En réponse à la lettre d’Ariane Mnouchkine parue dans Sillage, revue mensuelle publiée par Le Channel – Scène nationale de Calais (n° 231, mai 2023).
« Prions l’autorité de rester dans ses limites ; qu’elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d’être heureux. » : telle est la phrase citée, de manière tronquée, en épigraphe de cette lettre. Un soutien absolu est dû à Francis Peduzzi et au Channel dans le bras de fer qui les oppose à la mairie (LR) de Calais. Je m’interroge ici sur la manière dont s’y prend ce texte, qui pose la question de la façon de défendre la culture et les « biens communs » auxquels il est fait allusion. Il y a une certaine habileté de la part d’Ariane Mnouchkine, à ne pas se référer au canon de la gauche et de l’anarchisme, mais à parler la langue de ses interlocuteurs, à rappeler à la droite libérale les écrits de l’un de ses pères fondateurs, Benjamin Constant. Il s’agit aussi bien de prendre un peu de hauteur et de rappeler au Président lui-même que la tradition dont il se réclame s’est construite contre tout césarisme et toute dérive autoritaire. Mais qu’on en reste là, et que la maxime de Constant soit même à en croire Mme Mnouchkine un cri de ralliement du Théâtre de Soleil, pose quelques questions sur nos outils, sur lesquels un droit d’inventaire s’avère nécessaire au cœur de la crise organique des politiques culturelles.
La citation priant l’autorité de « rester dans ses limites » est tirée du texte de Constant « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes » (1819) qui, comme son titre le suggère, se propose de faire primer l’intérêt individuel (conception moderne de la liberté) sur l’intérêt collectif (conception antique), l’État devant alors se contenter d’être le garant de la liberté individuelle. Constant n’attaque pas ainsi seulement l’autoritarisme, mais la supériorité principielle du collectif sur le général dans laquelle il voit la faiblesse du modèle de la démocratie athénienne. Il s’en prend par la même occasion à la démocratie directe, en faveur de la délégation du pouvoir aux individus compétents, selon une tradition de pensée qui sera généalogisée par Jacques Rancière dans La Haine de la démocratie, avec la particularité que ce pouvoir délégué doit selon Constant être aussi restreint que possible et placé sous la surveillance des citoyens. Dans un argumentaire voué à une pléthorique postérité, Constant fait l’éloge d’une force qui à son avis remplace avantageusement tout ce qui politiquement et culturellement peut constituer le collectif : le commerce. Le commerce « affranchit les individus » par la propriété qu’il met en circulation, en même temps qu’il met par le crédit les États au service des détenteurs des moyens financiers qui ainsi ne sauraient être asservis par lui – mieux, « le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des mœurs et des habitudes à peu près pareilles ; les chefs peuvent être ennemis ; les peuples sont compatriotes ». Il est, on l’aura compris, le mouvement même de la Liberté dans l’Histoire, porteur de toutes les émancipations, l’autre nom du Progrès dans sa marche vers l’harmonie universelle fructifiée par le Capital.
Nous avons, deux siècles après Constant, pu voir un peu à quoi ressemble un monde organisé par la circulation marchande, dans lequel la liberté du commerce est le paradigme de toutes les autres libertés, lesquelles ne deviennent que pure aspiration individualiste. Nous avons expérimenté cet État humblement mis au service des forces supposément émancipatrices du marché, et nous vivons actuellement la tentative de parachever la mise en œuvre de ce paradigme. Peut-on retourner la phrase de Constant contre ses propres disciples et tous ensemble, droite et gauche, remettre l’État à sa juste place au nom de la liberté ? Nous avons je crois également assez vu le glissement du gauchisme libertaire des années 70 vers le libéralisme jouisseur pour ne pas nous laisser tenter par ce genre d’associations hasardeuses. Ne cédons pas sur le principe : l’utopie de lieux alternatifs et de biens communs dont il est ici question n’a aucune ressemblance avec la liberté d’entreprendre dans un libertarianisme joyeusement indifférent. Elle entame au contraire, au cœur même d’un monde où pas une seconde n’échappe à la marchandise, la démarchandisation du monde – comme la sécurité sociale, l’assurance chômage, l’éducation et l’hôpital publics, comme toute mutualisation des ressources, comme tout acte de solidarité désintéressée et tout acte de création artistique qui remet en cause la mesure de la valeur au seul étalon de la circulation marchande. Cela n’est pas soluble dans la pensée libérale, Ariane Mnouchkine le sait mieux que tous pourtant. N’hésitons pas à l’affirmer.
On this Easter Sunday, drawn by a deeply repressed Lutheran collective unconscious, I tuned in to Bach’s Matthäus-Passion performed by the Finnish Radio Symphony Orchestra under the baton of Nicholas Collon. It’s a familiar piece, or should I say the ultimate familiar piece, but in the light of the zeitgeist my attention was drawn to a dramaturgical feature to which I hadn’t paid attention before, namely the way Bach and his librettist Picander chose to open the work.
As we know, passion stories can be started from any point in the narrative, and for instance Bach’s previous effort, the Johannes-Passion (1724), opened with the arrest of Jesus, whereas Matthäus (1727) only gets there after a full hour of music. Matthäus makes the conscious choice of giving us more context, and its timeline starts already with the beginning of the Gospel of Matthew’s Chapter 26, in the political backstage, where high priest Caiaphas leads the plot to get rid of Jesus. In the form of a popular choral commenting on this plot (Herzliebster Jesu, was hast du verbrochen) we are collectively faced with the question of why: “what are the crimes” Jesus has to answer and pay for? In what can only be interpreted as an answer to that question, we cut to Jesus in Bethany, where a woman pours a whole jar of expensive perfumed ointment on his head. Everyone in the assembly is scandalized, especially the apostles, who think of everything that could have been done with that money, for instance in favor of the poor, had the ointment been sold instead of being wasted in this fashion. Jesus makes a strange threefold argument in defense of the woman: 1) it was, as translated in the English Standard Version, ‘a beautiful thing’, or as Luther puts it in the version set by Bach, a good work (ein gut Werk); 2) perfuming his body is the proper ritual preparation for his burial, as he will soon be gone; 3) the memory of this act will last through the gospel, perhaps precisely because of its beauty and magnitude, if not its absurdity.
Of all the episodes one could start a passion with, this one is quite the statement, a controversial one. The apostles make a convincing point that the act of wasting the ointment cannot possibly be justified, and in Matthew’s narrative one of them, Judas, basically storms out from the incident and goes to Caiaphas to bargain the price of his betrayal of Jesus. This suggests a causal relationship between both, a reaction to the unforgivable justification of extravagant wastefulness. “The poor you will always have with you, but you will not always have me” is a rather surprising, if not self-centered retort, and one can very well imagine Judas making a point of proving Jesus wrong, of demonstrating that he – who according to the Gospel of John is the treasurer of the group and manages the apostles’ common purse – understands the value of money, the agency that money provides in the world, unlike this out-of-touch prophet who places himself above material necessities and the immediate suffering of the many. Regardless of the fact that any Passion-play is obviously composed to be performed in the context of an audience convinced of the divinity of Christ, this opening episode introduces Jesus to us at his most obscure and least relatable. Although most would agree that this episode does not call for death penalty, it does put common sense and decency on trial.
It is not a coincidence that this episode of the wasted ointment is opening such a superlative work as the Matthäus-Passion, a piece of liturgy dilated to operatic proportions, requiring two choirs and two orchestras that would fill the entire available space of the Thomaskirche – a display of material resources that Bach fought hard over the years to obtain from Leipzig’s Town Council. That fight for resources, which is familiar to all producers of art, must have unfolded pretty much like the biblical conversation about the waste of ointment, and probably as clumsily on the side of the defendant: although it can always be written off as a spectacular PR operation, in actuality, nothing can justify creating such a monumental waste of money as the Matthäus-Passion, when there is so much more that can be achieved in the material world with the resources that go into it, including very good, very concrete things that help the livelihoods of people in need. By starting their luscious work of art with this very story, Bach and Picander are owning to the fact that they are pretty much spending a jarful of expensive ointment, and that somehow that is an act that matters, although it cannot exactly be justified – it can, however, be understood, and keep echoing beyond the moment of its execution, because it will be remembered.
