DER ERLKÖNIG – un exercice de traduction

Abordée d’abord comme un exercice scolaire en cours d’allemand en khâgne, la traduction du « Roi des Aulnes » de Goethe, a priori intimidante, se tentait avec d’autant moins de complexes que la célébrité de l’original et le nombre de traductions existantes libère le traducteur de l’angoisse propre aux textes auxquels il s’agit de donner leur première et peut-être dernière chance dans une autre langue : le résultat sera quoi qu’il arrive une « version » (dans tous les sens du terme) parmi d’autres. On est par ailleurs mis dans de bonnes dispositions par le fait que le nom même du personnage éponyme résulte d’une erreur de traduction du danois eller (elfe) par l’allemand Erle (aulne), plaçant donc le poème entier sous le signe de la productivité de la tension traduction/dérivation/invention. Et puis, il existe je crois une forme de loi du talion littéraire : Brecht a si allègrement pillé les textes de ses collègues qu’on peut le piller sans remords, Heiner Müller a si méticuleusement désossé tant d’œuvres pour construire ses machines dramaturgiques qu’on peut prudemment démonter ces dernières, et les récritures de Hafiz par Goethe dans son Divan occidental-oriental nous autorisent à récrire Goethe, à comme lui avec d’autres réinventer à partir de lui une autre poésie.

Voici donc deux traductions-récritures réalisées à la suite en 2008. La première version transpose le tétramètre ïambique goethéen en alexandrins tout aussi classiques, dans un effort de préserver la « cavalcade » de la ballade originale et les effets de densité qu’elle permet, dans des tonalités que beaucoup de lecteurs séparent aujourd’hui difficilement des solutions que propose Schubert dans sa mise en musique. La seconde version est une libre récriture qui plutôt que de reproduire les partis-pris formels de l’original repère les endroits où ils donnent lieu à des effets intéressants (telle rime, tel rythme, tel enjambement, telle métaphore) et invente des manières de transposer ceux-ci directement. Le jeu avec le poème de Goethe et le sentiment d’un « texte hanté » deviennent eux-mêmes matrices d’effets, au service de la réinvention du registre fantastique – sur lequel joue Goethe dans l’esprit du Sturm und Drang – en l’inquiétante étrangeté du dévoiement du merveilleux enfantin par un prédateur, plus proche de nous. L’acte de traduction s’enfonce donc ici plus loin dans les strates sous-jacentes du texte.

Je n’avais sans doute fait la première version que pour permettre la seconde, et en quelque sorte prouver la supériorité de l’attitude traductionnelle dont elle relève.


DER ERLKÖNIG

Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ?
Es ist der Vater mit seinem Kind ;
Er hat den Knaben wohl in dem Arm,
Er faßt ihn sicher, er hält ihn warm.

Mein Sohn, was birgst du so bang dein Gesicht ?-
Siehst Vater, du den Erlkönig nicht ?
Den Erlenkönig mit Kron und Schweif ?-
Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif. –

« Du liebes Kind, komm, geh mit mir !
Gar schöne Spiele spiel ich mit dir ;
Manch bunte Blumen sind an dem Strand,
Meine Mutter hat manch gülden Gewand. »

Mein Vater, mein Vater, und hörest du nicht,
Was Erlenkönig mir leise verspricht ?-
Sei ruhig, bleibe ruhig, mein Kind !
In dürren Blättern säuselt der Wind.-

« Willst, feiner Knabe, du mit mir gehn ?
Meine Töchter sollen dich warten schön ;
Meine Töchter führen den nächtlichen Reihn
Und wiegen und tanzen und singen dich ein. »

Mein Vater, mein Vater, und siehst du nicht dort
Erlkönigs Töchter am düstern Ort ?-
Mein Sohn, mein Sohn, ich seh es genau :
Es scheinen die alten Weiden so grau.-

« Ich liebe dich, mich reizt deine schöne Gestalt ;
Und bist du nicht willig, so brauch ich Gewalt. »
Mein Vater, mein Vater, jetzt faßt er mich an !
Erlkönig hat mir ein Leids getan !

Dem Vater grauset’s, er reitet geschwind,
Er hält in den Armen das ächzende Kind,
Erreicht den Hof mit Mühe und Not ;
In seinen Armen das Kind war tot.

Johann Wolfgang von Goethe, 1782

LE ROI DES AULNES

Qui est-ce, qui galope aussi tard dans la nuit ?
C’est le père, monté avec son jeune enfant.
Il tient bien son garçon serré tout contre lui,
Sa chaleur lui tient chaud, son bras est rassurant.

