de l’écrasante histoire événementielle ainsi débordée et dépassée, en faisant chanter les êtres et même les choses dont les fables n’étaient pas disponibles – sans pour autant les fondre dans la dramaturgie convenue. 

Les enseignements à tirer du roman seraient maigres si l’on se contentait de réduire la discipline romanesque à la capacité de la prose à épouser les formes du réel, à la textilité fluide des pages descriptives qui caractérisent l’art d’un Dostoïevski ou d’un Claude Simon. On peut à ce sujet lire l’étrange texte de la nouvelliste Alice Munro What is real? (1993), un art poétique qui se donne des airs de ne pas faire de théorie, procédant plutôt par métaphores expérimentales. Par exemple celle du fait réel, infime de préférence, inséré par l’écrivain non pour « faire vrai » mais servant plutôt de « levure mère » à partir de laquelle la fiction peut croître et participer de la vie – une invitation par extrapolation à un collage qui ne sent pas que la colle, à l’intégration du matériau trouvé, du témoignage ou du vivant lui-même à la polyphonie. Autre métaphore, peut-être contradictoire avec la précédente : celle d’une nouvelle qui ne serait pas à vivre comme « une route » à parcourir linéairement, mais comme « une maison » à habiter. Une architecture, un dispositif.

POÈME, MONTAGE, DISPOSITIF. Quand elle ne s’oublie pas dans l’épanchement et la contemplation d’elle-même et du moi, dans certains moments de condensation exceptionnelle, la poésie est capable, comme art du montage sauvage et du dispositif textuel, de donner à voir quelque chose de la position infra-historique qui semblerait réclamer la lourdeur des moyens du roman. Il a fallu à Anna Akhmatova, en sus d’une tragédie intimement vécu, l’acméisme, c’est-à-dire le dépassement simultané du symbolisme et du naturalisme dans une phénoménologie franche des choses et des mots, pour donner secrètement les tableaux en bordure d’histoire qui composent son Requiem (1935-1940) et faire ainsi chanter en vers les vies détruites par la répression staliniste, dans les files d’attente des prisons soviétiques dont elle offre plus qu’un témoignage : « Et je ne prie pas pour moi seule, / Mais pour toutes celles qui, avec moi, se tenaient ici… » (trad. Sophie Benech). Il a fallu à Langston Hugues le mélange de bien des langues et bien des façons de chanter et, là encore, la violence d’une société profondément vécue dans la chair, pour proposer dans les années 1930 un poème aussi singulier que « Wait », qui est peut-être le poème même de l’infra-historique comme dialectique supra-historique :

Requiem et « Wait » sont bien plus que des témoignages : ce sont des dispositifs qui dialectisent par le chant, et par un certain nombre de techniques, une position vis-à-vis de l’histoire, en deçà d’elle. Ils sont bien sûr absolument inimitables, mais ils nous donnent des indices sur ce que peut être la fabrication d’objets capables de chanter l’infra-historique. Les arts de la scène ont les moyens de faire proliférer ces montages non seulement dans la polyphonie des voix, qui se substitue au lyrisme subjectif et monodique, mais aussi dans la polyphonie des médiums au sein de ce qu’on appellera théâtre, théâtre musical, ou opéra. Dans ces formes peuvent se rêver de plus grands dispositifs qui aient pourtant la densité du poème, que les dialectes et les traductions interlinguistiques, interculturelles et intersémiotiques enrichissent dans leur mouvement constant. (Nous avons ailleurs le loisir d’en discuter quelques tentatives – notamment, bien sûr, Innocence, opéra structurellement choral créé avec la romancière Sofi Oksanen.) C’est bien sûr également à la mise en scène, nourrie de l’école de la traduction, de construire la polyphonie du plateau, comme elle peut déjà plus ou moins intuitivement le faire en contrebalançant l’anhistorique de l’allégorie en lui opposant les signes du monde, et inversement en faisant scintiller derrière l’anecdote le supra-historique. Mais elle ne peut devenir cet art du calibrage dialectique, de la tare, qu’adossée à une dramaturgie renouvelée.

Le chant de voix solitaires prises dans le chant plus grave du monde, derrière le bruit des grands noms et des grands événements, nous promet de mettre le réel autrement en récits. La condition contemporaine est celle de la vie infra-historique mondialisée, mais il nous appartient, en nous emparant du mode d’existence infra-historique, de retourner notre condition d’individus massifiés en revendication d’être personnes du tout. Il nous appartient, en trouvant par la prospection interdisciplinaire et interculturelle nos outils partout où nous le pouvons, d’inventer, par un constant recalibrage des perspectives, une polyphonie chorale tenue et un montage poétique sauvage et réellement vécu : la forme qui ne sera pas l’enregistrement de la Grande Chronique ou la perpétuation du Spectacle, mais le dispositif artistique par excellence où prendra corps la dramaturgie de nos émancipations.