In Finland, where the performance I watched took place, recent elections have stirred the usual stinkpot of populistic rhetoric, and we had to hear once more about how the funding for the arts should be cut in favor of better expenses, art being ‘a luxury good.’ As inclined as we all are, as artists, to find very well-reasoned and corroborated justifications to the function to art and ourselves within society, and even to the positive economic impact of the arts sector, when we think of our work with honesty we can and should be drawn to wonder whether we cater only to a privileged demographic, and whether every resource of time and money that we employ is worth using in that way, when it could be invested into a soup kitchen and immediately have a greater immediate impact there.
Despite every reason that makes art important, there is an aspect of the making of art that is quite simply economically, and therefore morally, unjustifiable. Someone like Bach, who struggled with this himself, couldn’t have offered a more eloquent response than the Matthäus-Passion, an act of creation that exhibits its resources with captivating, intoxicating lush. Giving more profundity to the notion of luxury than can be said of fascist or neoliberal talking points, Georges Bataille famously called such an exhibition the ‘accursed share’: a society consuming its excess, sacrificing it in the form of luxury or art, without any expected return on investment, in a spectacular waste of resources. This happens in all known cultures, in purely aesthetic contexts or, for instance, in the form of extravagant funeral rituals, as Jesus himself notes in his defense. This elaboration – art as ritual, doing to us collectively that same thing that funerals do – is one way in which the scandalous and inexplicable act of wasting expensive ointment while people are starving can be explained. But regardless of how detached and anthropological one’s theoretical understanding of the wasteful act of making art is, it remains just as scandalous and inexplicable, just as ‘accursed,’ and will never stop being that, as a statement that some things quite simply exist beyond the assigned values of market economy. In this festive period that has different meanings for different people, I live with this as an open, unsolvable question to every artist and society – such is the profound and perfumed mystery that Bach and Picander have placed at the opening of their greatest of mystery plays.
Notes formulées à l’occasion de la formation « Raconter le réel » organisée par le Pôle de Ressources pour l’Éducation Artistique et Culturelle de l’Opéra National de Lyon, dans laquelle j’étais invité à m’exprimer et à tenir un atelier de réflexion dramaturgique, les 21 et 22 mars 2023.
En discussion avec le librettiste Händl Klaus, nous avons été invités à formuler nos démarches parallèles d’élaboration de deux opéras sur lesquels nous avions chacun travaillé, respectivement Bluthaus (Haas/Händl) et Innocence (Saariaho/Oksanen/Barrière). Les outils conceptuels qui nous étaient proposés pour ce dialogue étaient volontairement vagues, dans l’attente de préciser les points communs entre ces démarches, un procédé, une méthode peut-être : il était question de l’usage des « faits divers » et de « l’actualité » pour « raconter le réel ». Or ni Bluthaus ni Innocence ne sont à proprement parler des mises en récit d’événements réels. Je partage ici mes notes visant à poser des mots plus précis sur ce dont il est question.
RÉCITS HISTORIQUES ET ANHISTORIQUES, ET FAUX DÉPASSEMENT NATURALISTE.Dans son histoire, l’opéra a, comme la tragédie classique, fait la part belle à deux types de récits considérés comme seuls convenables à la stylisation du chant lyrique : les récits historiques et les récits mythologiques et allégoriques, c’est-à-dire anhistoriques. L’élargissement des récits considérés comme méritant d’être racontés s’est plus volontiers accompli dans les formes romanesques, moins codifiées et plus accessibles dans leurs moyens de production. Dans le domaine du théâtre, l’ascension sociale de la classe bourgeoise s’est accompagnée du désir de se voir représenter-ée, sur scène comme en peinture et au parlement, inspirant une esthétique de l’ordinaire, qui ne se laisse pas réduire aux catégories du tragique et du comique, et qui rougit de la pompe de la versification et de la déclamation. S’est installé le goût du naturel, qui prétend refuser la stylisation au nom du réel et du « bon goût », accompagnée de la réduction de l’être humain à sa psychologie individuelle – nous en avons hérité la lingua franca actuelle des arts de la représentation, celle d’un naturalisme mou et de l’illusion vraisemblable, dont l’outil principal est la caméra qui capte les visages « au naturel » et au plus près en plan serré, et qu’on appelle le photoréalisme.
L’innovation naturaliste a permis de rendre compte de réalités nouvelles, et d’ouvrir une brèche dans laquelle pouvaient s’engouffrer d’autres réalités sociales et culturelles à documenter et à mettre en récit. Mais dans ses modalités, leur mise en représentation s’est trouvée fondamentalement limitée par la prétention à ignorer au nom du psycho-réalisme la polarité historique/anhistorique, sans se donner les moyens de son dépassement : c’est le règne des « histoires vraies », dont les modalités de fabrication ne sont pas davantage questionnées que leur portée déclarée « universelle ». Malgré tout il a fallu faire entrer les êtres dans des archétypes, des emplois, ou les « faire entrer dans l’histoire », comme acteurs ou du moins comme personnages secondaires. Ponctuellement en mesure de formuler des types nouveaux, le naturalisme s’est globalement contenté de remobiliser les caractères disponibles (au niveau individuel) et (au niveau social) l’histoire collective comme grande chronique événementielle. Même l’idylle vériste qui vante les charmes apaisés de la ruralité et l’épopée viriliste du soulèvement prolétarien ne sont que des réinvestissements de l’idylle et de l’épopée, charriant les limitations des formes originelles qu’elles retournent sans pour autant permettre de les dépasser. Ainsi, la prétention au 19e siècle à se réemparer de l’Histoire, à la confisquer aux classes dominantes pour en devenir soi-même acteur et objet dans un grand mouvement émancipateur, a-t-elle largement fait l’économie d’une remise en question de la vision de l’Histoire préexistante. Malgré l’évolution superficielle du goût en faveur du naturel au détriment de l’artifice et de la convention (évolution que résume aussi le déplacement de la réflexion sur l’art de la poétique vers l’esthétique), il s’est essentiellement agi de changer de personnages principaux sans remettre en question le modèle dramaturgique lui-même, c’est-à-dire l’infrastructure.
Une transformation émancipatrice ne peut pas se contenter d’un changement de distribution, elle appelle une révolution dramaturgique plus fondamentale, au cœur de laquelle se trouve la destitution de l’individu-personnage inséré dans la linéarité de l’action et du temps, forme extrême de la prescription par Aristote de leur « l’unité » dans le récit bien construit (La Poétique ne fait pas mention de l’unité de lieu). Une telle destitution a été ébauchée au 19e siècle dans le naturalisme et le symbolisme par l’invocation des forces invisibles (psychologiques, sociales et/ou occultes) qui étreignent et dépossèdent l’individu de son unité et souveraineté imaginaires, et plus fermement théorisée par Antonin Artaud et Bertolt Brecht, sous la double influence des formes musicales et des théâtres extra-européens, d’Asie notamment.
HISTOIRE DES PROFONDEURS ET DIALECTIQUE DES HISTOIRES. Il est fructueux de poursuivre notre réflexion sous l’angle que nous nous sommes d’abord donné, celui du rapport à l’écriture de l’histoire, qui interroge directement la hiérarchie des représentations et des récits. Une telle démarche implique de rejeter d’emblée l’idée simpliste qu’il suffirait pour émanciper les oubliés de l’histoire de les inscrire dans la Grande Chronique. Walter Benjamin ne s’est pas contenté de constater, dans sa 7e thèse, que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs et que « tout document de culture est aussi un document de barbarie » : il s’est attaché à faire vivre comme autre chose que de l’histoire (avec ses personnages et ses péripéties) un mouvement des choses infimes qui n’avait pas simplement vocation à remplacer l’histoire des vainqueurs.
