Texte de la conférence donnée à l’invitation des Amis du Festival d’Aix le 17 mars 2021 en amont de la création de l’opéra Innocence (musique : Kaija Saariaho, livret original : Sofi Oksanen, dramaturgie et livret multilingue : Aleksi Barrière).
Je me réjouis de vous parler un peu ce soir d’Innocence, et remercie avant toute chose l’Association des Amis du Festival pour cette invitation, ainsi que Timothée Picard, dramaturge du Festival d’Aix, qui l’a suggérée.
Innocence, donc, qu’est-ce que c’est ? C’est un nouvel opéra composé par Kaija Saariaho qui aura sa première en juillet au Festival. Pour le dire autrement, c’est 100 minutes de musique qui racontent une histoire. Mais c’est aussi un processus de création qui a commencé en 2012, il y a plus de huit ans donc, et que j’ai accompagné, et c’est cette histoire-là que je voudrais vous raconter, plutôt que celle qu’Innocence raconte : on n’a pas l’occasion de découvrir un nouvel opéra aussi souvent qu’un nouveau film, et je voudrais faire attention à ne pas trop vous gâcher la surprise, et la joie que nous aurons bientôt de vivre à nouveau l’art vivant. Comme dit l’écrivain Philippe Delerm, « La première gorgée de bière… C’est la seule qui compte. Les autres, de plus en plus longues, de plus en plus anodines, ne donnent qu’un empâtement tiédasse, une abondance gâcheuse. » Ceci étant dit sans animosité aucune vis-à-vis du plaisir qu’on a à retrouver à chaque saison des œuvres familières du répertoire – Delerm néglige le charme particulier mais réel de la bière tiède. Mais cette intervention sera consacrée au charme de la première gorgée de bière, à cette découverte d’une œuvre nouvelle. Pour rester dans cet esprit je vais, plutôt que vous raconter cette œuvre, vous raconter comment nous-mêmes l’avons découverte, en l’inventant. En latin c’est le même mot pour dire les deux choses.
Tout commence en 2012 avec une commande du Royal Opera House de Covent Garden. Cette maison lançait alors un vaste programme de commandes, consistant à proposer à plusieurs compositeurs de répondre par un opéra à une série de questions très générales qui étaient : « Qu’est-ce qui nous préoccupe aujourd’hui ? Comment nous mettons-nous en représentation sur la scène ? Quels sont les mythes collectifs de notre présent et de notre futur ? » Kaija Saariaho a vu dans ces questions une opportunité de faire quelque chose dont elle n’était pas coutumière : montrer dans sa musique une réalité proche et contemporaine. Le projet s’est d’autant plus radicalisé dans cette direction parce que Kaija était alors en train de préparer un autre opéra, qui allait devenir Only the Sound Remains (créé en 2016). C’est là une œuvre qui est inspirée des traductions de deux pièces de théâtre nô, ce qui se traduit dans un dispositif très resserré : deux personnages, un orchestre de chambre et un chœur de chambre. Kaija, au moment où on lui propose en 2012 d’imaginer un autre opéra en plus de celui sur lequel elle a déjà commencé à travailler, imagine en quelque sorte un projet complémentaire. Only the Sound Remains a une origine ancienne et lointaine, le théâtre japonais du 15e siècle ; il faudra donc au contraire aller au plus contemporain et au plus proche. Only the Sound Remains présente, comme tous les opéras précédents de Kaija, une concentration de l’action sur une poignée de personnages ; il faudra donc au contraire explorer une multiplication du nombre de personnages, de leurs caractères musicaux et même de leurs langues d’expression. Voici un document qui illustre très bien comment ces deux projets se sont développés en miroir l’un de l’autre : c’est une double page du carnet de notes de Kaija qui date de cette époque.

À droite vous voyez des pistes de réflexion sur le titre à donner à un « Noh opera » qui sera Only the Sound Remains, et à gauche des idées pour le projet marqué « ROH », c’est-à-dire Royal Opera House. On y voit plusieurs idées dont la compositrice s’éloignera, mais aussi les idées principales qu’elle a choisi d’explorer, notamment celle d’une fresque(fresco) et celle d’une œuvre en plusieurs langues (monia kieliä) dans laquelle se diffractent plusieurs versions d’une même histoire (tarinan eri versiot).
Ce sont des idées assez claires – mais ça ne résout pas la question de l’histoire qu’il va s’agir de raconter.
