Note de programme pour le concert de Secession Orchestra La Vie et le Rêve de la Vie, conçu et dirigé par Clément Mao – Takacs, en mai 2013.
« Notre époque est obsédée par le désir d’oubli et c’est afin de combler ce désir qu’elle s’adonne au démon de la vitesse ; elle accélère le pas parce qu’elle veut nous faire comprendre qu’elle ne souhaite plus qu’on se souvienne d’elle ; qu’elle se sent lasse d’elle-même ; écœurée d’elle-même ; qu’elle veut souffler la petite flamme tremblante de la mémoire »
Milan Kundera, La Lenteur
I.
Directeur de l’Opéra de Vienne, Gustav Mahler n’a plus le temps de composer. Même s’il y intègre certains matériaux plus anciens, c’est pendant les étés 1899 et 1900, c’est-à-dire pendant son congé, l’unique moment qu’il peut se permettre de consacrer à la création, qu’il conçoit et accouche de sa Quatrième symphonie. Est-ce donc un hasard si, détournant la forme traditionnelle qui suppose une alternance de mouvements lents et rapides, les titres des quatre mouvements de cette œuvre semblent être des variations sur l’idée de lenteur : Modéré, sans se presser / Tranquille, sans hâte/ Paisible, poco adagio / Très à l’aise ? Non pas que cette musique ne s’anime pas d’un mouvement interne parfois rapide, ne palpite pas – mais elle le fait dans un long déploiement qui, entre reprises, intermèdes et variations, ne s’empresse jamais d’aller droit au but, quel que celui-ci puisse être d’ailleurs.
La Quatrième symphonie est l’éloge de la lenteur par un homme pressé.
II.
Le 31 mars 1913, ce que l’on a convenu d’appeler la Seconde École de Vienne (le maître Arnold Schönberg, ses disciples Alban Berg et Anton von Webern, et le franc-tireur Alexander von Zemlinsky) présente en concert un florilège de ses œuvres. L’ambiance n’est cette fois ni « modérée », ni « tranquille », puisque les chaises volent et le public éructe son indignation à l’audition de la pièce de Berg, les Cinq Lieder sur des textes de cartes postales de Peter Altenberg – l’événement sera surnommé « das Skandalkonzert ». Schönberg et ses élèves opposent au gigantisme postromantique des séries de petites miniatures, des œuvres si minuscules qu’elles semblent dérisoires. Comment ose-t-on comparer la plus haute expression du génie musical, le fleuve majestueux de la symphonie, à de telles bagatelles déjà finies quand elles viennent à peine de commencer, et pire, comme Schönberg, pousser la provocation jusqu’à composer une Symphonie de chambre pour quinze instruments, qui ne dure que vingt minutes ? À l’image de ses Six petites pièces op. 19, les Altenberg Lieder de Berg et les Six pièces pour orchestre op. 6 de Webern enchaînent des petits morceaux d’une ou deux minutes qui suscitent bien peu l’enchantement hypnotique attendu par le public, tant elles semblent proches du silence. Dans le premier cas, les textes lapidaires et un brin prosaïques de Peter Altenberg, poète des cafés et cabarets viennois, érotomane, alcoolique et patient d’hôpital psychiatrique, n’aident en rien à l’affaire.
Serait-ce, à la veille de la Première guerre mondiale et de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, l’expérience même de la musique qui se trouve changée à jamais, au profit d’une musique en capsules, plus adaptée au mode de consommation d’une société où plus personne n’a de temps à perdre… La musique de notre temps (appelons-la donc contemporaine) est-elle vouée à être une musique pour gens pressés ?
III.
On serait tenté d’accepter cette interprétation facile, si le symphoniste Mahler n’était pas la figure tutélaire de la Seconde École de Vienne, le premier soutien de Schönberg, le maître qu’il a, avec Berg et Webern, revendiqué, et fait président d’honneur de son Association des artistes-compositeurs en 1904. Ce n’est pas un hasard si la dernière pièce du Skandalkonzert(qui ne fut jamais jouée en raison de l’émeute du public) devait être le premier des Kindertotenliederde Mahler : c’était rendre hommage à un compositeur qui avait mis la recherche d’une unité musicale et dramaturgique unique au-dessus de la reproduction d’une convention classique, qui avait porté l’exploitation des formes traditionnelles jusqu’à leur point critique d’implosion en mêlant inspirations savantes et folkloriques, occidentales et orientales, vocales et symphoniques, qui s’était fait le pionnier des nouvelles sonorités en floutant les frontières à l’intérieur du cadre tonal fondamental de notre musique.
Il y a quelque chose chez Mahler qui irrite profondément beaucoup de mélomanes classiques. Ceux-ci voudraient que la musique ne soit que pure… musique, harmonieuse évasion et jouissance sensuelle. La musique de Mahler nous refuse ce plaisir : d’abord, elle se laisse souvent qualifier de « musique à programme », expression effrayante qui laisse présager une écoute note d’intention à la main – prostituer la symphonie à une dramaturgie, aussi libre qu’elle soit, est une première trahison. Dans la Quatrième, le dernier mouvement nous impose un deuxième désagrément : la présence incongrue d’une chanteuse qui, loin de venir simplement nous charmer par sa voix, incarne, plus qu’un poème, un monologue à la première personne, consistant en somme à jouer un rôle (sinistre de surcroît, celui d’un enfant, mort ou en sursis, qui nous livre ses impressions contrastées sur le paradis). Mais le summum de l’infamie, le pire avilissement que puisse subir l’art céleste de la musique, est une intrusion des plus impardonnables : celle de l’humour.
IV.