Outre celles de Benjamin, les tentatives ont été nombreuses de penser au-delà de l’histoire événementielle. Miguel de Unamuno rêve ainsi à la fin du 19e siècle une intrahistoire qui ne soit pas l’histoire des grands personnages et des grandes dates, mais celle du collectif et du temps long. Tandis qu’il en recherche la trace dans les traditions populaires et rurales, et qu’il fantasme la continuité contre les ruptures qui caractérisent l’écriture de la Chronique, la nostalgie agrarienne et folkloriste lui vient facilement. Mais la métaphore qui le conduit, celle d’un silence sous-marin à scruter, d’un océan aux profondeurs cachées et aux mouvements lents et grandioses dont l’historiographie traditionnelle ne restitue que l’écume, sera reprise de manière inspirée par les historiens des Annales. Fernand Braudel plaide, dans sa leçon inaugurale au Collège de France (1950), pour la prise en compte par l’historien non seulement de la complexité (question d’abord méthodologique, dont la portée interdisciplinaire aussi regarde directement le théâtre) mais aussi de la profondeur. Pour l’historien, cette profondeur ne se situe pas seulement dans la scrutation (par la sociologie synchronique) de ce qui se situe en-deçà de la Grande Chronique, mais dans la durée longue qui doit nous émanciper de la durée courte, individuelle et événementielle, au profit, dit-il ailleurs, d’une « histoire des formes inconscientes du social ». Par transposition du psychique au collectif, l’inconscient est ainsi le concept autour duquel se cristallisent, dans les deux disciplines que sont l’histoire et le théâtre, les tentatives de destituer le grand récit des Protagonistes, en leur infligeant l’ultime blessure narcissique : celle qui réduit la Grande Chronique dont ils sont les acteurs au statut d’écume insignifiante. Il ne s’agira donc pas, dans une dramaturgie émancipatrice, de les remplacer dans leurs rôles, mais de destituer la Grande Chronique elle-même, comme manière de récit.
La Grande Chronique imprègne aujourd’hui encore nos représentations. D’abord parce que, comme nous l’avons constaté, sa hiérarchie internalisée des récits inscrit dans les mouvements émancipatoires qui cherchent à la retourner l’aspiration à se substituer au récit dominant sans pour autant ébranler la récitation. Mais aussi parce qu’elle renferme le vieux poison de la naturalisation de l’Histoire comme grand mouvement réel des événements, qui aurait ainsi une structure, et peut-être même une direction qu’on appelle le Progrès. Cette lecture, on le sait, ne se prête qu’à la simplification et à la récupération idéologique, et ne permet ni une appréhension riche du réel ni une pragmatique efficiente de l’action. Il se trouve que l’un des premiers diagnosticiens de ce mal était un individualiste : notre « maladie historique », qui nous plonge dans l’apathie d’être au titre de notre classe, ou de toute autre appartenance à un groupe de population donné, portés par des mouvements statistiques qui nous échappent, est l’objet de la deuxième des Considérations inactuelles de Nietzsche (1874). Nous pouvons avec lui constater que les mises en récits historicisantes, y compris celles qui se réclament d’une forme d’intrahistoire, nous exposent à terme à l’idéologie et au fatalisme : le récit conservateur qui voudrait faire retour à une tradition négligée autant que le récit du soulèvement inéluctable des opprimés faisant irruption dans l’Histoire.
Le remède proposé par Nietzsche relève précisément de son individualisme aristocratique : il consiste à tempérer la perspective historique par le recours à deux autres perspectives forcées qui la déjouent, l’anti-historique (celle d’un enfant qui vit dans le pur présent, ou d’un jeune artiste qui croit inventer quelque chose d’absolument neuf par méconnaissance de ce qui le précède) et la supra-historique (les résonnances entre les faits, les structures, les idées à travers les époques, ouvrant à la capacité des grands esprits à entrer en discussion d’un siècle à l’autre). Ces perspectives n’ont pas factuellement plus de vérité que la perspective historique, elles sont même, prises pour elles-mêmes, absolument toxiques, en ce qu’elles pourraient conduire respectivement au solipsisme et à l’essentialisme – mais elles dialectisentle regard. Elles mettent l’esprit en demeure de constamment questionner le rapport du général au particulier, et nous permettent de rêver de ne pas abandonner les représentations artistiques à l’allégorie, à la falsification historique ou encore au pur présent sans horizon.
Cette même dialectique incessante que réclame Nietzsche n’est guère différente de la Verfremdung (distanciation, mieux traduite étrangéisation :éloigner le familier jusqu’à percevoir ce qu’il a d’étrange) que Brecht se donne pour méthode, ou de l’éloignement dont se réclament Braudel dans le temps et Lévi-Strauss dans l’espace, indissociable chez eux du mouvement contraire d’empathie par lequel on va vers l’autre. Elle est le perpétuel changement de lentille et d’échelle qui doit permettre, en mesurant les écarts, de percevoir le réel dans sa profondeur. Quand le naturalisme qui fétichise le naturel prétend donner l’homme à l’échelle 1, c’est entre un homme, une femme, parmi les hommes et les femmes, que nous devons naviguer sans jamais nous satisfaire d’une échelle, ou d’un récit unique masqué en représentation. Il ne s’agit donc pas de rejeter une à une les perspectives connues, mais de formaliser leur tension infinie, dont le mouvement qui est celui même de l’écriture non-chroniqueuse se retrouve par exemple dans la façon dont Marguerite Duras a affirmé avoir « vécu le réel comme un mythe » (1990).
Dans ce but, il est un champ que Nietzsche ignore à l’intérieur de sa triangulation entre l’individu égotiste (anti-historique), les masses individuées (historiques) et les archétypes (supra-historiques ou anhistoriques) : pour ne pas l’essentialiser, le confondre avec l’individuel, ou le subsumer dans l’histoire, mais au contraire le maintenir en constante tension avec elle, nous l’appellerons pour notre part l’infra-historique. Celui-ci serait le domaine indécidable de ce que la Grande Chronique ne retient pas et qu’elle ne pourrait jamais contenir, mais qui relève néanmoins de l’expérience collective et de sa mémoire. Purgatoire de nos représentations, l’infra-historique est peuplé de faits constamment menacés d’être rejetés comme « particuliers » ou « anecdotiques ». Lesquels sont fascinants précisément parce qu’ils mettent en relation sans choisir les échelles individuelles et sociales, autrement dit le politique : l’action dans le champ public et son récit. Dans l’infra-historique se trouvent beaucoup de représentations et de récits invisibilisés, en particulier ceux des groupes sociaux opprimés – on peut donc, fonctionnellement, y voir un inconscient de la société telle qu’elle se définit dans sa langue majoritaire, aveugle à un certain nombre de mouvements qui la traversent, qu’elle ne connaît et consigne que par certaines déflagrations qui « font événement ».
