Comme son sous-titre l’indique, ce texte poursuit la ligne de fuite commencée avec les textes ÉPIDÉMOCRATIE et POUR UNE SOCIÉTÉ DE PERSONNES DU TOUT (Épidémocratie II), écrits aux printemps 2020 et 2021 respectivement. Nés avec quelques autres textes du besoin de penser dans le moment pandémique qui ne le permettait pas, leur lenteur et leur discontinuité les constitue en une sorte d’anti-journal de confinement, qui trouve peut-être ici à l’occasion des grèves son dernier chapitre.
I’m Nobody! Who are you?
Are you – Nobody – too?
…
(Emily Dickinson)
De l’épidémie du coronavirus SARS-Cov-2, nous n’avons rien appris. Nous n’avons pas appris à traiter les causes sociales, économiques et environnementales de la maladie plutôt que d’attendre ses symptômes médicaux ; nous n’avons pas appris à intégrer le discours scientifique à la discussion collective et à la prise de décision publique ; nous n’avons pas appris les vertus de la coordination, de l’anticipation, et des approches pluridisciplinaires ; nous n’avons pas appris l’importance des communs, et notamment d’un service public de la santé ; nous n’avons pas appris à repenser la négligence coupable dans laquelle nous laissons les populations les plus fragiles ; bien loin d’apprendre à réorganiser notre monde et à construire davantage de circuits courts et de court-circuit, nous n’avons même pas appris, dans la continuité des leçons manquées de l’épidémie de grippe H1N1 de 2009, à nous donner les moyens de gérer les pandémies futures qui nous sont promises, ou ne serait-ce que les épidémies saisonnières. Ce « nous », bien sûr, pourrait prêter à confusion, mais dans les grands dénis et les petites lâchetés qui ont présidé à la gestion de crise à tous les niveaux de la société, accordons-nous cette clarification : l’échec à penser au-delà de l’ÉPIDÉMOCRATIE est un échec collectif, évidemment incarné de la manière la plus significative par des dirigeants tellement soucieux d’incarner quelque chose. Sous ce régime de la crise, de la maladie permanente, nous sommes une société de mauvais malades. De ceux qui grattent leurs plaies, de ceux qui ne finissent pas leur cure d’antibiotiques, et laissent ainsi se développer les souches résistantes.
Entre les réjouissances morbides que suscite un effondrement accéléré (c’est-à-dire une reconfiguration des rapports de production capitalistes nécessaire à leur survie) et le rêve nostalgique d’un retour à la normale (c’est-à-dire à l’un ou l’autre stade antérieur de la crise organique), les impulsions sont pourtant nombreuses de refuser ces deux déclinaisons de la continuité du même. En France, la protestation contre le recul de l’âge légal de la retraite est une seconde chance de tirer les enseignements de l’épidémie et de formuler, contre un monde qui déteste ceux qui ne lui servent à rien, qui veut transformer la retraite elle-même en plan d’épargne toxique, une société démocratique du soin. Que le porte-parole d’un gouvernement de la marche forcée déclare que « mettre la France à l’arrêt, ce serait rater le train du futur » dit assez, en creux, la nécessité de la grève qui provoquerait un arrêt aussi salutaire. Mieux, dans la figure de cet orateur qui a prêté son visage à la politique du couvre-feu, les images de l’époque se superposent et laissent entrevoir la signification politique effective de la grève comme miroir inverse du confinement, et reprise en main de l’état d’exception devenu norme, contre la mélancolie de l’époque.
LE FANTASME ENDÉMIQUE ET LA PENSÉE SYNDÉMIQUE. Dès le début de la pandémie, un récit médical alternatif s’est imposé, dont s’est bientôt emparée la lutte contre l’industrie pharmaceutique et le « nouvel ordre mondial » : le récit de l’immunité collective. Il faudrait, disait-on, laisser courir le virus et faire confiance à la Nature elle-même, telle qu’elle s’exprime dans nos organismes, lui permettre de résoudre le problème comme elle le fait de « n’importe quelle autre maladie ». Ce récit a offert une amplification remarquable à toutes sortes de pensées anti-scientifiques que l’on aurait pu croire cantonnées à quelques sous-groupes d’anti-vaxxers extrémistes, mais qui proliféraient en fait sous une forme plus ou moins affirmée dans différentes strates de la société sous la forme d’idéologies du bien-être, de médecines alternatives, ou simplement de méfiance, justifiée dans son principe, vis-à-vis du mode de vie façonné par les besoins intrinsèques des industries de masse.