C’est pour cela que Kaija a eu l’idée de solliciter la romancière Sofi Oksanen pour écrire un texte. Si vous ne connaissez pas son travail, je vous recommande chaleureusement ses romans, dont la plupart sont disponibles en français dans les traductions de Sébastien Cagnoli. Un peu comme Amin Maalouf, également romancier et qui a également écrit des livrets d’opéra pour Kaija Saariaho, Sofi Oksanen a un certain art de raconter des situations collectives à travers des personnages individuels. Elle s’est beaucoup attachée notamment à l’histoire récente et contemporaine de la Finlande et du pays de sa mère, l’Estonie. On voit donc l’idée : Sofi Oksanen était la personne idéale pour raconter une histoire proche. De plus, Kaija et Sofi avaient la langue finnoise en partage, et comme point de départ, travailler dans sa langue maternelle c’est effectivement à peu près le contraire de travailler sur des traductions en anglais de pièces japonaises du 15e siècle.
Mais ça ce n’était qu’une partie des idées, et dans la discussion entre Kaija et Sofi restait ouverte la question suivante : comment introduire formellement cette idée de fresque et de multilinguisme ? Sofi souhaitait écrire en finnois seulement, et par ailleurs n’avait jamais écrit de livret d’opéra, même si deux de ses romans ont par ailleurs été adaptés en opéras par d’autres – de son propre aveu elle ne connaissait pas les possibilités formelles d’une œuvre de ce type. Et c’est à ce point que modestement, j’interviens. J’avais écrit en tant que librettiste des textes pour des pièces pour chœur de Kaija ; en tant que metteur en scène je travaillais justement sur des formes de théâtre musical contemporaines qui sont encore le cœur de mon activité aujourd’hui ; et j’étais par ailleurs traducteur de plusieurs langues, dont le finnois. Kaija a donc proposé à Sofi de m’inclure dans le processus de création en tant que dramaturge et traducteur, et c’est ainsi que le travail a commencé.
Nous sommes donc, à ce stade, début 2013. La commande supposait une création de l’opéra en 2020. On avait donc du temps, et chacune et chacun, d’autres projets à mener en parallèle. Mais nous avons commencé à nous retrouver régulièrement toutes les trois (ici le féminin l’emporte) pour développer ce projet dont le titre de travail était toujours Fresco.

En suivant cette première intuition, nous avons commencé notre réflexion à partir de la fresque de La Cène de Léonard de Vinci, évidemment pas pour son sujet (car je ne parle pas l’araméen), mais pour cette idée de plusieurs personnages qui sont réunis au même endroit, qui ont chacun l’air un peu de vivre leur vie, c’est un peu chaotique, mais on sait qu’ils sont réunis par une histoire. Pour être plus précis, par un drame qui est sur le point de se produire ; ou pour être plus précis encore, un drame qui est sur le point de se révéler, puisqu’il a déjà commencé. La trahison de Judas a eu lieu, ses conséquences vont se dérouler de manière implacable et imminente.
Tout ce que je vous raconte là peut donner l’impression que nous n’avions aucune idée de ce que nous étions en train de faire. Ce n’est pas très loin de la réalité. C’était un peu le but d’ailleurs. Kaija Saariaho voulait expérimenter une dramaturgie chorale qu’elle n’avait jamais déployée à cette échelle, et Sofi Oksanen était intéressée par l’idée de plusieurs personnages présents simultanément, parce que, disait-elle, c’est quelque chose qui est impossible à réaliser dans un roman – de même que le multilinguisme d’ailleurs. Pour ma part j’étais en tant que dramaturge mis dans la position du sachant, de celui qui donne des conseils sur les possibilités du théâtre musical, mais j’étais aussi paumé que les autres : j’avais vingt-trois ans et dans mon coin je préparais avec le chef d’orchestre Clément Mao-Takacs une mise en scène qui mettait en relation les Kindertotenlieder de Gustav Mahler, la fusillade de l’école primaire Sandy Hook, et le travail du deuil dans le théâtre nô. Cependant, à notre décharge, nous cherchions certes la bonne histoire à raconter, il serait excessif de dire que nous n’avions pas notre sujet. La forme choisie elle-même reflétait un désir de montrer une chose précise, à savoir comment un groupe de personnes surmonte un drame collectif. Et les langues différentes permettraient de mettre en scène à la fois leurs difficultés de communication et la manière dont chacun est isolé dans son expérience individuelle. Nous avions donc le sujet, mais pas l’histoire qui lui donnerait corps.