L’OPÉRA À L’ÉPREUVE DE L’INFRA-HISTORIQUE. Poser la question de l’infra-historique, c’est donc installer d’emblée une dialectique, et chercher à en rendre compte c’est proposer une quatrième voie qui évite les trois réductionnismes que nous avons précédemment abordés : réduction à la Grande Histoire des vainqueurs (présents ou futurs), réduction à l’individu et à sa psychologie, réduction aux idées anhistoriques dont le monde serait la constante reconfiguration sous l’apparence de contingences différentes. L’infra-historique impose une tension interne qui reste ouverte, et dont la restitution réclame de nouvelles dramaturgies. Comme lieu d’étude et de création des représentations, l’opéra sous sa forme aristocratique – dans la tradition reliant les divertissements de cour musicaux-scéniques, les oratorios sacrés, l’opera seria et le grand opéra romantique, jusqu’à l’opéra contemporain inscrit dans la musique dite savante – est pour nous le laboratoire idéal : parce que sa position sociale symbolique le rend particulièrement sélectif sur les récits dont il s’empare, et parce que sa propre tension interne entre la parole et le chant problématise la question de ce qui peut être chanté, donc stylisé et littéralement « projeté » au-delà de l’expression particulière et quotidienne.
Nous l’avons dit, les arts de la scène se sont transformés au fur et à mesure qu’une nouvelle classe dominante a désiré se voir représentée : c’est ce qui a permis qu’entrent dans la forme de l’opéra sérieux les récits et les esthétiques de la bourgeoisie, notamment à partir de la révolution mozartienne, qui tient autant à la matière dramaturgique des livrets de Da Ponte qu’à la prosodie d’un chant tendant à la parole, inventée par Mozart à la suite de Gluck. C’est par extension de ce paradigme que, par effraction, Beethoven et Verdi ont pu introduire, souvent sous le couvert de respectables sujets historiques d’ailleurs, des personnages (et donc des parcours de vie) tirés de classes asservies ou marginalisées de la société. La prouesse a été d’introniser ces figures sous une forme qui ne soit pas plaisante ou grotesque, ou réduite à un chœur qui est la forme opératique de la dépréciation de la multitude en « foule », mais poétiquement mise à égalité avec des personnages supposés dignes du mode de représentation jusqu’ici réservé aux figures historiques et aux idées anhistoriques. Comme le théâtre élisabéthain qui avait vu émerger le genre de latragédie domestique inspirée de faits réels, où étaient accordés à la bourgeoisie montante les honneurs du pentamètre iambique et la reconnaissance que sa souffrance pouvait être du même ordre (tragique, donc) que celle des princes, l’opéra romantique, en donnant voix aux lamentos de personnages neufs, consent la musique à des souffrances qui ne s’étaient jamais exprimées à égalité avec celles des grandes figures de l’histoire et de la mythologie, les mettant de fait ontologiquement à égalité – quitte à y parvenir par la revendication bien intentionnée d’une humanité fondamentale et supra-historique, ou aussi bien d’un réductionnisme anti-historique par lequel nous sommes tous, au fond, des individus soumis aux mêmes affects. Dans les opéras issus des romantismes nationaux (qui le plus souvent se sont construit une légitimité en puisant dans des ressources historiques et mythologiques locales) et notamment dans les opéras véristes, cette revendication a pris des teintes plus identitaires, marquées par l’usage des langues et des dialectes propres et l’inclusion de matériau musical folklorique. Les formes véristes, nous l’avons déjà noté, relèvent souvent d’une exaltation du retour à la terre lourde de conséquences idéologiques, mais elles sont une expression intéressante de la dialectique infra-historique, dans son calibrage entre la dimension singulière des récits locaux et l’universalisation par la forme lyrique.
Cependant, l’émancipation des représentations par l’infra-historique, telle que nous en avons formulé la nécessité, réclame davantage que de faire chanter au ténor un paysan plutôt qu’un prince, davantage que de substituer aux menuets les syncopes d’une bourrée. C’est bien un bouleversement de la vieille dramaturgie qui s’impose. De ce bouleversement l’opéra, sous le poids de son statut symbolique et des conventions qui le garantissent, n’était pas capable par ses moyens propres. Il s’est expérimenté dans les mélanges et les montages narratifs et poétiques de la musique symphonique, qui à plus d’un titre a représenté formellement pour les compositeurs ce que le roman a architectoniquement apporté à la littérature. La formulation la plus efficiente de ce bouleversement s’est néanmoins produite dans le domaine du théâtre, qui travaille les représentations au corps et qui à l’ère romantique s’est affranchi des contraintes scéniques (et donc institutionnelles et économiques) par la publication. Représentative est ainsi l’insertion dans la réécriture du mythe archétypal de Faust par Goethe – un auteur habituellement fasciné par les héros napoléoniens, et en mal de faire autrement que par leur truchement la liaison entre l’individuel et l’historique – de la figure de Marguerite, inspirée du procès réel d’une jeune mère infanticide. Un montage audacieux, une descente dans l’infra-historique qui vaut bien une nuit de Walpurgis, que l’auteur passera pourtant le reste de la vie à raturer, en cherchant à hypostasier Marguerite sous un Éternel Féminin marial et anhistorique.
Georg Büchner offre par contraste, dans la fresque théâtrale que forme La Mort de Danton, une tentative radicale de réfléchir le mouvement de l’histoire par les soubresauts de ce qui se situe en-deçà : non pas l’individuel – « l’individu n’est qu’écume sur la vague », écrit-il dans une célèbre lettre de mars 1834 – ou son ombre portée la foule, mais la dialectique interne de l’infra-historique, rendue par touches. Il est à ce titre intéressant d’observer qu’en appliquant par la suite sa méthode documentaire-poétique aux pièces du procès de Johann Christian Woyzeck, l’équivalent d’un fait-divers aux yeux de la Grande Chronique, sa technique polyphonique tire davantage encore vers la fragmentation – on ne saura jamais à quel point, Woyzeck étant une œuvre laissée inachevée par la mort de son auteur en 1837. Qu’elle résulte d’un projet dramaturgique ou de son inachèvement, cette fragmentation a permis à Alban Berg de prolonger le geste en organisant le texte de Woyzeck en un puissant kaléidoscope musical sous la forme de son opéra Wozzeck (achevé en 1922). Celui-ci jouit d’un prestige bien plus remarquable encore que celui d’avoir introduit sur les scènes d’opéra des laissés-pour-compte qui leur étaient étrangers : à partir de ce qui pourrait ne se lire que comme des fragments crus de naturalisme avant la lettre, il maximalise par la polyphonie la tension entre l’individu et la société, l’individu et la culture, l’individu et les représentations. Dans une musique qui met en branle l’implacabilité d’une machine sociologique stylisée, tout en faisant sourdre sa mémoire auditive par couches successives de réminiscences, Wozzeck propose une solution proprement théâtrale à l’irreprésentabilité du drame de Woyzeck, et fonde une dramaturgie musicale de l’infra-historique.
La leçon de Wozzeck se situe à la fois dans la polyphonie de sa macro-forme, extrapolée de Büchner, et dans le traitement musical que Berg invente de la langue réaliste de celui-ci : c’est par le fait de la chanter (d’un chant qui ne craint ni la comptine, ni le cri, ni l’opéra lui-même) qu’elle est mise dans une tension permanente avec ce qui se situe au-delà d’elle-même, son propre dépassement qu’elle renferme de tout temps. Par-delà même les conventions qui architecturent la composition musicale, le chant fait vivre la dimension supra-historique de la langue, de la même manière que le passage entre les langues révèle, selon l’expression de Benjamin, « la parenté supra-historique de toutes les langues ». Le chant et le multilinguisme font donc figure de stratégies dialectiques jumelles, contre l’opéra princier monolingue.
