LA PART DU RÊVE – l’opéra entre choralité et poésie

Version complétée de la conférence prononcée le 30 janvier 2023 à l’Institut de France, à deux voix avec la compositrice Kaija Saariaho, dans le cadre du cycle « Composer un opéra au 21e siècle » initié par Laurent Petitgirard, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts.


Kaija Saariaho : Chers collègues et cher public… Si j’ai décidé aujourd’hui de parler du sujet proposé, « composer un opéra au 21e siècle », ensemble avec l’écrivain et metteur en scène Aleksi Barrière, c’est pour plusieurs raisons. En plus des collaborations que nous avons partagées, la raison principale est que l’opéra pose des problèmes compositionnels, mais que ce n’est pas un problème de compositeurs. Dans l’opéra, la musique rencontre des langages et des problématiques qui lui sont étrangers. Des personnes, aussi. Elle compose avec tout cela.

C’est la raison même pour laquelle je me suis longtemps méfiée de l’opéra et que je ne voulais pas en écrire. L’opéra classique tel que je le connaissais avait ses enjeux propres, je ne voyais pas comment y fondre ou y trouver ce que je cherchais dans ma musique. Je voudrais parler de mon chemin par rapport à cela. Du chemin que j’ai trouvé vers l’opéra et ce qu’il a apporté à ma musique. On parle beaucoup des compromis, des difficultés avec les librettistes, les metteurs en scène, les chanteurs. On aime bien, entre collègues, s’en plaindre. Mais ce mouvement vers l’autre transforme la musique tout en lui donnant un autre impact : c’est une collaboration autant qu’une transmission. C’est pourquoi cette intervention a été écrite ensemble avec Aleksi, et nous la prononcerons à deux.

Aleksi Barrière : Je parlerai pour ma part depuis l’autre côté du miroir : à partir des problématiques du texte et de la scène, et dans le mouvement inverse de celui de la compositrice – comment la musique vient ouvrir des potentiels textuels et scéniques.

Kaija Saariaho : Pourquoi est-ce que je n’étais pas intéressée par l’opéra ? L’époque était aux non-opéras de Luigi Nono et aux anti-opéras de Luciano Berio, et j’étais dans la même tendance : des collages, des montages, des dispositifs.

[Illustrations : le dispositif de Renzo Piano pour Prometeo de Nono
et la mise en scène d’Un re in ascolto de Berio par Götz Friedrich,
deux productions datées de 1984.]

L’opéra était une forme poussiéreuse qui était très loin de mes préoccupations. Pas simplement pour des raisons musicales : c’est la narrativité qui me gênait. Des histoires avec des gentils et des méchants. Des individus caricaturaux. Ma vocation était d’écrire de la musique faite de transitions harmoniques subtiles, de bruits qui se transforment en sons, de lentes métamorphoses, parce que le monde est complexe et indécidable. Je n’avais pas l’imagination d’un opéra qui puisse montrer ça, malgré mon amour pour l’expression vocale, qui prenait la forme de mélodies et d’arias. Ma première œuvre de théâtre musical, Study for life en 1981, était une création abstraite pour soprano, bande et lumières sur des extraits du poème The Hollow Men de T.S. Eliot. Aleksi en a proposé récemment une nouvelle mise en scène, qui est comme une miniature onirique de la crise mystique du poète.

[Illustration : Thomas Kellner et Tuuli Lindeberg dans Study for Life, 2022.
Mise en scène Aleksi Barrière.]

Dans les années qui ont suivi je mettais en musique de la poésie ou des fragments. Dans la lignée de Study for Life, mes œuvres vocales polyphoniques des années 80 et 90 comme From the grammar of dreams ou Nuits, Adieux étaient des dramaturgies oniriques, inspirées par Sylvia Plath et Jacques Roubaud respectivement, où les textes comme les voix étaient fragmentés. Il y avait donc bien une dramaturgie mais pas narrative, et qui présentait le trouble et les superpositions que je recherchais. Mais je ne voyais pas comment en faire une grande forme, et je n’imaginais pas comment cela pourrait prendre une forme scénique.