C’est ici que les conversations à trois ont été précieuses. Sofi me demandait des pistes d’histoires qui n’auraient jamais auparavant été racontées sous la forme d’un opéra. Et par ailleurs elle se posait des questions qui ont trait à son éthique d’écrivaine : d’abord, le sujet devait être lié à la société finlandaise contemporaine, parce que Sofi jugeait et juge toujours qu’il faut écrire sur ce que l’on connaît ; mais dans le même temps il fallait aussi que l’intrigue permette d’introduire les différentes langues d’une manière qui ne soit pas artificielle. Et puis bien sûr il fallait trouver le prétexte de réunir autant de personnages au même endroit au même moment, pris dans une situation partagée. Et puisqu’il y aurait beaucoup de personnages il fallait que les rôles des personnages les uns par rapport aux autres soient assez faciles à faire comprendre, sachant que de par leur nombre il n’y aurait pas beaucoup de temps pour les présenter chacun en détail.
Une des premières idées était de centrer l’intrigue sur une scène de procès. Un procès, c’est clair, on comprend tout de suite qui fait quoi, et cela se déploie dans un ordre ritualisé. Mais la fresque de La Cène a donné à Sofi une autre idée, en lui évoquant les photos de mariage. Un mariage c’est beaucoup moins prévisible : comme dans un procès on comprend aussi tout de suite les rôles de chacun par rapport à l’événement, mais les vieilles photos de famille figées en sourires crispés nous laissent toujours deviner qu’il y a des tensions, des secrets qui sont prêts à refaire surface. Et puis cela permet des choses beaucoup plus dramatiques. Dans un procès, on sait d’emblée qu’il s’est passé quelque chose de terrible, alors que dans un mariage, quelque chose de beau doit se produire, mais le passé rattrape les protagonistes, et c’est « l’avenir qui est remis en cause par le passé » (cette formule est de Sofi dans nos échanges de mails).
À partir de ces différentes idées, Sofi a écrit en 2015, après deux ans de discussions à trois, le synopsis, puis le texte d’une œuvre qu’elle a appelée Kuokkavieras, titre que j’ai traduit en anglais par The Uninvited Guest. J’ai une raison personnelle d’être assez content qu’on n’ait pas gardé ce nouveau titre provisoire : c’est qu’il est intraduisible en français. L’Invitée non invitée ce n’est pas très heureux ; L’Intruse, c’est une pièce de Maurice Maeterlinck (qui ferait un très bel opéra d’ailleurs) ; et L’Incruste, ce serait plutôt un titre pour Francis Veber que pour Sofi Oksanen, et ces deux maîtres dans leurs domaines respectifs sont difficilement interchangeables.
En 2015, dans nos échanges pendant l’écriture de The Uninvited Guest, nous avons essayé de développer une forme qui tienne compte des contraintes que nous nous étions données. Sofi a imaginé cette scène du mariage, qui se construit comme un drame classique structuré par une unité de temps et de lieu – mais que viendraient interrompre d’autres voix venues du passé, les voix des personnes mêlées à une tragédie qui s’est produite dix ans plus tôt, et dont le souvenir va venir hanter le mariage. Vous devez vous demander quelle est cette tragédie. Je ne vais évidemment pas vous le dire maintenant, il va falloir attendre de découvrir le spectacle. Mais l’important est que Sofi a trouvé le moyen dramaturgique de relier ces deux niveaux de l’histoire et de les rendre tous les deux multilingues : le mariage réunit des personnages de plusieurs nationalités, et la « Tragédie » (c’est ainsi que les personnages aussi la désignent) a eu lieu dans un lycée international à Helsinki, où donc chaque élève est étranger ou binational.
Notre première question était formelle : comment distinguer clairement ces deux niveaux de l’action, et comment permettre aux personnages des élèves et de leur enseignante d’avoir chacun suffisamment de texte pour être intéressant, sachant qu’un texte composé pour être chanté prend beaucoup de temps à se déployer – or nous voulions une œuvre courte, qui se joue sans entracte, en une seule coulée, comme le Wozzeck d’Alban Berg. J’ai alors proposé une solution inhabituelle dans un opéra, qui était de dire que le mariage serait en quelque sorte un opéra au sens classique, interprété par des chanteurs lyriques, et que les scènes des lycéens feraient appel à d’autres solutions, réunissant des interprètes qui utilisent leurs voix différemment. Certains parleraient comme des comédiens, d’autres utiliseraient un mélange de parole et de chant, d’autres encore utiliseraient des techniques de chant qui ne sont pas traditionnellement celles de l’opéra. Cette solution nous a permis d’inventer une esthétique différente pour les deux niveaux de l’histoire ; elle a par ailleurs permis à Sofi d’écrire plus de texte qu’elle n’aurait pu dans un livret classique, et à Kaija d’inventer des caractères musicaux très différents pour chacun des personnages, sans se limiter au chant lyrique.