CONTRE LE SPECTACLE. Malgré la force de l’exemple de Wozzeck, nous devons nous méfier du « fait divers » comme outil dans la mise en œuvre d’une dramaturgie de l’infra-historique. Roland Barthes nous rappelle, dans son article « Structure du fait divers » (1964), que celui-ci invite tout un chacun à devenir sémioticien du monde : il surgit comme un « fait dont on ne peut dire la cause tout de suite », un « signe dont le contenu est cependant incertain », que nous sommes invités à décrypter pour construire du sens – mais nous ne pouvons décoller la structure du dispositif. L’ivresse du fait-divers tient à sa charge comme concentrée de réel, manipulée par une mécanique sensationnaliste qui ressort du Spectacle dans lequel le divertissement endosse pleinement sa fonction de marchandise, non sans déposséder les individus de leurs récits plutôt que de les émanciper. Dans notre difficulté à nommer la « tranche de vie » – selon le vocabulaire du naturalisme – qui est ainsi accaparée, à nommer son articulation confuse avec le « fait de société » dont il devient l’illustration au gré des interprètes (le journaliste de la presse à sensation devenant ici un substitut divinatoire assez pitoyable du « détective » dont Barthes fait la figure par excellence du fait divers), se dit l’inadéquation des outils dont nous disposons pour comprendre le champ que nous proposons ici d’appeler l’infra-historique. Nous refuserons d’en réduire l’expression à la fascination morbide qu’exercent quelques événements croustillants et les images spectaculaires de la violence, lesquelles saturent et limitent déjà nos espaces mentaux et visuels, et donc nos imaginaires.
Contre l’inertie de la vieille dramaturgie qui survit dans les formes dramatiques, il nous est nécessaire de continuer à nous tourner vers le laboratoire des formes romanesques. Le roman, qui porte le nom de la langue commune, s’est offert depuis Don Quichotte comme le lieu où le mouvement de la prose peut chercher à saisir le mouvement du monde, ses temporalités, ses paysages et ses personnages. Un espace libre où existent les dialectes, où Balzac a pu découvrir le type jusque-là invisible de « la femme de trente ans », où Zola a pu donner une existence à la grève des mineurs de 1884, où Joseph Conrad ou Alejo Carpentier ont pu cartographier, comme tant d’autres aventuriers au plus ou moins long cours, des mondes qui n’existaient pas sur les cartes. Mais en raison même de sa liberté absolue, qui se pare volontiers des atours du récit de voyage ou du moins de son avatar le plus nu et le plus immobile, le sempiternel témoignage, la forme moins tenue du roman a souvent failli à tenir la rigueur de l’enquête (au sens spéculatif et non strictement documentaire) qui permettrait de donner voix aux tensions propres à l’infra-historique : la fiction emporte tout dans son flot sans distinctions, qui est aussi celui d’une lecture rapide et boulimique. Rarement un roman a pu par une forme serrée mettre en scène sa propre transformation en chant aussi clairement que par exemple The Ring and the Book de Robert Browning (1868), long poème qui est plutôt une sorte de roman en vers, où les points de vue successifs donnés sur une même affaire judiciaire de 1698 (« pure crude fact ») s’assument en tension du particulier avec l’historique, de l’intime avec l’épique, par l’artificialité même du dispositif, qui évoque celle de l’opéra. Car, tout en nous réjouissant que les moyens de production artistique soient saisis par ceux qui n’y avaient pas accès pour faire entendre leurs voix, il est nécessaire de rêver avec eux la grande forme ductile qui multipliera les points de vue et les perspectives, afin de ne pas enfermer ce qui peut être polyphonie et perpétuelle discussion dans la subjectivité indépassable du témoignage.
Quand il ne se cantonne pas au témoignage subjectif, le roman aura été, bien plus que l’opéra, le lieu de développement de dramaturgies polyphoniques qui problématisent exactement la dialectique de l’infra-historique, en composant à partir des détails les plus prosaïques des mises en récit complexes du monde. Pour prendre des exemples récents qui nous épargneront de faire toute la généalogie de cette forme, tant ils la contiennent en eux-mêmes, les créations d’auteurs erronément assimilés au genre de la fiction historique tels que Orhan Pamuk et Olga Tokarczuk savent, par la mosaïque des éléments les plus furtifs, tenus dans une multiplicité de récits architecturés qui permettent les changements nombreux de perspectives, faire sentir la durée longue des faits socio-culturels, des inconscients qui affleurent à la surface des choses, à la fois en-deçà et au-delà de l’écrasante histoire événementielle ainsi débordée et dépassée, en faisant chanter les êtres et même les choses dont les fables n’étaient pas disponibles – sans pour autant les fondre dans la dramaturgie convenue.
Les enseignements à tirer du roman seraient maigres si l’on se contentait de réduire la discipline romanesque à la capacité de la prose à épouser les formes du réel, à la textilité fluide des pages descriptives qui caractérisent l’art d’un Dostoïevski ou d’un Claude Simon. On peut à ce sujet lire l’étrange texte de la nouvelliste Alice Munro What is real? (1993), un art poétique qui se donne des airs de ne pas faire de théorie, procédant plutôt par métaphores expérimentales. Par exemple celle du fait réel, infime de préférence, inséré par l’écrivain non pour « faire vrai » mais servant plutôt de « levure mère » à partir de laquelle la fiction peut croître et participer de la vie – une invitation par extrapolation à un collage qui ne sent pas que la colle, à l’intégration du matériau trouvé, du témoignage ou du vivant lui-même à la polyphonie. Autre métaphore, peut-être contradictoire avec la précédente : celle d’une nouvelle qui ne serait pas à vivre comme « une route » à parcourir linéairement, mais comme « une maison » à habiter. Une architecture, un dispositif.
POÈME, MONTAGE, DISPOSITIF. Quand elle ne s’oublie pas dans l’épanchement et la contemplation d’elle-même et du moi, dans certains moments de condensation exceptionnelle, la poésie est capable, comme art du montage sauvage et du dispositif textuel, de donner à voir quelque chose de la position infra-historique qui semblerait réclamer la lourdeur des moyens du roman. Il a fallu à Anna Akhmatova, en sus d’une tragédie intimement vécu, l’acméisme, c’est-à-dire le dépassement simultané du symbolisme et du naturalisme dans une phénoménologie franche des choses et des mots, pour donner secrètement les tableaux en bordure d’histoire qui composent son Requiem (1935-1940) et faire ainsi chanter en vers les vies détruites par la répression staliniste, dans les files d’attente des prisons soviétiques dont elle offre plus qu’un témoignage : « Et je ne prie pas pour moi seule, / Mais pour toutes celles qui, avec moi, se tenaient ici… » (trad. Sophie Benech). Il a fallu à Langston Hughes le mélange de bien des langues et bien des façons de chanter et, là encore, la violence d’une société profondément vécue dans la chair, pour proposer dans les années 1930 un poème aussi singulier que « Wait », qui est peut-être le poème même de l’infra-historique comme dialectique supra-historique :
Requiem et « Wait » sont bien plus que des témoignages : ce sont des dispositifs qui dialectisent par le chant, et par un certain nombre de techniques, une position vis-à-vis de l’histoire, en deçà d’elle. Ils sont bien sûr absolument inimitables, mais ils nous donnent des indices sur ce que peut être la fabrication d’objets capables de chanter l’infra-historique. Les arts de la scène ont les moyens de faire proliférer ces montages non seulement dans la polyphonie des voix, qui se substitue au lyrisme subjectif et monodique, mais aussi dans la polyphonie des médiums au sein de ce qu’on appellera théâtre, théâtre musical, ou opéra. Dans ces formes peuvent se rêver de plus grands dispositifs qui aient pourtant la densité du poème, que les dialectes et les traductions interlinguistiques, interculturelles et intersémiotiques enrichissent dans leur mouvement constant. (Nous avons ailleurs le loisir d’en discuter quelques tentatives – notamment, bien sûr, Innocence, opéra structurellement choral créé avec la romancière Sofi Oksanen.) C’est bien sûr également à la mise en scène, nourrie de l’école de la traduction, de construire la polyphonie du plateau, comme elle peut déjà plus ou moins intuitivement le faire en contrebalançant l’anhistorique de l’allégorie en lui opposant les signes du monde, et inversement en faisant scintiller derrière l’anecdote le supra-historique. Mais elle ne peut devenir cet art du calibrage dialectique, de la tare, qu’adossée à une dramaturgie renouvelée.