J’ai trouvé un chemin musical vers les grandes formes en commençant à écrire des concertos, qui sont des grands arcs avec des « protagonistes ». Manipuler ces relations plus classiques entre l’individu et la masse orchestrale était un premier pas, mais encore dans l’abstraction. Mais j’ai commencé à prendre l’opéra au sérieux quand j’ai vu le travail d’une nouvelle génération de metteurs en scène : le Wozzeck de Patrice Chéreau (1992), le Don Giovanni (1989) et le Saint-François d’Assise (1992) de Peter Sellars m’ont ouverte à ce qu’on peut faire en racontant une histoire avec la musique. On donne à entendre des voix auxquelles on s’attache, qui déploient ce qu’elles ont à dire, les unes avec les autres et contre les autres. Je me suis rendu compte que ces dramaturgies pouvaient être intéressantes et pas seulement caricaturales, et que par ailleurs elles pouvaient former un matériau musical riche. De plus, chez Peter Sellars la recherche interdisciplinaire étendait la richesse bien au-delà de la musique : elle proposait à la musique de participer à une grande entreprise qui touche tous les sens. Le déclic a été de me dire : « Si l’opéra peut aussi être cela, je peux écrire un opéra. »

Seulement je n’avais pas d’histoire qui m’intéresse. J’en ai trouvé une par hasard, en lisant un livre de Jacques Roubaud, La Fleur inverse (1986), sur les troubadours provençaux.

Aleksi Barrière : Je voudrais m’arrêter un instant sur ce premier mouvement vers la narration, et l’origine de ce mouvement dans ce livre de Jacques Roubaud. Ce qui est intéressant c’est qu’une fois de plus le point de départ est poétique – doublement, puisque Kaija s’est arrêtée sur cette canso de Jaufré Rudel, un poème qui vient du passé lointain des langues françaises, tel que traduit et présenté (mis en livre) par un autre poète, contemporain celui-là et familier de Kaija, Jacques Roubaud. La canso de Rudel parle de sentiments, et mieux, elle invente un sentiment (car trobar veut bien dire inventer) : l’amour de loin. Un état du désir qui ne se résout pas, qui ne cesse de tendre vers l’autre, vers l’inconnu. Ce poème ne raconte pas une histoire, mais il nous fait nous en raconter une : dans quelles circonstances un tel amour peut-il se former, et comment peut-il se résoudre…? La puissance suggestive de ce poème, qui met lui-même en posture d’aller vers l’autre en inventant son histoire, l’a de tout temps accompagné : au 13e siècle, donc un siècle après la mort de Jaufré Rudel, un admirateur a écrit cette fameuse vida, une sorte de biographie rêvée de Jaufré Rudel à partir du poème – affirmant qu’il serait tombé amoureux de la comtesse de Tripoli après avoir entendu les descriptions qu’en faisaient les pèlerins, qu’il aurait rejoint la Deuxième croisade pour la rencontrer, et qu’il serait mort à ses pieds. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui une fan fiction : un témoignage ancien de notre besoin de nous raconter des histoires. C’est cette même pulsion qu’a suivie Kaija en voulant raconter cette histoire sous la forme d’un opéra. Une histoire qui épouse la forme lyrique, puisque cela parle justement de ce rêve contagieux d’aller vers l’autre, dont les histoires et les chansons sont les vecteurs.

Bien sûr pour donner vie à ce geste et à cette geste il fallait des partenaires qui sachent comment les histoires se racontent, et capables d’imaginer de nouvelles manières de le faire. Ce fut justement Peter Sellars qui servit de guide en se proposant de mettre en scène ce projet d’opéra, et qui avant ça en a suggéré le librettiste, Amin Maalouf. Ensemble, ce trio a créé l’opéra qui s’appelle L’Amour de loin en l’an 2000.

Nous allons en écouter un extrait : Jaufré Rudel s’est lancé dans sa traversée, il est en mer avec le Pèlerin, et il a rêvé que la femme qu’il aime de loin est venue à lui, en chantant les chansons qu’il a composées pour elle, ces poèmes qui sont la seule chose qui les relie.