Une autre composante intéressante dans le travail sur ce texte appelé The Uninvited Guest, était que Sofi avait donc écrit son texte entièrement en finnois, comme une base de travail. Non seulement cela nous laissait toute latitude de décider plus tard quelles langues nous voulions introduire, mais de surcroît le finnois se trouve être une langue non-genrée, où il n’y a pas de « il » ou de « elle » : beaucoup de personnages étaient donc de sexe indéterminé. Nous avons donc pu discuter chaque personnage ensemble au cas par cas, dans un chantier longtemps resté ouvert, jusqu’à amener le livret à sa forme finale.
C’est ici qu’intervient la question de la traduction. Puisque c’était à moi de faire les traductions, j’ai naturellement suggéré l’emploi de langues dont je pouvais dire que je les parlais suffisamment bien, ou que j’étais en mesure de discuter avec quelqu’un qui traduirait le texte avec moi. L’idée était de se passer au maximum d’intermédiaires supplémentaires, donc d’utiliser au mieux les langues que je connaissais le mieux. Pour ma part ce livret est donc, de manière anecdotique mais amusante, linguistiquement autobiographique. Je suis né d’un père français et d’une mère finlandaise, et assez naturellement le personnage du Marié s’est retrouvé bilingue avec une mère française et un père finlandais. J’ai fait une partie de mes études en République tchèque, et s’il fallait une langue étrangère principale pour certains personnages nous penchions donc le tchèque. Bien sûr la langue de communication principale est l’anglais, et pour les langues des autres personnages nous avons choisi le suédois, l’allemand, l’espagnol, le grec et le roumain. Donc un total de neuf langues.
La dramaturgie se devait bien sûr d’aller plus loin que l’autobiographie. C’est par de nombreux allers-retours avec Sofi et Kaija que nous avons décidé quelle langue éclairerait de manière intéressante quel personnage, et s’il semblait plus naturel que ce personnage soit masculin ou féminin. Plus intéressant encore : Sofi était inspirée par les essais de traductions que je lui montrais, et elle a réécrit et précisé ses personnages à partir de l’identité qui se définissait dans les langues étrangères par ce travail de traduction.
Tout cela nous emmène déjà à l’été 2016, où je traduis le livret et en même temps le livret continue de s’écrire à partir de la traduction. On touche un peu à la limite de la signification du mot traduction d’ailleurs, puisqu’il ne s’agissait pas dans ce travail de donner accès à un texte dans une autre langue : l’original allait disparaître pour toujours, et être remplacé par un livret multilingue qui serait le nouvel original (à retraduire à son tour pour le surtitrage). En réalité, du texte en finnois de Sofi Oksanen il allait rester seulement 4% – le texte que Kaija allait mettre en musique serait le texte traduit. C’est dans ce texte-là qu’il fallait inscrire tout le potentiel musical des mots, et les choix à partir desquels les personnages prendraient vie. Et il va sans dire que ces nuances-là sont très différentes dans chaque langue. L’anglais était le plus facile, ce n’est la langue maternelle que d’un seul personnage, pour le reste il est cet idiome international qu’il est aujourd’hui – il fallait simplement calibrer le fait que chacun parle un anglais plus ou moins sophistiqué selon son niveau d’éducation supposé. Pour les autres langues il a fallu être plus précis, et j’ai donc contacté des collaborateurs dont c’étaient les langues maternelles (donc de manière importante pour cette œuvre, pour qui c’était la langue de l’enfance), et qui de surcroît seraient en bonne position pour comprendre les enjeux de cette traduction. Ils sont eux-mêmes traducteurs, dramaturges, acteurs, compositeurs, c’est-à-dire qu’ils comprenaient la difficulté de dire ou chanter une phrase. Et par ailleurs j’ai choisi des personnes de ma propre génération, donc ayant l’âge des personnages des élèves, pour trouver le bon niveau de langue et le bon vocabulaire. D’ailleurs ce travail s’est poursuivi jusqu’aux répétitions de l’été dernier où j’ai continué à corriger le texte avec les interprètes du spectacle, qui eux aussi ont un rapport intime à chaque langue et sont de cette même génération. C’est un des effets de bord intéressants de cette forme multilingue. Quand on fait une traduction de théâtre, il est normal de continuer à corriger en voyant sur scène comment ça se passe, ensemble avec les interprètes – mais on a rarement ce luxe à l’opéra. Ici pour une fois nous avons pu procéder de la même manière (surtout avec les textes qui ne sont pas du chant au sens classique) et donc garder cette dimension collective que la création au plateau et la traduction ont en partage, et qui insuffle tellement de vie à une œuvre, et la fait exister par-delà ses auteurs.