APPENDICE 1 : Atelier pratique de dramaturgie autour de l’infra-historique

Un groupe de 18 stagiaires, qui a eu l’occasion d’étudier les opéras Bluthaus et Innocence sous différents angles et de débattre avec leurs librettistes, s’est vu proposer de choisir un sujet mettant en jeu l’articulation de l’individuel et du collectif selon le régime de l’infra-historique, et de tenter d’élaborer la dramaturgie de sa musicalisation, sous une forme narrative ou non (avec en tête le « chœur de solistes » qui forme la fresque fragmentaire et non-linéaire d’Innocence). La ligne directrice est la question : pourquoi cette forme pour cette histoire ? que permet-elle que ne permet pas d’autre médium ?

Chaque stagiaire est venu avec un sujet (une anecdote ou fait divers). Répartis en quatre groupes dont chacun devait choisir parmi les sujets proposés par ses membres, voici les quatre sujets/scénarios qui ont émergé au terme d’une séance de deux heures, entièrement dus aux stagiaires :

1) Éclatement d’un système. Contexte diégétique : Pendant une pénurie de carburant, une file de voitures interminable se presse à une station-service à la frontière franco-suisse ; une voiture tente de doubler la file, ce qui provoque des réactions énervées ; le ton monte en particulier avec un père de famille pris dans la file d’attente, que le conducteur pressé finit par poignarder dans un accès de rage. Le rideau se lève sur deux scènes parallèles : le père de famille entre la vie et la mort à l’hôpital (chœur : famille, soignants ?) et l’agresseur en prison (chœur : famille, système judiciaire, autres prisonniers ?). Les stagiaires ont l’idée de dynamiser le parallélisme : que l’arrivée de nouveaux éléments de contexte puissent permettre aux « soutiens » et « contempteurs » de l’un ou l’autre personnage de changer d’allégeance. Mais surtout l’idée est de montrer en miroir le système hospitalier et le système carcéral sous pression, en défaut de ressources : quand le collectif se délite, il provoque des déraillements individuels dont la file d’attente à la station-service s’avérerait être une image synthétique (une autre image pourrait peut-être mieux convenir au propos). L’inclusion de la thématique judiciaire permet de ne pas pour autant révoquer la responsabilité individuelle au bénéfice de la dilution dans le collectif. 

2) Les voix d’une dérive. Le point de départ est le témoignage d’une jeune française radicalisée, partie faire le djihad avec un homme, devenue mère en Syrie, puis revenue via un camp kurde en France, une fois « repentie ». Les stagiaires se proposent d’explorer plusieurs tableaux de la vie de cette jeune femme sous une forme originale : la protagoniste est incarnée par une figurante silencieuse sur scène, et la parole est à tous les autres personnages qui dans les différents milieux qu’elle traverse l’excluent, la rabrouent, la manipulent, la jugent, joués par des chanteurs lyriques. Les voix intérieures de la jeune femme s’expriment par un chœur d’adolescents, porteur des émotions et impulsions contradictoires d’une personne qui se cherche et qui se fait la chambre d’échos des discours des autres. Une personne-foule qui au fil de son parcours trouvera peut-être une voix singulière, mais sans perdre ses ambiguïtés (comment s’exprime sa révolte, dans quel groupe trouve-t-elle finalement sa place ?).

3) Une fable écologiste (ciblée « jeune public »). Le groupe a été inspiré par les débats qui entourent la réintroduction du loup en France. La trame serait comme un conte-opéra qui met en scène l’attaque d’un élevage par un loup, réveillant un imaginaire culturel profond associé à la peur de cet animal, ainsi que la colère de l’éleveur vis-à-vis des pertes qu’il associe aux représentations iréniques d’une écologie hors-sol. Ce format est entrecoupé d’« interviews » des différents protagonistes (animaux compris, entendus précédemment dans le chœur des brebis notamment), qui ainsi interrompent le chant par la parole et expliquent leur point de vue sur cette situation critique. Le médiateur serait peut-être un éthologue, ou des enfants détectives, qui nous permettraient de comprendre les ressorts de l’écosystème dans lequel s’insèrent à la fois les élevages et les prédateurs. Les stagiaires ont été sensibles à la question de la présentation des avis contradictoires, tout en assumant le format d’une « pièce didactique » à la visée militante.