[Extrait vidéo : le rêve de Jaufré dans L’Amour de loin,
interprété par Gerald Finley, Dawn Upshaw et Monica Groop.
Direction musicale Esa-Pekka Salonen. Mise en scène Peter Sellars.]

Kaija Saariaho : À partir de L’Amour de loin j’ai donc commencé à raconter des histoires. À ma manière, sans doute, puisqu’on dit souvent de mes opéras qu’ils sont peu denses dramatiquement. Nous avons vu cette séquence du rêve de L’Amour de loin – je n’ai pas cessé de rechercher à l’opéra cette qualité du rêve qui structurait mon travail jusque-là. Ce qui est intéressant dans le rêve, ce n’est pas de vouloir vivre dans le rêve, loin du réel. C’est que le rêve nous montre d’autres logiques qui sont toujours là dans le monde apparemment bien organisé de l’éveil. Ce qui m’ennuie dans beaucoup de dramaturgies c’est qu’elles ignorent ce monde refoulé, elles ne parlent que de Mois qui s’affrontent, comme si la vie était si claire, comme si nous n’étions chacun qu’une seule chose qui sait ce qu’elle est. C’est pourquoi j’ai souvent littéralement inclus des scènes de rêve dans mes opéras, et que par ailleurs j’ai aussi continué à écrire de la musique pour chœur, qui permet vraiment de montrer cette fragmentation : par exemple Tag des Jahrs (2001), qui met en musique les poèmes tardifs de Friedrich Hölderlin. Hölderlin souffrait de ce qu’on considère aujourd’hui comme une forme de schizophrénie, et écrivait ces petites poèmes sur les saisons qu’il signait de dates fantaisistes d’autres siècles. À l’époque son écriture me rappelait les paroles de ma mère qui avait souffert d’un AVC et qui n’était plus présente à nous.

[Illustrations : différentes mises en scène des opéras de Kaija
– certaines intègrent le chœur à une grammaire scénique,
d’autres l’éloignent du plateau comme un second orchestre en fosse.]

Le chœur a continué à faire partie de tous mes opéras, sous différentes formes, comme une instance de fragmentation des voix et du moi. Ce chœur est parfois présent au plateau (ce qui est souvent un choix du metteur en scène), parfois il est augmenté électroniquement (comme dans Adriana Mater, 2006) voire ne relève que de l’électronique en temps réel (les transformations de voix dans Émilie, 2010) – ce n’est pas ici le lieu de détailler tous les exemples. Pour n’en prendre qu’un, mon oratorio La Passion de Simone (2006), qui parle de la philosophe Simone Weil, emprunte la structure des passions de Bach, et c’était aussi ma première collaboration avec Aleksi comme metteur en scène. En 2013, à son invitation et à celle du chef d’orchestre Clément Mao-Takacs, avec qui il a fondé le collectif de théâtre musical La Chambre aux échos, j’ai réalisé une version de chambre de cette œuvre qui était d’abord conçue pour grand chœur et grand orchestre. C’est eux qui ont eu l’idée de réduire ce chœur à un quatuor vocal, ce qui a permis de trouver une forme scénique à cette fragmentation qui m’intéressait. J’ai réutilisé cette solution dans mon opéra Only the sound remains, qui lui s’inspire du théâtre nô du Japon, où le chœur a aussi un rôle multiple et complexe. Aleksi l’a également mis en scène et a continué, en collaboration avec une équipe japonaise, ce travail sur la mise en scène de la choralité.

Aleksi Barrière : Quelques mots sur ce quatuor vocal de La Passion de Simone qui est un exemple saisissant, et le premier exemple chez Kaija d’expansion de la choralité comme forme à la dimension scénique. Il y a dans La Passion de Simone, comme dans les passions de Bach, une « évangéliste », quelqu’un qui raconte, en l’occurrence la vie de Simone Weil, dans un jeu d’identification et de distanciation. Et puis il y a ce chœur, qui prolonge, diffracte, s’oppose, parfois joue un rôle diégétique mais surtout multiplie les points de vue et les voix, encore une fois comme dans les passions. Dans notre mise en scène, cette diffraction est tout le temps présente sur scène et fait proliférer la narration en résonances et en associations nouvelles. Elle insère sans relâche l’individu dans le tissu du collectif.