C’est aussi à ce moment-là que le titre est venu. The Uninvited Guest concentrait l’opéra sur un seul personnage, et c’était bien normal puisque c’était le personnage le plus développé dans le premier état du texte : cette intruse par qui la fête du mariage dégénère. Mais à travers les différentes langues, tous les autres personnages commençaient à prendre vie, et il n’y avait plus de personnage principal, mais véritablement une forme chorale. Ainsi, parce que chacun de ces personnages est prisonnier de sa propre relation à cet événement du passé, « la tragédie », et reste enfermé dans sa culpabilité, j’ai proposé le titre Innocence (incidemment une solution qui marche en anglais et en français !). D’ailleurs, c’est bien le sujet de La Cène de Léonard, qui nous montre le moment où le Christ proclame : « En vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera »– et tous les apôtres se confondent en gestes de dénégation, protestant de leur innocence, surpris, choqués, en déni, en colère. C’est d’ailleurs une des originalités de Léonard dans sa manière de peindre ce sujet que de ne pas isoler Judas, de ne pas le montrer comme dans d’autres peintures de la même époque en bout de table ou dos à nous : il est assis parmi les apôtres, ça pourrait être n’importe lequel d’entre eux tant qu’on ne l’a pas déniché. Le spectateur est invité à faire le détective, à essayer de repérer le coupable, et on peut chercher longtemps, avant de voir ce mouvement de la main gauche, et cette main droite qui serre nerveusement la bourse aux trente deniers. Si Léonard a pu faire un thriller sur le mur du réfectoire d’un courant dominicain, pourquoi ne pouvions-nous pas en faire un dans un opéra ?
Ce détail d’histoire de l’art mis à part, la question du titre est vraiment intéressante parce qu’elle reflète le processus de création de manière très claire, l’ontogenèse de l’œuvre : d’abord Fresco, l’idée formelle de la compositrice, qui pourrait être un titre d’œuvre musicale ; ensuite The Uninvited Guest, l’idée narrative de l’écrivaine, qui pourrait être un titre de pièce de théâtre ; et enfin Innocence, la synthèse du dramaturge-traducteur, quand ça devient du théâtre musical.
C’est donc sous le titre d’Innocence que Kaija Saariaho a pu commencer à composer la musique en 2016, un travail qui s’est terminé en 2019. Je passe sur le détail de ces trois ans, parce que bien sûr le dialogue à trois a continué pendant toute cette période : Kaija a fait des suggestions de modification du texte selon ses impératifs musicaux, ou selon la manière dont la musique lui faisait sentir ces personnages avec qui elle a passé trois ans. Elle posait ses questions à Sofi ou à moi-même selon si cela concernait l’intrigue ou le texte chanté. Mais ce qui est intéressant à observer c’est comment Kaija a développé l’univers de son opéra à partir de son idée originelle d’un texte multilingue, maintenant que ce texte existait. Nous avons vu que la décision de différents types de chanteurs et acteurs lui permettait de caractériser chaque personnage. Ce travail s’est poursuivi à partir de la langue. Ce que recherchait dès l’origine Kaija, c’était le fait que chaque langue contient une musicalité différente, et donc suggère une musique différente. En travaillant à la traduction, j’ai fait lire à haute voix et enregistrer le résultat par mes collaborateurs, de manière à ce que Kaija dispose d’une base sonore pour approcher le nouveau texte. Elle a ensuite procédé de différentes manières : en faisant ce qu’on appelle des dictées de ces enregistrements, donc en notant sur du papier à musique ces « mélodies » de la parole, et en les analysant avec des outils informatiques.