Dans l’amalgame permanent des manifestations respectives du savoir institutionnel et du pouvoir institutionnel, on a vu bien des énergies contestatrices converger dans une contestation de la rationalité elle-même, au nom du soupçon érigé en rationalité ultime. L’ÉPIDÉMOCRATIE rend fou, surtout quand la pensée qui se débat dans son absurdité se trouve enfermée dans des chambres d’échos fermées. Qu’un unique bateau bloquant le canal de Suez ait des répercussions sur l’économie mondiale, que les effets de la guerre en Ukraine se ressentent sur le marché des céréales de pays grands producteurs de céréales, etc. provoque une incrédulité qui ne peut qu’inspirer les plus étranges théories. Comment en effet comprendre que le monde soit ainsi organisé ?
Il semble pourtant rétrospectivement incroyable que la question du vaccin ait pu, courant 2021, inspirer des passions telles que des couples, des familles, des amitiés se soient déchirées à son sujet, c’est-à-dire au sujet de qui détenait le monopole de la rationalité. Des passions telles que les populismes n’ont pas hésité à s’en emparer immédiatement, pendant qu’unilatéralement la gauche française s’est sentie incapable de construire un discours cohérent sur le sujet. Lamentable a été la défense faite du vaccin, qui au sein d’une panoplie de mesures nécessaires offrait enfin un outil pour sortir de l’alternative entre d’une part la logique mortifère des confinements du temps non-productif, qui ont exacerbé les inégalités et produit vague sur vague de souffrance psychique et sociale, et d’autre part la logique morbide du « laisser courir », qui n’est rien moins que le sacrifice des populations à risque et d’une partie de la population générale. Le plus remarquable aura été la décomplexion avec laquelle s’est installée chez les tenants de l’immunité collective à tout prix l’idée de ce sacrifice comme un mal nécessaire, alors même que se banalisaient dans leurs propres propos les comparaisons hasardeuses entre le camp adverse et l’eugénisme nazi (via les références au Code de Nuremberg) ou le port de l’étoile jaune.
« Tous vaccinés, tous protégés » : personne n’aura plus mal défendu le vaccin que les pouvoirs publics eux-mêmes, qui technocratiquement l’ont présenté – et visiblement pensé – comme volet unique d’une stratégie de sortie de crise, permettant d’accélérer un « retour à la normale » qui se dispenserait d’autres mesures, évidemment plus fastidieuses, guidées par l’évolution du consensus scientifique, en tête desquelles l’adaptation des infrastructures des lieux publics aux besoins d’aération et de décontamination de l’air. La perversion de cette communication providentielle s’est bientôt fait sentir au fur et à mesure que les contaminations continuaient, au gré du sentiment d’invincibilité de vaccinés qui ne prenaient plus aucune autre mesure, et de la défiance redoublée des hésitants et des sceptiques face à l’inefficacité de cette stratégie vaccinale univoque : deux facteurs qui ont ironiquement contribué à l’échappement du virus et permis ses mutations successives, au moment où il se serait agi de le prendre en étau en empêchant sa circulation, tout en évitant grâce au vaccin les formes graves. L’école publique, en particulier, a fait les frais de l’injonction à la reprise économique à tout prix, et cette enceinte emblématique d’une République supposément protectrice s’est transformée en chambre d’incubation.
Cette approche gestionnaire, qui dans un tour révélateur de son incapacité à penser au-delà de la médecine de guerre se réglait davantage sur la saturation des hôpitaux que sur le niveau de circulation du virus, aura culminé dans son plus spectaculaire « en même temps » : l’absorption pure et simple du récit de l’immunité collective, son intégration dans la doctrine. À la pandémie devait succéder l’endémie : « vivre avec le virus » signifiait donc que grâce à la vaccination (et à la poursuite des contaminations), le virus pourrait perdre de sa virulence et devenir un virus saisonnier parmi d’autres – tel était son destin. Les avertissements du corps médical n’y ont rien fait : on avait beau signaler régulièrement que les effets du Covid sur l’organisme étaient encore mal connus, notamment dans la forme longue de la maladie ; que rien n’indiquait qu’on en était venus à un stade où le virus ne provoquait que des pathologies bénignes ; qu’il n’était pas non plus à un moment de son évolution où ses mutations seraient devenues prévisibles et anticipables, comme c’est le cas pour les virus effectivement endémiques. La stratégie endémique, double respectable du récit pseudo-scientifique de l’immunité collective, s’est tranquillement installée comme la validation médicale de l’état d’urgence permanent, comme l’adoubement de la gestion de crise érigée en vision du monde et en modèle politique que nous avons par ailleurs appelée ÉPIDÉMOCRATIE.