Le chant de voix solitaires prises dans le chant plus grave du monde, derrière le bruit des grands noms et des grands événements, nous promet de mettre le réel autrement en récits. La condition contemporaine est celle de la vie infra-historique mondialisée, mais il nous appartient, en nous emparant du mode d’existence infra-historique, de retourner notre condition d’individus massifiés en revendication d’être personnes du tout. Il nous appartient, en trouvant par la prospection interdisciplinaire et interculturelle nos outils partout où nous le pouvons, d’inventer, par un constant recalibrage des perspectives, une polyphonie chorale tenue et un montage poétique sauvage et réellement vécu : la forme qui ne sera pas l’enregistrement de la Grande Chronique ou la perpétuation du Spectacle, mais le dispositif artistique par excellence où prendra corps la dramaturgie de nos émancipations.
APPENDICE 1 : Atelier pratique de dramaturgie autour de l’infra-historique
Un groupe de 18 stagiaires, qui a eu l’occasion d’étudier les opéras Bluthaus et Innocence sous différents angles et de débattre avec leurs librettistes, s’est vu proposer de choisir un sujet mettant en jeu l’articulation de l’individuel et du collectif selon le régime de l’infra-historique, et de tenter d’élaborer la dramaturgie de sa musicalisation, sous une forme narrative ou non (avec en tête le « chœur de solistes » qui forme la fresque fragmentaire et non-linéaire d’Innocence). La ligne directrice est la question : pourquoi cette forme pour cette histoire ? que permet-elle que ne permet pas d’autre médium ?
Chaque stagiaire est venu avec un sujet (une anecdote ou fait divers). Répartis en quatre groupes dont chacun devait choisir parmi les sujets proposés par ses membres, voici les quatre sujets/scénarios qui ont émergé au terme d’une séance de deux heures, entièrement dus aux stagiaires :
1) Éclatement d’un système. Contexte diégétique : Pendant une pénurie de carburant, une file de voitures interminable se presse à une station-service à la frontière franco-suisse ; une voiture tente de doubler la file, ce qui provoque des réactions énervées ; le ton monte en particulier avec un père de famille pris dans la file d’attente, que le conducteur pressé finit par poignarder dans un accès de rage. Le rideau se lève sur deux scènes parallèles : le père de famille entre la vie et la mort à l’hôpital (chœur : famille, soignants ?) et l’agresseur en prison (chœur : famille, système judiciaire, autres prisonniers ?). Les stagiaires ont l’idée de dynamiser le parallélisme : que l’arrivée de nouveaux éléments de contexte puissent permettre aux « soutiens » et « contempteurs » de l’un ou l’autre personnage de changer d’allégeance. Mais surtout l’idée est de montrer en miroir le système hospitalier et le système carcéral sous pression, en défaut de ressources : quand le collectif se délite, il provoque des déraillements individuels dont la file d’attente à la station-service s’avérerait être une image synthétique (une autre image pourrait peut-être mieux convenir au propos). L’inclusion de la thématique judiciaire permet de ne pas pour autant révoquer la responsabilité individuelle au bénéfice de la dilution dans le collectif.
2) Les voix d’une dérive. Le point de départ est le témoignage d’une jeune française radicalisée, partie faire le djihad avec un homme, devenue mère en Syrie, puis revenue via un camp kurde en France, une fois « repentie ». Les stagiaires se proposent d’explorer plusieurs tableaux de la vie de cette jeune femme sous une forme originale : la protagoniste est incarnée par une figurante silencieuse sur scène, et la parole est à tous les autres personnages qui dans les différents milieux qu’elle traverse l’excluent, la rabrouent, la manipulent, la jugent, joués par des chanteurs lyriques. Les voix intérieures de la jeune femme s’expriment par un chœur d’adolescents, porteur des émotions et impulsions contradictoires d’une personne qui se cherche et qui se fait la chambre d’échos des discours des autres. Une personne-foule qui au fil de son parcours trouvera peut-être une voix singulière, mais sans perdre ses ambiguïtés (comment s’exprime sa révolte, dans quel groupe trouve-t-elle finalement sa place ?).
3) Une fable écologiste (ciblée « jeune public »). Le groupe a été inspiré par les débats qui entourent la réintroduction du loup en France. La trame serait comme un conte-opéra qui met en scène l’attaque d’un élevage par un loup, réveillant un imaginaire culturel profond associé à la peur de cet animal, ainsi que la colère de l’éleveur vis-à-vis des pertes qu’il associe aux représentations iréniques d’une écologie hors-sol. Ce format est entrecoupé d’« interviews » des différents protagonistes (animaux compris, entendus précédemment dans le chœur des brebis notamment), qui ainsi interrompent le chant par la parole et expliquent leur point de vue sur cette situation critique. Le médiateur serait peut-être un éthologue, ou des enfants détectives, qui nous permettraient de comprendre les ressorts de l’écosystème dans lequel s’insèrent à la fois les élevages et les prédateurs. Les stagiaires ont été sensibles à la question de la présentation des avis contradictoires, tout en assumant le format d’une « pièce didactique » à la visée militante.
4) La disparition d’une ville. Une stagiaire raconte une anecdote de son enfance au Clapier à Saint-Étienne, un quartier populaire qui s’est construit autour de l’exploitation minière : un enfant de trois ans a disparu, provoquant une panique dans le quartier et des recherches menées par la communauté assemblée, avant de reparaître mystérieusement couvert de charbon, sans que l’on n’ait jamais su ce qui lui était arrivé. Le scénario suit le déroulé suivant : dans le prologue, la ville fête le retour de l’enfant (représenté dans l’œuvre uniquement par la pulsation jouée par une percussion) et le collectif recouvre de ses réjouissances le discours du politicien local qui voudrait tirer les bénéfices de cet heureux dénouement. Suivent des tableaux opératiques concernant la disparition de l’enfant et les recherches, les tensions, les accusations que se lancent les uns et les autres. Mais la scène est surtout dominée par un chœur qui représente les habitants du Clapier. Ce chœur, présenté comme uni dans le prologue, se divise suivant différentes lignes de démarcation : classes sociales, hommes et femmes (dans la division du travail minier), origines. Ce chœur nous raconte l’histoire d’une ville qui s’est enrichie par l’industrie minière et qui a peu à peu chassé ses classes laborieuses de son sein. À la fin le chœur est en fait tout à fait fragmenté, et l’avenir de l’enfant couvert de charbon reste ouvert, comme l’était déjà la responsabilité de sa disparition. Malgré l’idée d’une fresque portant davantage sur la ville elle-même que sur l’anecdote en question, les stagiaires se sont posé la question de son utilisation : comment respecter la réalité de ce qui s’est passé, comment éviter de lui imposer une signification symbolique.
APPENDICE 2 : Tare de l’étonnement
Nous postulons dans ce texte le lien entre la manière de raconter des histoires et la conception que l’on se fait des sociétés humaines et de leur histoire. Plus encore que de réduire l’écriture des récits à la divulgation de tel paradigme ou système idéologique, ce lien réclame d’envisager la pratique dramaturgique dans sa dimension philosophique et spéculative. Dans cette perspective nous ne pouvons qu’être intrigué par les deux remarques suivantes, faites dans des contextes forts différents par deux auteurs que nous avons cités dans notre développement, au titre de pensées dramaturgiques antinomiques par ailleurs :
« Aussi la poésie est quelque chose de plus philosophique (φιλοσοφώτερον) et de plus élevé que l’histoire ; car la poésie parle plutôt du général (τὰ καθόλου), et l’histoire de détails particuliers. » (Aristote, Poétique)
« L’étonnement de ce que les choses que nous vivons soient « encore » possibles au 20e siècle, n’est en rien philosophique (kein philosophisches [Staunen]). Il ne se situe pas au commencement d’une connaissance, si ce n’est de la connaissance que la représentation de l’histoire qui l’engendre n’est pas tenable. » (Walter Benjamin, 8e thèse sur le concept d’histoire)
Ces deux utilisations du mot « philosophique » semblent quelque peu cavalières, surtout dans des textes qui ne font que peu allusion à une méthodologie philosophique. Il y a également, dans les deux cas, ce curieux usage quantitatif du terme (les formes ou les postures sont plus ou moins philosophiques : selon quelle échelle ?). Elles explicitent cependant le projet qu’elles donnent à la philosophie : pour Aristote, elle est la montée vers le plus haut degré de généralité, sinon vers les idées, du moins vers les lois, et pour Benjamin, dans une tournure qui le relie à un univers socratique finalement peu éloigné du précédent, elle réside dans un étonnement producteur de connaissance.