On voit par exemple ici du texte en tchèque. Kaija Saariaho, qui donc ne parle pas un mot de tchèque, a noté ce qu’elle entendait dans l’enregistrement, et étudié à quoi correspond chaque mot, pour en tirer une musique qui est spécifique à la fois à la langue tchèque et au personnage qui l’utilise (l’emploi du tchèque était d’ailleurs entre nous un hommage rendu au compositeur Leoš Janáček qui procédait de la même manière). Vous verrez que cette même méthode a été appliquée à chaque personnage – il y a treize personnages dans l’opéra, ce qui est au passage le seul détail formel que nous avons gardé de la fresque de Léonard de Vinci. Enfin ce matériau musical, Kaija l’a utilisé comme base pour l’ensemble de la musique de l’opéra : vous entendrez donc que chaque personnage est très reconnaissable, et que parfois sa présence se fait sentir dans la musique de l’orchestre même lorsqu’il est absent. On peut dire que l’ensemble du processus de composition d’Innocence a consisté à inventer un univers musical dans lequel ces différentes langues coexistent et collaborent, et forment un tissu coloré au maillage subtil. Tout se traduit dans tous les sens, c’est un opéra né de la traduction comme mouvement, transposition infinie, recherche d’une voix dans le texte, de moi à l’autre à moi, mot à mot et note à note. C’est là son affinité secrète avec Only the Sound Remains, l’opéra faux-jumeau, né de la tentative de traduire le japonais en anglais (dans une chaîne de transmission singulière que j’évoque ailleurs). Sauf que là où Only the Sound Remains parle de la difficulté de traduire pour opérer la rencontre des cultures et des individus, Innocence donne à voir un monde déjà mélangé tout entier fait de traduction.
En relisant mes échanges avec Kaija et Sofi pour préparer cette intervention j’ai pu constater que nous avons eu notre première réunion à trois en mars 2013, il y donc a exactement huit ans. Cela paraît très loin, bien sûr d’abord parce que le temps a filé, et de violents événements que nous avons tous collectivement vécus nous ont rappelé que cet opéra est tristement contemporain et que nous manquons de manières de représenter notre expérience collective du mode autrement que dans la surenchère spectaculaire. Que la manière dont en société nous vivons le deuil et la culpabilité, dont nous gérons la guérison des traumas, est un sujet brûlant et forcément actuel. Dans sa recherche de forme et de narration que j’ai ici brossée à grands traits, Innocence est un opéra qui refuse la complaisance avec laquelle la plupart des formes artistiques et culturelles cultivent la fascination morbide pour les monstres et pour la violence. C’est un opéra qui a treize coupables et treize victimes. Qui parle de ce qui se passe normalement après le dernier acte : le choc post-traumatique, le travail du deuil, le statut des victimes, les survivants qui s’accablent eux-mêmes et qui se déchirent entre eux, la difficulté à dire que la vie continue – mais aussi, devons-nous dire aujourd’hui, le courage d’affirmer qu’il n’y aura pas de monde d’après. Il n’y aura pas de retour à la normale après la catastrophe, d’abord parce qu’il y a des séquelles, mais aussi parce qu’il n’y avait rien de normal à quoi revenir dans le monde qui a pu produire la catastrophe. On fait le deuil d’une innocence qui était un rêve.
En l’an 2 d’une pandémie, l’expérience de cela nous regarde chacun intimement mais elle est surtout collective. « Il se moque des cicatrices, celui qui n’a jamais senti en lui une plaie ouverte », nous rappelle, chez Shakespeare, un autre adolescent blessé, Roméo. Placer la traduction au cœur d’un projet artistique, c’est aussi se souvenir que traduire c’est écouter, et réparer.
Dans le dialogue qui s’est ouvert dans la création de cette œuvre, d’abord entre trois personnes, puis entre plusieurs traducteurs partout en Europe, et maintenant avec une vaste équipe internationale d’artistes, d’artisans et de techniciens formidables, j’ai pu la voir devenir, toute bruissante qu’elle est des langues qu’on peut entendre se mélanger aujourd’hui dans nos métropoles et dans nos régions, un projet collectif qui déborde ses créateurs, c’est-à-dire une œuvre vivante, et c’est là sa destination profonde. Depuis le début, c’est sa forme et c’est son sujet. Je me réjouis d’enfin pouvoir la partager avec vous cet été, et qu’on en parle ensemble, pour mettre fin à l’ère des œuvres créés et consommées en isolement, une ère qui a commencé bien avant le Covid.
En cette période où les théâtres sont occupés par des militants porteurs d’importantes revendications, occupons ensemble les théâtres. Longue vie au spectacle vivant, à ses artistes et à ses spectateurs.
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