Le mode de gouvernance technocratique de l’ÉPIDÉMOCRATIE repose sur le fantasme des endémies, listées, cataloguées, qui doivent chacune faire l’objet d’une succession de « plans » et d’un numéro vert informatif, et le Covid ne fait ici que rejoindre le cortège ouvert par les addictions, les dépressions, les violences conjugales, les discriminations au travail… autant de problèmes « endémiques » dont l’incidence doit être régulée séparément, au fur et à mesure des cas qui se présentent, comme on gère avec résignation les épidémies saisonnières, ou les récidives inévitables d’un herpès dormant. L’endémie est la maladie érigée en système.
C’est pourtant par l’étude de la pandémie elle-même que l’on peut comprendre et déjouer ses logiques plutôt que les épouser, c’est-à-dire la coproduire. Le discours médical nous permet de comprendre le Covid comme une syndémie : comme un phénomène multifactoriel qui ne se résume pas à la circulation d’un virus, mais qui se déploie en interaction avec d’autres pathologies et avec les structures sociales qui en sont le creuset et les courroies de transmission. C’est à la condition d’une pensée syndémique, c’est-à-dire complexe et pluridisciplinaire, que l’on peut non seulement élaborer une gestion efficace du virus et de la maladie qu’il provoque, mais aussi entendre ce qu’ils nous disent du régime de la maladie dans lequel nous vivons.
L’élément charnière d’une telle pensée se situe dans la notion de comorbidité, qui dès le début de cette crise s’est imposée sous la forme dégradée d’un avertissement qui se voulait en même temps rassurant : les formes graves, disait-on, ne concernaient que les personnes âgées et autrement malades. Le double sens de l’adverbe « que », qui peut s’entendre objectivement (« seulement les immunodéprimés ») autant que comme un jugement implicite sur la gravité du mal (« rien que ça ? »), a eu tôt fait d’inquiéter un certain nombre de personnes âgées, handicapées et atteintes de maladie chroniques, pourtant habituées à un monde qui assume largement son inadéquation avec les contraintes de leurs existences – inquiétude qui s’est avérée justifiée, au regard des tergiversations qui ont suivi sur les mesures auxquelles nous saurions collectivement consentir pour les protéger. Très vite, cette inquiétude a pu s’étendre aux personnes atteintes de pathologies aiguës, ou dont les opérations chirurgicales ont été repoussées, et à tous ceux qui ont fait les frais du « tri » des patients dans les hôpitaux saturés. Elle était aussi, dès le premier confinement, à étendre aux classes sociales défavorisées, que leurs métiers et leurs conditions de vie exposaient en premier lieu à la contagion, tandis qu’elles étaient déjà davantage sujettes aux pathologies chroniques. Sous l’angle de la comorbidité s’esquisse ainsi rapidement un tableau clinique de la réalité syndémique, donc de la structure sociale de la contagion.
N’importe quel établissement hospitalier offre une vue en coupe de la comorbidité, qui doit s’appréhender comme une compréhension intersectionnelle de la maladie, ou de la société comme corps malade – de l’ÉPIDÉMOCRATIE. Il suffit d’observer dans cet hôpital type le défilé des spécialistes dans les chambres des patients, et les déménagements des patients eux-mêmes d’un service à l’autre. Dans ce service d’hépato-gastroentérologie, voici quelqu’un qui est traité pour un cancer, aux côtés d’une personne qui a contracté l’hépatite B par une seringue, et d’une personne alcoolique en sevrage et en traitement pour sa cirrhose ou sa pancréatite – elle vient peut-être de traumatologie (où se trouve encore cette autre personne surmenée au travail qui s’est assoupie au volant) et elle sera plus tard envoyée en psychiatrie. Dans ce service d’orthopédie, dont tous les patients viennent des urgences au rez-de-chaussée, beaucoup de femmes âgées qui sont là pour des fractures caractéristiques (bassin, col du fémur), et qui sont traitées par ailleurs pour un diabète, une maladie cardiaque, un cancer, un Alzheimer. Les soins reçus par chacune de ces personnes – quand les moyens et les cadences permettent effectivement le soin – réclament plusieurs spécialistes, des réunions de concertation pluridisciplinaire, et à l’origine des pathologies en question se retrouvent de multiples facteurs d’âge, de sexe, de classe, de culture dont la réalité statistique est robustement établie.