L’idée que le grotesque puisse et doive côtoyer le sublime est l’essence même du romantisme, mais elle n’a jamais cessé de choquer l’auditoire de la musique « sérieuse » : comment peut-on accepter la présence du bizarre, du décalé, de l’ironique même, alors que l’on voudrait écouter en paix sa symphonie, se laisser porter par elle, des premières notes au climax soigneusement préparé (ici aussi, la Quatrième nous déçoit, en finissant sur un mi grave joué pianississimo et donc à peine audible)… en somme, faire l’expérience de la transe et du sublime ? Mahler n’hésite pourtant pas, en abordant le plus grave des sujets, celui de la mort, à reprendre dans le deuxième mouvement le motif médiéval de la danse macabre, sous la forme de Freund Hein, équivalent germanique de notre Camarde : il convoque ainsi les fables et chansons populaires, les marionnettes de foire, tous ces moyens ancestraux et vulgaires d’évoquer l’omniprésence de la mort dans nos vies, et rappelle que ce n’est qu’en riant, jaune peut-être, que l’on peut contempler le néant en face. De même, le texte chanté dans le dernier mouvement, tiré de la littérature folklorique, met en scène avec une fausse naïveté cet Au-delà que nous ne pouvons pas connaître, en mêlant les espoirs de béatitude que nous nourrissons pour nos disparus à des éléments de catéchisme plus ou moins bien assimilés.
L’idée que le grotesque puisse et doive côtoyer le sublime est l’essence même du romantisme, mais elle n’a jamais cessé de choquer l’auditoire de la musique « sérieuse » : comment peut-on accepter la présence du bizarre, du décalé, de l’ironique même, alors que l’on voudrait écouter en paix sa symphonie, se laisser porter par elle, des premières notes au climax soigneusement préparé (ici aussi, la Quatrième nous déçoit, en finissant sur un mi grave joué pianississimo et donc à peine audible)… en somme, faire l’expérience de la transe et du sublime ? Mahler n’hésite pourtant pas, en abordant le plus grave des sujets, celui de la mort, à reprendre dans le deuxième mouvement le motif médiéval de la danse macabre, sous la forme de Freund Hein, équivalent germanique de notre Camarde : il convoque ainsi les fables et chansons populaires, les marionnettes de foire, tous ces moyens ancestraux et vulgaires d’évoquer l’omniprésence de la mort dans nos vies, et rappelle que ce n’est qu’en riant, jaune peut-être, que l’on peut contempler le néant en face. De même, le texte chanté dans le dernier mouvement, tiré de la littérature folklorique, met en scène avec une fausse naïveté cet Au-delà que nous ne pouvons pas connaître, en mêlant les espoirs de béatitude que nous nourrissons pour nos disparus à des éléments de catéchisme plus ou moins bien assimilés.
Peter Altenberg et Alban Berg ont, comme Mahler, lu et admiré Nietzsche, et ses invectives contre « l’esprit de sérieux » : « L’objection, l’écart, la méfiance sereine, l’ironie sont des signes de santé. Tout ce qui est absolu est du domaine de la pathologie. » (Par-delà bien et mal)
V.
Cet écart, produit par les contrastes, les effets de citation, le détournement de formes classiques ou la création de formes diamétralement opposées aux attentes du public ne sont pas, on s’en doute, destinés à produire un simple effet de comique ou à choquer le bourgeois. L’humour, tel que le conçoit Nietzsche, est l’outil qui nous permet de prendre du recul, non pour nous cacher de la réalité et en être absent, mais pour y être plus pleinement, plus vivement présent que jamais – ce que l’on appelle « être contemporain ».
Cette distance n’est possible qu’à condition de prendre son temps : à la philosophie du « gai savoir » se mêle ici l’exigence du philologue, qui veut que l’on lise lentement, en se demandant d’où viennent les choses, de quoi elles sont tributaires, pour mieux apprécier leur pertinence pour notre temps. C’est précisément cette exigence que retrouve Mahler, en forçant les citoyens à oublier leurs urgences et à suivre avec lui un cheminement qui avance sans se presser, exigence reconduite par les compositeurs de la Seconde École de Vienne, en proposant des pièces qui, quoique courtes, réclament une attention totale, et une lente décantation. Ce sera d’ailleurs la raison d’être de la Société d’exécutions musicales privées fondée par Schönberg : inscrire la musique dans la durée, inciter le public à réentendre des pièces difficiles (difficiles car nouvelles), parfois plusieurs fois au cours du même concert, que ce soient les siennes, celles de ses disciples, ou les symphonies de Mahler, dont il a produit et fait produire des versions de chambre, plus accessibles économiquement et intelligibles à l’écoute. Ce n’est qu’ainsi que la nouvelle musique peut devenir connue de son public, par opposition à l’habitude encore tenace de ne plus jouer une pièce après sa première exécution – et devenir ainsi le lieu d’une réflexion, qu’elle soit inquiète ou apaisée, hors de la tourmente d’une époque qui ne nous la permet pas. C’est cette exigence qu’il nous faut retrouver aujourd’hui.
Ces compositeurs nous enseignent la discipline de la lenteur, qui est celle de la véritable contemporanéité. Celui qui suit la mode, qui est au goût du jour, qui s’efforce d’être à la pointe de l’actualité ne saurait être contemporain : occupé qu’il est par sa fuite en avant, il en oublie de considérer en quoi consiste son présent, et il est immanquablement déjà en retard sur son époque, ses problématiques et ses préoccupations. On ne peut être de son temps qu’en étant à contretemps, en prenant ce recul que Nietzsche appelle l’inactualité.
Il est grand temps, un siècle après le Skandalkonzert, d’accepter enfin d’être nos propres contemporains.
Voir la note de dramaturgie « Ce qui rit là-haut est perfide et lâche » sur l’humour dans le Ring