4) La disparition d’une ville. Une stagiaire raconte une anecdote de son enfance au Clapier à Saint-Étienne, un quartier populaire qui s’est construit autour de l’exploitation minière : un enfant de trois ans a disparu, provoquant une panique dans le quartier et des recherches menées par la communauté assemblée, avant de reparaître mystérieusement couvert de charbon, sans que l’on n’ait jamais su ce qui lui était arrivé. Le scénario suit le déroulé suivant : dans le prologue, la ville fête le retour de l’enfant (représenté dans l’œuvre uniquement par la pulsation jouée par une percussion) et le collectif recouvre de ses réjouissances le discours du politicien local qui voudrait tirer les bénéfices de cet heureux dénouement. Suivent des tableaux opératiques concernant la disparition de l’enfant et les recherches, les tensions, les accusations que se lancent les uns et les autres. Mais la scène est surtout dominée par un chœur qui représente les habitants du Clapier. Ce chœur, présenté comme uni dans le prologue, se divise suivant différentes lignes de démarcation : classes sociales, hommes et femmes (dans la division du travail minier), origines. Ce chœur nous raconte l’histoire d’une ville qui s’est enrichie par l’industrie minière et qui a peu à peu chassé ses classes laborieuses de son sein. À la fin le chœur est en fait tout à fait fragmenté, et l’avenir de l’enfant couvert de charbon reste ouvert, comme l’était déjà la responsabilité de sa disparition. Malgré l’idée d’une fresque portant davantage sur la ville elle-même que sur l’anecdote en question, les stagiaires se sont posé la question de son utilisation : comment respecter la réalité de ce qui s’est passé, comment éviter de lui imposer une signification symbolique.

APPENDICE 2 : Tare de l’étonnement

Nous postulons dans ce texte le lien entre la manière de raconter des histoires et la conception que l’on se fait des sociétés humaines et de leur histoire. Plus encore que de réduire l’écriture des récits à la divulgation de tel paradigme ou système idéologique, ce lien réclame d’envisager la pratique dramaturgique dans sa dimension philosophique et spéculative. Dans cette perspective nous ne pouvons qu’être intrigué par les deux remarques suivantes, faites dans des contextes forts différents par deux auteurs que nous avons cités dans notre développement, au titre de pensées dramaturgiques antinomiques par ailleurs :

« Aussi la poésie est quelque chose de plus philosophique (φιλοσοφώτερον) et de plus élevé que l’histoire ; car la poésie parle plutôt du général (τὰ καθόλου), et l’histoire de détails particuliers. »
(Aristote, Poétique)

« L’étonnement de ce que les choses que nous vivons soient « encore » possibles au 20e siècle, n’est en rien philosophique (kein philosophisches [Staunen]). Il ne se situe pas au commencement d’une connaissance, si ce n’est de la connaissance que la représentation de l’histoire qui l’engendre n’est pas tenable. »
(Walter Benjamin, 8e thèse sur le concept d’histoire)

Ces deux utilisations du mot « philosophique » semblent quelque peu cavalières, surtout dans des textes qui ne font que peu allusion à une méthodologie philosophique. Il y a également, dans les deux cas, ce curieux usage quantitatif du terme (les formes ou les postures sont plus ou moins philosophiques : selon quelle échelle ?). Elles explicitent cependant le projet qu’elles donnent à la philosophie : pour Aristote, elle est la montée vers le plus haut degré de généralité, sinon vers les idées, du moins vers les lois, et pour Benjamin, dans une tournure qui le relie à un univers socratique finalement peu éloigné du précédent, elle réside dans un étonnement producteur de connaissance.

Ces deux constats se tiennent à deux extrêmes de l’histoire de la pensée de l’histoire : pour Aristote celle-ci n’est qu’un catalogue de faits dont elle ne prétendrait pas déceler le mouvement, tandis que Benjamin enterre l’histoire hégélienne qui se comprend comme le mouvement même des choses – une histoire, donc, pleinement philosophique au sens de son prédécesseur, mais qui de la philosophie n’a pas gardé la posture séminale de soupçon, noyée dans la croyance dans un progrès linéaire. La tragédie que prescrit Aristote est fondamentalement cette histoire qui aurait pris conscience d’elle-même, capable d’épeler les schémas secrets du monde en y apposant des noms accidentels, mythologiques ou historiques. Elle donne à voir et à vivre l’histoire elle-même comme tragédie.

Benjamin, qui en proustien n’a pas craint de fouiller les détails en cherchant les grandes lois, opère donc dans cette définition corrigée de la philosophie un rappel nécessaire à toute tentative dramaturgique qui voudrait interrompre la récitation par la spéculation. S’il y a bien des approches plus ou moins philosophiques dans leur capacité à naviguer l’écart entre le particulier et le général, l’histoire et la poésie, c’est dans la tension qu’il faut les faire vivre, dans le regard qui sans cesse s’éloigne et s’approche, dans les récits et les traductions qui mesurent les écarts et les seuils, dans le trouble de l’infra-historique, où les faits continueront à nous étonner et à nous poser problème.

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