La prédominance dans notre société, et dans certaines fractions de notre société de manière cumulative, d’un mode de vie sédentaire et d’une alimentation riche en sucre et en gras et exposée, comme nos logements mêmes, à différents produits allergènes et toxiques, engendre ce qu’il est convenu d’appeler des « maladies de civilisation » que pourtant nous ne savons pas décrire dans toute leur extension et dans leur enchevêtrement systémique-syndémique. On parle ainsi commodément d’épidémies d’obésité, de diabète, de cancer, de maladies cardiovasculaires, en étendant parfois la terminologie aux burn-outs et aux addictions. Entre constats navrés de tel ou tel « problème endémique » et injonctions à la responsabilité individuelle (qui se proposent ouvertement de remettre en cause la prise en charge des soins par la collectivité), le langage hésite et flanche dans son inadéquation. Le nombre croissant d’accidents et de suicides sur les lieux de travail devrait pourtant nous faire comprendre que la vue en coupe de notre hôpital ne fait qu’effleurer la structure complexe des comorbidités à l’œuvre dans le tissu social, que la crise pandémique a également mise en lumière : l’état de crise syndémique permanente de notre civilisation, à la hauteur de laquelle nous sommes incapables de proposer un projet collectif qui soit en mesure d’assurer – si l’on oublie un instant les grands mots de bonheur ou de liberté – ne serait-ce que la santé de chacune et de chacun. Ne serait-ce que d’une pensée collective de la question, qui soit complexe et holistique, nous sommes incapables. Comment le serions-nous, si le critère de la valeur individuelle est la productivité, et qu’en deçà et au-delà de celle-ci ne se trouve qu’une zone grise de personnes dites inutiles, perçues au mieux comme quantité négligeable, et au mieux comme un fardeau ?
LA PRINCIPAUTÉ MONOLINGUE. Il est ici nécessaire de faire un détour, qui nous permettra de comprendre comment nous sommes collectivement capables de nous dédouaner de la nature systémique des pathologies liées aux rapports de production actuels, et de persévérer dans un mode d’organisation sociale aussi évidemment pathogène – pathogène au point de s’offrir avec résignation pour unique horizon explicite la destruction de son environnement, et son propre effondrement à plus ou moins court terme.
Il ne suffit pas, comme nous l’avons précédemment fait en essayant de comprendre les ressorts de l’ÉPIDÉMOCRATIE, de constater l’atomisation de l’individu en point au sein d’une masse qui se gouverne comme un nuage de points, la rationalisation technocratique de cette gouvernance, et le maintien des masses dans un registre de l’émotion maladive qui justifie la délégation de sa rationalité. En effet, ce monde présenté comme étant perpétuellement « en crise », réclamant « réforme » sur « réforme » et « chocs de simplification » dont les masses ne sauraient possiblement prendre la mesure, présente trop de signes de son absurdité pour qu’on puisse – hélas ! – tout à fait se convaincre qu’il est le meilleur monde possible. Il est donc nécessaire à la poursuite paisible de notre « destruction créatrice » schumpétérienne d’inventer un récit qui nous convainque qu’« il n’y a pas d’alternative », parce que le monde étant ce qu’il est, nous avons du moins la meilleure méthode pour le naviguer. Une méthode tellement proche du bon sens qu’on puisse lui trouver toutes les cautions (biologiques, historiques, psychologiques) qu’on voudra, et qu’elle sera, à l’image du capital lui-même, beaucoup plus difficile à déconstruire qu’à accepter.