Photo : Markku Pihjala

[Illustration : La Passion de Simone dans la production de La Chambre aux échos, 2013-2022.
Sayuri Araida dans le rôle principal.
Direction musicale Clément Mao-Takacs. Mise en scène Aleksi Barrière.]

La force de la proposition musicale, pour les gens de théâtre, c’est de nous emmener loin de ce que nous croyons que le théâtre doit être. Justement cet affrontement des Mois. En prenant appui sur les processus formels propres de la musique, qui cristallisent plusieurs siècles de dialogues interdisciplinaires, ainsi que sur des traditions alternatives qui permettent l’invention de nouvelles formes, comme ici l’oratorio ou le théâtre nô, les compositeurs proposent au metteur en scène d’inventer d’autres manières de faire du théâtre, que l’on parle de dramaturgies, de corps ou d’espaces – des méthodes rythmiques, harmoniques et contrapuntiques. Nous avons souvent appelé La Passion de Simone un théâtre de l’esprit. Contre le naturalisme qui n’imite que l’apparence des choses selon des codes convenus, l’opéra peut être cela : un théâtre à la hauteur du monde mental, dans lequel se rencontrent les émotions et les idées, l’individuel et le collectif.

Dans ce projet, la choralité joue un rôle central. Nous pourrions définir cette choralité comme une fragmentation qui s’articule dans un tout : une fragmentation harmonisée. Cette choralité est la clef de cet opéra du rêve que Kaija propose de rêver.

Kaija Saariaho : Cette choralité, nous l’avons explorée avec Aleksi dans plusieurs pièces pour chœur dont il a écrit les textes, notamment Écho ! (2007) qui est, dans sa manière de revisiter la tradition du madrigal, une sorte de dramatisation de cette « fragmentation harmonisée », troublée par les jeux de reflets et d’échos qu’appelle le mythe de Narcisse.

La choralité fut aussi le point de départ de l’opéra que nous avons écrit ensemble, Innocence. J’avais d’abord une idée abstraite : faire une grande fresque, me débarrasser entièrement des personnages principaux que j’avais dans mes précédents opéras, mais faire une forme entièrement chorale où il n’y aurait pourtant que des personnages principaux. J’ai demandé à la romancière Sofi Oksanen (une autre grande conteuse de notre temps, comme Amin Maalouf) d’imaginer pour le livret une histoire de traumatisme collectif qui se prêterait à cette fresque, et à Aleksi, qui connaissait les possibilités, de faire la dramaturgie et la forme finale du livret, que j’imaginais fragmenté non seulement en plusieurs voix et techniques vocales, mais aussi en plusieurs langues (la dramaturgie plurilingue étant une des spécialités d’Aleksi).

Photo : Jean-Louis Fernandez

Aleksi Barrière : Pour résumer Innocence : l’opéra présente une scène de mariage, semble-t-il très heureuse, mais bientôt le souvenir réprimé d’une tragédie collective qui a eu lieu dix ans plus tôt émerge. Ce retour du souvenir collectif refoulé se fait de manière réaliste au sein des scènes du mariage, dans les interactions entre les protagonistes, au fur et à mesure que les tensions éclatent et que la vérité se révèle. Mais par ailleurs, la scène est hantée par un groupe de personnes incarnées par des comédiens et chanteurs, sans hiérarchie entre parole et chant, chacun avec son timbre et son rythme – des survivants de la tragédie collective, qui comme des fantômes envahissent le plateau avec leurs témoignages, parfois contradictoires. C’est la part du rêve, en l’occurrence du cauchemar : des voix et des corps enfermés dans une boucle infinie dans laquelle ils revivent leur traumatisme. Par ce procédé l’opéra dans son intégralité devient un grand cauchemar, qui avance très vite, une fresque chorale plurilingue de l’expérience collective dans laquelle chaque voix individuelle se fait entendre, mais en tant qu’elle s’inscrit justement dans cette expérience collective.