Ces deux constats se tiennent à deux extrêmes de l’histoire de la pensée de l’histoire : pour Aristote celle-ci n’est qu’un catalogue de faits dont elle ne prétendrait pas déceler le mouvement, tandis que Benjamin enterre l’histoire hégélienne qui se comprend comme le mouvement même des choses – une histoire, donc, pleinement philosophique au sens de son prédécesseur, mais qui de la philosophie n’a pas gardé la posture séminale de soupçon, noyée dans la croyance dans un progrès linéaire. La tragédie que prescrit Aristote est fondamentalement cette histoire qui aurait pris conscience d’elle-même, capable d’épeler les schémas secrets du monde en y apposant des noms accidentels, mythologiques ou historiques. Elle donne à voir et à vivre l’histoire elle-même comme tragédie.
Benjamin, qui en proustien n’a pas craint de fouiller les détails en cherchant les grandes lois, opère donc dans cette définition corrigée de la philosophie un rappel nécessaire à toute tentative dramaturgique qui voudrait interrompre la récitation par la spéculation. S’il y a bien des approches plus ou moins philosophiques dans leur capacité à naviguer l’écart entre le particulier et le général, l’histoire et la poésie, c’est dans la tension qu’il faut les faire vivre, dans le regard qui sans cesse s’éloigne et s’approche, dans les récits et les traductions qui mesurent les écarts et les seuils, dans le trouble de l’infra-historique, où les faits continueront à nous étonner et à nous poser problème.
Comme son sous-titre l’indique, ce texte poursuit la ligne de fuite commencée avec les textes ÉPIDÉMOCRATIE et POUR UNE SOCIÉTÉ DE PERSONNES DU TOUT (Épidémocratie II), écrits aux printemps 2020 et 2021 respectivement. Nés avec quelques autres textes du besoin de penser dans le moment pandémique qui ne le permettait pas, leur lenteur et leur discontinuité les constitue en une sorte d’anti-journal de confinement, qui trouve peut-être ici à l’occasion des grèves son dernier chapitre.
I’m Nobody! Who are you? Are you – Nobody – too? …
(Emily Dickinson)
De l’épidémie du coronavirus SARS-Cov-2, nous n’avons rien appris. Nous n’avons pas appris à traiter les causes sociales, économiques et environnementales de la maladie plutôt que d’attendre ses symptômes médicaux ; nous n’avons pas appris à intégrer le discours scientifique à la discussion collective et à la prise de décision publique ; nous n’avons pas appris les vertus de la coordination, de l’anticipation, et des approches pluridisciplinaires ; nous n’avons pas appris l’importance des communs, et notamment d’un service public de la santé ; nous n’avons pas appris à repenser la négligence coupable dans laquelle nous laissons les populations les plus fragiles ; bien loin d’apprendre à réorganiser notre monde et à construire davantage de circuits courts et de court-circuit, nous n’avons même pas appris, dans la continuité des leçons manquées de l’épidémie de grippe H1N1 de 2009, à nous donner les moyens de gérer les pandémies futures qui nous sont promises, ou ne serait-ce que les épidémies saisonnières. Ce « nous », bien sûr, pourrait prêter à confusion, mais dans les grands dénis et les petites lâchetés qui ont présidé à la gestion de crise à tous les niveaux de la société, accordons-nous cette clarification : l’échec à penser au-delà de l’ÉPIDÉMOCRATIE est un échec collectif, évidemment incarné de la manière la plus significative par des dirigeants tellement soucieux d’incarner quelque chose. Sous ce régime de la crise, de la maladie permanente, nous sommes une société de mauvais malades. De ceux qui grattent leurs plaies, de ceux qui ne finissent pas leur cure d’antibiotiques, et laissent ainsi se développer les souches résistantes.
Entre les réjouissances morbides que suscite un effondrement accéléré (c’est-à-dire une reconfiguration des rapports de production capitalistes nécessaire à leur survie) et le rêve nostalgique d’un retour à la normale (c’est-à-dire à l’un ou l’autre stade antérieur de la crise organique), les impulsions sont pourtant nombreuses de refuser ces deux déclinaisons de la continuité du même. En France, la protestation contre le recul de l’âge légal de la retraite est une seconde chance de tirer les enseignements de l’épidémie et de formuler, contre un monde qui déteste ceux qui ne lui servent à rien, qui veut transformer la retraite elle-même en plan d’épargne toxique, une société démocratique du soin. Que le porte-parole d’un gouvernement de la marche forcée déclare que « mettre la France à l’arrêt, ce serait rater le train du futur » dit assez, en creux, la nécessité de la grève qui provoquerait un arrêt aussi salutaire. Mieux, dans la figure de cet orateur qui a prêté son visage à la politique du couvre-feu, les images de l’époque se superposent et laissent entrevoir la signification politique effective de la grève comme miroir inverse du confinement, et reprise en main de l’état d’exception devenu norme, contre la mélancolie de l’époque.
LE FANTASME ENDÉMIQUE ET LA PENSÉE SYNDÉMIQUE. Dès le début de la pandémie, un récit médical alternatif s’est imposé, dont s’est bientôt emparée la lutte contre l’industrie pharmaceutique et le « nouvel ordre mondial » : le récit de l’immunité collective. Il faudrait, disait-on, laisser courir le virus et faire confiance à la Nature elle-même, telle qu’elle s’exprime dans nos organismes, lui permettre de résoudre le problème comme elle le fait de « n’importe quelle autre maladie ». Ce récit a offert une amplification remarquable à toutes sortes de pensées anti-scientifiques que l’on aurait pu croire cantonnées à quelques sous-groupes d’anti-vaxxers extrémistes, mais qui proliféraient en fait sous une forme plus ou moins affirmée dans différentes strates de la société sous la forme d’idéologies du bien-être, de médecines alternatives, ou simplement de méfiance, justifiée dans son principe, vis-à-vis du mode de vie façonné par les besoins intrinsèques des industries de masse.
Dans l’amalgame permanent des manifestations respectives du savoir institutionnel et du pouvoir institutionnel, on a vu bien des énergies contestatrices converger dans une contestation de la rationalité elle-même, au nom du soupçon érigé en rationalité ultime. L’ÉPIDÉMOCRATIE rend fou, surtout quand la pensée qui se débat dans son absurdité se trouve enfermée dans des chambres d’échos fermées. Qu’un unique bateau bloquant le canal de Suez ait des répercussions sur l’économie mondiale, que les effets de la guerre en Ukraine se ressentent sur le marché des céréales de pays grands producteurs de céréales, etc. provoque une incrédulité qui ne peut qu’inspirer les plus étranges théories. Comment en effet comprendre que le monde soit ainsi organisé ?