On pouvait, à l’orée des révolutions bourgeoises, dans la première formulation moderne des démocraties représentatives, proposer avec Rousseau un récit séduisant, qui confondait le souverain et son peuple en un peuple souverain. Mais il était un peu trop évident que, derrière l’élégance formelle de cette synthèse, la souveraineté du plus grand nombre était en réalité déléguée à une classe oligarchique, et qu’il fallait offrir aux masses quelque chose qui ait une valeur symbolique équivalente, mais qui soit compatible avec la délégation de leur pouvoir : le titre de prince, un souverain individualisme. Le prince a la prérogative en droit d’un pouvoir qu’il n’exerce pas toujours, et surtout il est le princeps, celui qui prime, qui a préséance, et qui jouit du prestige tout théorique d’être principe de l’ordre social. Il est le numéro un de toutes les listes, il est le point central de tous les cercles concentriques de l’ordre du monde confucéen, une position dans laquelle il est plus que tolérable de n’être qu’un point. Il est le kilomètre zéro par rapport auquel se calcule la charité de Thomas d’Aquin, telle qu’elle se formule dans cette phrase qu’aime citer la droite catholique : « les plus proches ont un droit de priorité ». Il est la « race de princes » par laquelle Arthur de Gobineau, dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853), propose de remplacer la race des princes dont le temps est terminé, sauvant ainsi l’Occident de la destitution de tous les ordonnancements, par la restitution à l’Aryen de sa place dans la biologie humaine : la place du prince. On s’accommodera alors de toutes les justifications à notre prééminence, que notre vocation soit décidée par la nature, par les lois historiques ou par la supériorité évidente de notre culture (l’intrinsèque bonté lumineuse de notre humanisme, par exemple), peu importe, tant que cette prééminence ne cesse de nous être rappelée.
La principauté s’offre comme une cosmologie compacte de l’égoïsme à l’usage de tout un chacun, qui est le sujet-patient épidémocratique. La principauté est adoubée par le bon sens comme la monarchie l’était par le droit divin, et elle se décline aisément et sans effort en éthique, en politique économique et en géopolitique : je préfère ma sœur à ma cousine, ma cousine à ma voisine, etc. Au nom d’une dignité aussi évidente, quel usage de la force ne se justifie pas ? Étant entendu que les principautés sont nombreuses, que leur concurrence est inévitable et que chacun est sûr de son droit, les règles du jeu sont posées : que le plus fort gagne, il en résultera un désordre qu’on pourra appeler un ordre.
Là où la problématique syndémique se laissait volontiers illustrer à la micro-échelle par l’exemple d’un hôpital, la principauté se donne à voir plus clairement à la macro-échelle dans le récit des enjeux géopolitiques. Dans la manière dont les formes étatiques actuelles négocient leur insertion dans une économie mondialisée, il faut comprendre à quel point chacune ne fait que proposer à ses sujets une variante de l’idée princière : ainsi s’évanouira l’illusion de diversité des modes d’existence disponibles, illusion qui nous enferme dans la fatalité du no alternative.
Le cas français illustre cette fatalité en ce qu’il puise exclusivement dans deux imaginaires princiers tirés de sa propre histoire qu’il s’efforce de combiner : l’État-nation et l’État-empire. L’État-nation est une construction politique romantique qui tire sa légitimité de l’homogénéité fictive d’une population, dont les frontières ethniques, linguistiques et géographiques supposément naturelles sont institutionnalisées – tandis que l’État-empire est un projet hégémonique dont l’expansion, du centre vers les périphéries, n’a pas de limite de principe, et suppose donc une politique des corps exogènes, les dhimmis qu’on appelle le plus souvent des nationalités ou des minorités. Ces deux modèles d’État sont intrinsèquement monolingues, par assimilation ou par hégémonie.