Nous allons en regarder un extrait, dans lequel ce glissement d’un niveau à l’autre se fait sentir, dans le texte, la musique et la mise en scène.

[Extrait vidéo : Innocence à sa création au Festival d’Aix-en-Provence en 2021.
Direction musicale Susanna Mälkki. Mise en scène Simon Stone.]

Kaija Saariaho : Cet opéra a été souvent comparé à un thriller, et peut-être parce que la mise en scène de Simon Stone utilise des codes visuels familiers, qui ressemblent au cinéma naturaliste, beaucoup de gens ont apprécié que j’écrive enfin un opéra nerveux, dramatique. Je crois que c’est une erreur d’appréciation. Aleksi a écrit dans sa note de programme : « Innocence est la démonstration que la logique du rêve peut être plus prenante qu’un thriller. » En effet, si je cherche une vitesse, c’est celle de ces rêves qui nous emportent dans leur course. De la même manière que ce qui m’intéresse dans les rythmes de danse, qui jouent aussi un rôle important dans mon opéra Only the sound remains, ce n’est pas leur familiarité, leur omniprésence dans la musique que nous entendons partout, jusque dans les supermarchés : c’est quand ils emportent le corps, livrent le corps à une pulsation inconsciente qui lui était inconnue. C’est pour préserver ce danger, cette brisure, qu’il ne faut pas séparer la choralité de la poésie – un autre élément que nous avons exploré avec Aleksi notamment dans le cycle vocal True Fire (2014), qui est un montage de poèmes de sa main où plusieurs voix se retrouvent, non dans la superposition chorale mais dans un écart construit par juxtapositions.

Aleksi Barrière : Nous avons sommairement défini la choralité. Pour ce qui est de définir la poésie, nous pourrions y passer la soirée, mais nous pouvons travailler à partir de la belle phrase de Mallarmé : « La poésie est l’expression par le langage humain ramené à son rythme essentiel du sens mystérieux des aspects de l’existence. » (Lettre à Léo d’Orfer, 27 juin 1884)

Tout est dans cette formule compacte et élégante : le dévoilement musical du rythme dans le langage, autant que dans les langues dans leur multiplicité, et par ce dévoilement celui des associations cachées par lesquelles nous nous racontons des histoires, dans la narration mentale permanente à laquelle nous nous livrons et qui est plus forte que les histoires convenues. Dévoiler des rythmes, insérer des cellules rythmiques dans des structures rythmiques plus larges, juxtaposer, superposer, construire des formes par césure, rejet, syncope, faire jaillir les images et les associations : nous pouvons résumer la poésie à un montage. Ce qui m’intéresse dans le texte, c’est de construire de tels montages, de tels dispositifs.

Et ce qui nous a intéressé dans différents projets avec Kaija, c’est de réunir ces deux procédures formelles, qui sont en fait deux méthodes qui peuvent être appliquées de façon pluridisciplinaire : la polyphonie articulée par la choralité et le montage opéré par la poésie. C’est ainsi que nous pouvons imaginer une expression artistique qui rende compte de la richesse du monde mental, et qui s’ouvre au dialogue interdisciplinaire autant qu’interculturel. La scène d’un théâtre est l’endroit privilégié de la rencontre entre la choralité et la poésie, l’endroit où elles peuvent au mieux se déployer dans plusieurs directions et dimensions.

Kaija Saariaho : Plutôt que de refermer cette intervention sur une définition que nous aurions trouvée de ce qu’est l’opéra au 21e siècle, nous voulons l’ouvrir sur tout ce qu’il n’est pas encore, mais qu’il peut devenir dans la rencontre des arts et des artistes. Nous allons finir avec deux exemples d’œuvres communes qui ne sont pas des opéras au sens traditionnel, mais des rêves que l’opéra doit explorer pour élargir son langage au-delà du lyrisme égotique. La voix chantée s’y diffracte en plusieurs voix, ou se divise entre la parole et l’instrument.

Reconnaissance est une œuvre pour chœur, percussion et contrebasse écrite sur un texte d’Aleksi, créée en 2021 à Venise.