« Mon fils, pourquoi cacher ton visage en effroi ?
— Le roi des Aulnes, père, il nous suit, prenons gare !
Vois-tu pas la couronne et la traîne du roi ?
— Mon fils, ne t’effraie pas, c’est un banc de brouillard. »

« Allons, mon joli, viens, prends ma main et suis-moi !
Je veux jouer avec toi à des jeux délicieux.
Vois les fleurs bigarrées à l’orée de ce bois !
Ma mère a des habits brodés d’or merveilleux. »

« Mon père, mon cher père, au moins n’entends-tu pas
Les promesses qu’il vient me sussurer tout bas ?
— Sois calme, appaise-toi, ne crains rien, mon enfant,
Dans les feuilles d’automne on entend quelque vent. »

 « Pourquoi ne pas me suivre, ô belle tête blonde ?
Mes filles sont là-bas. Je veux te présenter.
Elles t’introduiront dans leur nocturne ronde :
En dansant avec nous tu pourras y entrer. »

« Mon père, mon cher père, au moins ne vois-tu pas
Ses filles voltiger dans cette ombre, là-bas ?
— Oui, je les vois, mon fils, je comprends ta hantise :
Les saules sont baignés d’une lumière grise. »

« Tu es beau, mon petit, ton port est si charmant
Que je te forcerai si tu n’es consentant !
— Mon père, mon cher père, il me tient, le brutal !
Père, au secours, le roi des Aulnes m’a fait mal ! »

Le père est effrayé, il galope en fureur
(Contre lui son enfant gémit dans sa douleur)
Et il atteint la ferme en un ultime effort.
Mais dans ses bras tremblants, son enfant était mort.


LE ROI DES AULNES

Deux silhouettes noires cheminent dans une allée
rouge, une allée d’automne.

C’est le soir, il n’y a qu’elles
(et les arbres qui bruissent
doucement les arbres de mort qui saignent)
les deux silhouettes
la grande et la petite
le père et son enfant.

Le jardin va fermer. Le père, dont le manteau tombe
avec majesté avance à grands pas.
Il tient à bout de bras
la petite main froide du fils qui traîne aussi
qui ne suit pas.

« De quoi as-tu peur, mon fils ? Je sens ton visage trembler dans un pli de mon manteau.

— Papa, le roi des Aulnes est là, tout près de nous, ne le vois-tu pas, couronné de lumière et suivi de sa traîne fumante ?

— C’est la brume du soir, mon fils, avec un peu de soleil et de lune dedans. »

« Mon bel enfant, suis-moi. Dis-moi ton petit nom.
Je veux jouer avec toi à des jeux interdits,
Je veux te caresser et te montrer des choses
Que tu n’as jamais vues, et je te glisserai
Des fleurs dans les cheveux, et je t’habillerai
Des robes chamarrées, des bijoux de ma mère ! »

« Papa, papa, écoute ce que me dit le roi des Aulnes ! Il parle et je ne veux pas entendre, il dit des choses, je ne veux pas comprendre !

— Tout va bien, mon fils, ne crains rien, ce sont les feuilles de feu tisonnées par le vent. »

« Pourquoi hésites-tu ? Tu auras des bonbons.
Mes trois filles, là-bas, en servent par bouquets :
Elles t’en offriront, si tu veux bien danser.
C’est un jeu, une ronde : on y entre en dansant,
Et la danse te berce et berçant t’intronise.
Je veux t’y voir aussi, je veux te voir danser. »

« Papa, papa, regarde, là-bas, dans ce coin sombre, les trois filles du roi des Aulnes ! elles dansent en riant d’un rire très joli et horrible à la fois !

— Oui, je les vois, mon fils, ces trois saules qui le soir ne sont que trois ombres grises. »

            « Mon enfant, ton visage est beau comme un suaire,
            Et ta lèvre écarlate a tremblé à l’instant
            Comme une feuille dont le vent est amoureux
            Et qui lui cède enfin et se laisse emporter.
            Laisse-moi te passer la main dans les cheveux
            Comme une brise douce, et baiser ton visage.
            Suis-moi, mon beau. Suis-moi,
            ou je t’y forcerai ! »

« Papa, papa, il m’a attrapé le bras, il me prend par le col, il me tire… Au secours, papa, j’ai mal, le roi, le roi des Aulnes me déchire ! »

La sueur déjà coulait dans les sourcils du père
et ses tempes battaient — mais il croit à ce cri
que son cœur va crever.

Soulevant des deux bras
son fils, il serre contre lui
le pauvre être qui souffre et qui gémit sans voix.

Le père
court aussi vite qu’il le peut sans tomber,
les feuilles et la poussière
souillent son grand manteau et ses beaux souliers.

À bout de souffle et prêt à chanceler,
il arrive à la grille, enfin, et s’effondre.

Agenouillé, il sanglote de joie, heureux d’entendre
la rumeur des voitures, heureux de sentir
leurs phares aveuglants.

« Ne crains rien, mon fils, tu es sauf — dans la rue — dehors. »

L’enfant ne répond pas
Il est inerte dans ses bras
Il est mort.

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