On peut comprendre ces deux paradigmes à partir d’exemples qui les actualisent aujourd’hui jusqu’à l’excès. Ainsi un État-nation type de notre siècle est l’État d’Israël tel que gouverné par le Likoud, héritier de l’Irgoun de Vladimir Jabotinsky. De l’histoire intellectuelle d’Israël, la tendance nationaliste efface dans son révisionnisme à la fois la perspective fédéraliste des socialistes juifs du Bund, l’État binational défendu par Martin Buber, et le scénario de cohabitation laïque défendu par le Fatah : le modèle imposé comme indépassable est celui de l’État-nation caractérisé par son homogénéité ethnique et religieuse, mise en actes par l’extrême-droite gouvernementale qui perpétue dans ses méthodes l’histoire politique qui a présidé à la naissance d’un tel État dans la matrice coloniale britannique, organiquement issu d’elle. Qu’Israël ait pu et continue de se penser autrement, c’est une évidence qu’il ne serait pas besoin de rappeler si ne s’était pas installé un certain récit qui veut faire voir dans un État-nation violemment répressif la forme inévitable et désirable dans laquelle convergent nécessairement les mouvements historiques qui ont donné lieu au sionisme, quitte à oblitérer violemment la tradition du sionisme de gauche. La promesse de principauté sur laquelle ce nationalisme repose, aussi abusive et chimérique qu’ailleurs, suscite consciemment une revendication de principauté adverse (celle du Hamas) qui fait prospérer sa logique répressive, dans une escalade de la violence arrosée de part et d’autre de théories racialistes et de religiosité inflammable, qui n’a pas d’autre horizon que le triomphe par la destruction. On voit donc que dans son histoire autant que dans son idéologie et ses pratiques, un tel État-nation ne diffère que localement d’un État-empire tel que la Chine du Parti Unique : la politique des minorités placées en périphérie ethnique de la majorité Han et la politique de captation des périphéries géographiques – Taïwan, Hong Kong, le Tibet, le Turkestan oriental, la Mongolie intérieure… – relèvent d’une même logique centralisatrice, répressive et princière dont la vocation, également adossée à un récit historique pluriséculaire, est hégémonique. Il est d’ailleurs révélateur que les deux traditions culturelles que nous évoquons, la juive et la chinoise, qui se sont posé au fil des siècles la question de l’affirmation princière, ont également produit en contrepoint et en contestation parmi les plus grandes traditions intellectuelles mettant à mal le principe d’identité princier, et explorant la voie du retrait du moi : la Kabbale lourianique, le taoïsme et le bouddhisme chan.
L’État-nation est parfois, comme dans le cas ukrainien, le seul outil disponible de résistance à une hégémonie impérialiste. Mais dos à dos, l’éclatement national-racialiste des Balkans et l’échec de leur fédération en empire autoritaire illustrent en Europe la continuité des modèles de l’État-nation et de l’État-Empire, impropres à penser au-delà de la principauté qu’ils ont en partage, derrière leur opposition de façade. C’est que la frontière qui enclot une fiction homogène, image de l’État-nation, et l’administration centralisatrice qui inféode les minorités, symbole de l’État-empire, ne font pas autre chose qu’articuler selon des modalités quelque peu divergentes, mais souvent identiques, le titre princier du Monolingue majoritaire.
Ce continuum de l’imaginaire princier à travers les formes étatiques ne réclame pas de conspiration mondiale, nul besoin de Grand Reset pour l’implémenter : il fait fond des structures traditionnelles de domination, patriarcales en particulier, et sa forme actuelle résulte mécaniquement de l’appauvrissement des imaginaires mondialisés. L’imaginaire princier, dont les exemples cités forment avec d’autres le réservoir contemporain, n’inspire pas seulement ceux qui proclament un « califat » levantin, ou ceux qui font chez nous de la « préférence nationale » tout leur programme. Il constitue de fait le seul vocabulaire politique disponible, avec l’effet d’à la fois stimuler l’esprit de clocher et le fantasme lancinant de la mise au pas autoritaire, et masquer toutes les imaginations d’alternatives politiques – puisque toutes les politiques possibles, toutes les souverainetés seraient déjà là, dans le nuancier en apparence si varié de l’imaginaire princier, et que rien ne saurait donc exister en dehors de lui.
Mais quand on la nomme, l’ÉPIDÉMOCRATIE, ce grand rêve éveillé de réduire le pouvoir politique à la gestion des flux et de prospérer de leurs turbulences, se laisse trahir par la pauvreté de son imaginaire : elle se trahit quand elle abandonne si manifestement ses périphéries et protège avec tant de vigueur ses centres, quand elle cauchemarde des espaces qui eux-mêmes ne sont structurés qu’en épicentres épidémiologiques rayonnants, promis à devenir des « villes intelligentes », purs espaces de circulation et de consommation où les trajectoires seront rationalisées, comme elles le sont déjà dans l’espace numérique par l’architecture algorithmique. Le sommeil de l’ÉPIDÉMOCRATIE est agité : toujours son rêve menace de révéler en transparence sa ressemblance avec tant d’autres cauchemars, toujours l’égoïsme qui le baigne risque de provoquer, par la pauvreté flagrante de ses modèles et de ses images, par sa violence latente à peine dissimulée, un réveil en sursaut, qui dévoilera au sujet-roi épidémocratique ce qu’il rêvait d’oublier – qu’il est seul, seul comme le sont les princes.