Aleksi Barrière : L’idée était de revenir à l’origine de l’art choral, au madrigal de la Renaissance, qui est aussi l’origine de l’opéra, une chrysalide d’opéra aux potentiels ouverts. Mais en assignant à cette expression collective première un objet qui nous est contemporain : notre destin collectif tel que nous pouvons l’envisager aujourd’hui sur notre planète, un nous qui est capable de se penser aux dimensions de l’espèce humaine. Reconnaissance se veut un « madrigal de science-fiction ». La fable est que, comme sujet collectif, nous partons à l’assaut de la planète Mars, en nous demandant ce que nous voulons faire de notre Terre : et Mars, cette planète autrefois couverte d’eau et aujourd’hui désertique, se dresse devant nous comme ces squelettes de la Renaissance qui nous disent : Je fus ce que tu es, tu seras ce que je suis. Dans le second mouvement, celui que nous allons entendre, c’est l’humanité qui parle, fragmentée et tout ensemble.

[Extrait vidéo : Reconnaissance (II. Count Down),
interprété par le Chœur de chambre de Helsinki dirigé par Nils Schweckendiek,
pour un disque à paraître à l’été 2023.]

Kaija Saariaho : Maintenant un dernier exemple. Graal Théâtre est mon concerto pour violon, mon premier concerto, écrit en 1994. Le concerto étant comme le madrigal un théâtre embryonnaire, Aleksi en a proposé une version théâtralisée, avec un dispositif de lumières et de vidéo, et l’ajout d’un comédien qui dit un texte écrit pour dialoguer avec la musique, et chanter ensemble. L’idée était de retrouver le théâtre dans la musique, mais selon les conditions de la musique, et en écoutant quelles histoires elle peut raconter. La poésie, qui est ici comme l’enluminure dans la marge d’un manuscrit, sert à suggérer et à ouvrir de nouvelles associations et de nouvelles logiques oniriques.

Photo : Sakari Röyskö

Aleksi Barrière : Nous assistons donc ici à la quête initiatique du violoniste, chevalier-musicien, flanqué du comédien-bouffon qui l’accompagne, au sens strict, met des mots sur ses aventures, et à l’occasion se permet de le réprimander quand il échoue à écouter, à poser la question mythique du Graal qui est aussi celle de la musique : Quelle est ta souffrance ? Dans cet extrait, il est question d’apprendre à tomber, et d’accéder au temps du rêve.

[Extrait vidéo : Graal Théâtre dans le spectacle de La Chambre aux échos Between,
à sa création à l’Opéra national de Finlande en août 2022.
L’acteur Thomas Kellner et le violoniste Peter Herresthal avec le Secession Orchestra.
Direction musicale Clément Mao-Takacs. Mise en scène et vidéo Aleksi Barrière.]

Là où nous voulions en venir, en montrant ces extraits d’œuvres qui ne sont pas, en apparence, des opéras, c’est au fait que la discussion entre les arts – dont l’opéra est un des lieux, depuis quelques siècles, plus ou moins actif selon les lieux et les personnes… – n’est intéressante qu’à la condition d’être vraiment vivante, c’est-à-dire prête à remettre en cause tous les statuquos : la discussion des arts est, quand on la contemple à hauteur d’histoire, un constant mouvement par lequel un médium propose ou impose ses formes, mais aussi s’ouvre lui-même à de nouvelles dérives. C’est ce mouvement vers l’altérité par lequel nous avons commencé, qui est le mouvement même de la vie des formes et de leur écologie.

Je reviens à cette phrase de Kaija, qui a accompagné toutes les grandes créations : « L’opéra peut aussi être cela ». Tant qu’il y a là-dedans quelque chose qui chante. La polyphonie sophistiquée de la choralité et le montage sauvage de la poésie nous ouvrent des portes que nous n’avons pas fini d’explorer sur les scènes d’opéra, ceci non simplement pour le plaisir de la recherche formelle, mais pour mieux affronter notre monde et ses cauchemars – en trouvant des manières de faire entendre les histoires qu’il nous fait nous raconter.

Pour en savoir plus : Traduireinventer INNOCENCE

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