DIALECTIQUE DES DIALECTES. Dans notre pathétique société post-industrielle, nostalgique de son empire effondré, il faudrait nous contenter du fantasme qui nous est offert : d’être, chacun à notre endroit, un contremaître minable au sein de la grande entreprise nationale, où les vices privés servent, il faut s’en convaincre, l’intérêt général. On a les princes qu’on peut. Il nous est pourtant donné de dire que, là où l’empereur nu dans ses « habits neufs » était du moins habillé de son impérialité agissante, chez les princes de l’ÉPIDÉMOCRATIE que nous sommes, c’est notre principauté elle-même qui n’est rien – au réveil c’est bien une salle d’urgence bondée et bruyante de la taille d’un monde qui nous est offerte pour tout royaume.
Il nous appartient, en opposant à l’ÉPIDÉMOCRATIE la démocratie active, de nous délester de l’illusion princière – y compris sous sa forme d’une principauté à venir, du territoire reconquis par les opprimés (ou offert par leurs oppresseurs) dans lequel enfin ils pourraient être la Nouvelle Majorité, et poursuivre la balkanisation de nos réalités. Nous avons à apprendre de toutes les minorités qui ont résisté à la fois à la marginalisation voulue par les États-empires et à l’assimilation serinée par les États-nations : ce sont ces communautés-là qui ont développé les savoir-faire qui minent l’homogénéisation monolingue. Malgré et contre les mécanismes policiers de ghettoïsation, malgré et contre les mécanismes marchands d’intégration à la sphère productive.
Nulle communauté n’est exempte des effets destructeurs des pressions qui traversent tout tissu social, mais toute communauté a ses traditions – parmi celles des minorités, la plus ancienne est sans doute celle de la guérilla. La guérilla matérielle et ontologique menée par exemple par les communautés homosexuelles dans le dernier siècle, pour exister au sein de sociétés qui ne les concevaient (ou conçoivent) pas et qui déployaient (ou déploient) la pleine force d’un système judiciaire et psychiatrique pour les faire disparaître, s’offre aux princes comme une leçon revigorante. Dans le queer, la déviance, nourrie de la tradition du secret et de l’anonymat, devient objet d’affirmation, et la minorité devient un endroit depuis lequel penser le monde bien au-delà de la question de l’orientation sexuelle. C’est cette affirmation de la différence vécue et de ses mémoires – une différence qui en une personne donnée se superpose aux autres et ne les domine pas, mais ouvre au contraire la voie aux outils d’analyse intersectionnels – qui a permis l’élaboration de réseaux de solidarité efficients, au sein même de sociétés qui ne les tolèrent pas.
Il n’est pas fortuit que ces mêmes réseaux de solidarité aient été mis à mal pendant la dernière période pandémique, marginalisant et mettant en danger une partie de la population isolée de liens sociaux majoritaires, et que les communautés gays aient par ailleurs été désignées, en Corée et en Turquie notamment, vectrices de transmission du virus. Comme d’autres minorités, les populations homosexuelles ont historiquement vécu dans ses formes les plus violentes l’amalgamation avec la maladie et à la contagion. À travers la crise du SIDA, ces populations ont fait dans les années 1980 l’expérience première de l’acmé épidémocratique, de la révélation des structures sociales par la maladie. C’est, faut-il souligner, dans le contexte de cette crise dévastatrice qu’a été formulée la notion de syndémie : l’expérience homosexuelle de l’aggravation mutuelle des comorbidités médicales et sociales (de race et de classe), ainsi que l’expertise qui s’est développée à partir de cette expérience, sont à la source des outils intellectuels qui nous permettent aujourd’hui de penser comme syndémie le régime universel de la contagion dans lequel nous vivons, et que nous appelons ici ÉPIDÉMOCRATIE. De la même manière que de nombreuses avancées dans les technologies vaccinales sont imputables à la recherche sur le VIH ; que la compréhension de celui-ci dans l’affaiblissement multifactoriel de l’immunité qu’il produit augmente notre compréhension des mécanismes du SARS-Cov-2 (et le soin de celui-ci par les traitements antirétroviraux) ; et que l’expérience des patients séropositifs reflète et même recouvre largement celle des patients covidés, permettant de l’appréhender et de la dépasser – l’expérience homosexuelle est inextricablement liée à l’expérience épidémocratique, et lui a historiquement opposé la tradition solidaire du refuge et de l’accueil qui nous font aujourd’hui tant défaut, et le rituel de funérailles festives, d’un deuil à retourner en soulèvement.
Les connaissances minoritaires peuvent sans accaparement enseigner aux majorités fictives la destitution du règne princier de l’ÉPIDÉMOCRATIE. La main tendue aux minorités, quand elle n’est pas hégémonique, assimilatrice et récupératrice, et aussi bien les parts de minorité qui existent en chaque personne, sont le lieu des courts-circuits dans lesquels se forment de nouveaux réseaux qui mettent à mal les structures habituelles du pouvoir et de la contagion. En multipliant les réseaux affirmatifs, ou pour le dire autrement, les communautés, nous multiplions aussi les instances de subjectivation qui nous permettent, en renaissant toujours à de nouveaux autruis, d’accueillir la multiplicité dont nous sommes faits, en tant que personnes et en tant que collectivité. Le bruissement des dialectes, ces langues diagonales qui traversent les structures du langage unique, ne nous constitue pas seulement en personnes en nous reliant à d’autres personnes en dehors des légalités : il destitue en nous le prince pour nous offrir d’exister en personnes du tout, nexus vides et joyeux qui trouent une société pour en construire une autre, contre le règne princier d’une politique de l’incarnation et de la confiscation. Non dans la fusion et la confusion orgiaques, mais dans la friction, la discussion, la dialectique, qui doivent suspendre la suspension du droit et de la démocratie que perpétue la Force Majeure permanente épidémocratique.
« Il n’y a pas d’alternative » : par cette devise dystopique l’ÉPIDÉMOCRATIE voudrait nous imposer sa bêtise, la fatalité de son chaos et de sa mise en ordre. À quiconque se livre à l’imagination d’autres organisations du monde, l’humeur épidémocratique oppose son faux pragmatisme, en soulignant que l’on est bien aise de critiquer un système dont la prospérité, même chaotique, nous fait vivre. Entremêlant nos dialectes, nous pouvons au contraire étreindre cette contradiction et toutes les autres, tenir les tensions qui nous constituent et ne pas les lâcher, en faire le mouvement d’une pensée plutôt que l’excuse à une démission. De nouveaux mondes peuvent se construire à l’intérieur du monde de la contagion, dans ses cavités et jusque dans ses racines et dans ses ruines : mille mondes peuvent coexister à l’intérieur de ce qui n’est en réalité qu’une absence de monde commun, une acosmie dans laquelle ne vivent que des princes solitaires en attente d’apocalypse.
Dans la physiologie ancienne, qui reposait sur la théorie de l’équilibre des humeurs, le dérangement des passions dans le corps humain était diagnostiqué comme une « révolution des humeurs ». La langue française en a tiré le vocabulaire qui par le mot de révolution désigne toute insurrection comme une pathologie humorale du corps social : telle est la généalogie de l’ÉPIDÉMOCRATIE, qui relègue tout ce qui forme la société dans les passions tristes. La tradition de reprendre les mots honnis pour en faire des étendards autorise aujourd’hui de retourner cette révolution des humeurs en une nouvelle physiologie sociale syndémique, une émancipation collective des émotions, dans une vie martelée comme les retours à la ligne d’un poème. Quand les droits des femmes, les droits des minorités, les droits des exilés, les droits des personnes âgées et des malades sont violemment remis en cause, destitués qu’ils sont dans ce monde-là qui n’en est pas un, on voit les rues se remplir de la convergence de nos comorbidités, dans l’aspiration à une grève générale qui promet le surgissement de nouveaux dialectes et de nouvelles organisations, de nouveaux espaces à habiter, de l’écriture de nouvelles encyclopédies qui n’auront jamais fini de s’écrire, de se corriger, et de reconfigurer le cercle des connaissances. Dans cette trouée faite dans le temps dérégulé de la marchandise, bornée par les poubelles pleines dressées comme malgré elles le long des rues par la simple absence des éboueurs en grève, chaque corps se découvrant comme un objet du monde à opposer au monde, nous éprouverons la dialectique de nos dialectes et tracerons de nouvelles diagonales, des sens sans direction, sans synthèse et sans résolution, dans la destitution et le deuil joyeux du moi princier.
Personne (ne) nous pétrira à nouveau dans la terre et l’argile,
personne (n’)insufflera la parole à notre poussière.
Personne.Loué sois-tu, Personne.
Par amour de toi nous voulons
fleurir.
…
(Paul Celan)