Il semble pourtant rétrospectivement incroyable que la question du vaccin ait pu, courant 2021, inspirer des passions telles que des couples, des familles, des amitiés se soient déchirées à son sujet, c’est-à-dire au sujet de qui détenait le monopole de la rationalité. Des passions telles que les populismes n’ont pas hésité à s’en emparer immédiatement, pendant qu’unilatéralement la gauche française s’est sentie incapable de construire un discours cohérent sur le sujet. Lamentable a été la défense faite du vaccin, qui au sein d’une panoplie de mesures nécessaires offrait enfin un outil pour sortir de l’alternative entre d’une part la logique mortifère des confinements du temps non-productif, qui ont exacerbé les inégalités et produit vague sur vague de souffrance psychique et sociale, et d’autre part la logique morbide du « laisser courir », qui n’est rien moins que le sacrifice des populations à risque et d’une partie de la population générale. Le plus remarquable aura été la décomplexion avec laquelle s’est installée chez les tenants de l’immunité collective à tout prix l’idée de ce sacrifice comme un mal nécessaire, alors même que se banalisaient dans leurs propres propos les comparaisons hasardeuses entre le camp adverse et l’eugénisme nazi (via les références au Code de Nuremberg) ou le port de l’étoile jaune.
« Tous vaccinés, tous protégés » : personne n’aura plus mal défendu le vaccin que les pouvoirs publics eux-mêmes, qui technocratiquement l’ont présenté – et visiblement pensé – comme volet unique d’une stratégie de sortie de crise, permettant d’accélérer un « retour à la normale » qui se dispenserait d’autres mesures, évidemment plus fastidieuses, guidées par l’évolution du consensus scientifique, en tête desquelles l’adaptation des infrastructures des lieux publics aux besoins d’aération et de décontamination de l’air. La perversion de cette communication providentielle s’est bientôt fait sentir au fur et à mesure que les contaminations continuaient, au gré du sentiment d’invincibilité de vaccinés qui ne prenaient plus aucune autre mesure, et de la défiance redoublée des hésitants et des sceptiques face à l’inefficacité de cette stratégie vaccinale univoque : deux facteurs qui ont ironiquement contribué à l’échappement du virus et permis ses mutations successives, au moment où il se serait agi de le prendre en étau en empêchant sa circulation, tout en évitant grâce au vaccin les formes graves. L’école publique, en particulier, a fait les frais de l’injonction à la reprise économique à tout prix, et cette enceinte emblématique d’une République supposément protectrice s’est transformée en chambre d’incubation.
Cette approche gestionnaire, qui dans un tour révélateur de son incapacité à penser au-delà de la médecine de guerre se réglait davantage sur la saturation des hôpitaux que sur le niveau de circulation du virus, aura culminé dans son plus spectaculaire « en même temps » : l’absorption pure et simple du récit de l’immunité collective, son intégration dans la doctrine. À la pandémie devait succéder l’endémie : « vivre avec le virus » signifiait donc que grâce à la vaccination (et à la poursuite des contaminations), le virus pourrait perdre de sa virulence et devenir un virus saisonnier parmi d’autres – tel était son destin. Les avertissements du corps médical n’y ont rien fait : on avait beau signaler régulièrement que les effets du Covid sur l’organisme étaient encore mal connus, notamment dans la forme longue de la maladie ; que rien n’indiquait qu’on en était venus à un stade où le virus ne provoquait que des pathologies bénignes ; qu’il n’était pas non plus à un moment de son évolution où ses mutations seraient devenues prévisibles et anticipables, comme c’est le cas pour les virus effectivement endémiques. La stratégie endémique, double respectable du récit pseudo-scientifique de l’immunité collective, s’est tranquillement installée comme la validation médicale de l’état d’urgence permanent, comme l’adoubement de la gestion de crise érigée en vision du monde et en modèle politique que nous avons par ailleurs appelée ÉPIDÉMOCRATIE.
Le mode de gouvernance technocratique de l’ÉPIDÉMOCRATIE repose sur le fantasme des endémies, listées, cataloguées, qui doivent chacune faire l’objet d’une succession de « plans » et d’un numéro vert informatif, et le Covid ne fait ici que rejoindre le cortège ouvert par les addictions, les dépressions, les violences conjugales, les discriminations au travail… autant de problèmes « endémiques » dont l’incidence doit être régulée séparément, au fur et à mesure des cas qui se présentent, comme on gère avec résignation les épidémies saisonnières, ou les récidives inévitables d’un herpès dormant. L’endémie est la maladie érigée en système.
C’est pourtant par l’étude de la pandémie elle-même que l’on peut comprendre et déjouer ses logiques plutôt que les épouser, c’est-à-dire la coproduire. Le discours médical nous permet de comprendre le Covid comme une syndémie : comme un phénomène multifactoriel qui ne se résume pas à la circulation d’un virus, mais qui se déploie en interaction avec d’autres pathologies et avec les structures sociales qui en sont le creuset et les courroies de transmission. C’est à la condition d’une pensée syndémique, c’est-à-dire complexe et pluridisciplinaire, que l’on peut non seulement élaborer une gestion efficace du virus et de la maladie qu’il provoque, mais aussi entendre ce qu’ils nous disent du régime de la maladie dans lequel nous vivons.
L’élément charnière d’une telle pensée se situe dans la notion de comorbidité, qui dès le début de cette crise s’est imposée sous la forme dégradée d’un avertissement qui se voulait en même temps rassurant : les formes graves, disait-on, ne concernaient que les personnes âgées et autrement malades. Le double sens de l’adverbe « que », qui peut s’entendre objectivement (« seulement les immunodéprimés ») autant que comme un jugement implicite sur la gravité du mal (« rien que ça ? »), a eu tôt fait d’inquiéter un certain nombre de personnes âgées, handicapées et atteintes de maladie chroniques, pourtant habituées à un monde qui assume largement son inadéquation avec les contraintes de leurs existences – inquiétude qui s’est avérée justifiée, au regard des tergiversations qui ont suivi sur les mesures auxquelles nous saurions collectivement consentir pour les protéger. Très vite, cette inquiétude a pu s’étendre aux personnes atteintes de pathologies aiguës, ou dont les opérations chirurgicales ont été repoussées, et à tous ceux qui ont fait les frais du « tri » des patients dans les hôpitaux saturés. Elle était aussi, dès le premier confinement, à étendre aux classes sociales défavorisées, que leurs métiers et leurs conditions de vie exposaient en premier lieu à la contagion, tandis qu’elles étaient déjà davantage sujettes aux pathologies chroniques. Sous l’angle de la comorbidité s’esquisse ainsi rapidement un tableau clinique de la réalité syndémique, donc de la structure sociale de la contagion.
N’importe quel établissement hospitalier offre une vue en coupe de la comorbidité, qui doit s’appréhender comme une compréhension intersectionnelle de la maladie, ou de la société comme corps malade – de l’ÉPIDÉMOCRATIE. Il suffit d’observer dans cet hôpital type le défilé des spécialistes dans les chambres des patients, et les déménagements des patients eux-mêmes d’un service à l’autre. Dans ce service d’hépato-gastroentérologie, voici quelqu’un qui est traité pour un cancer, aux côtés d’une personne qui a contracté l’hépatite B par une seringue, et d’une personne alcoolique en sevrage et en traitement pour sa cirrhose ou sa pancréatite – elle vient peut-être de traumatologie (où se trouve encore cette autre personne surmenée au travail qui s’est assoupie au volant) et elle sera plus tard envoyée en psychiatrie. Dans ce service d’orthopédie, dont tous les patients viennent des urgences au rez-de-chaussée, beaucoup de femmes âgées qui sont là pour des fractures caractéristiques (bassin, col du fémur), et qui sont traitées par ailleurs pour un diabète, une maladie cardiaque, un cancer, un Alzheimer. Les soins reçus par chacune de ces personnes – quand les moyens et les cadences permettent effectivement le soin – réclament plusieurs spécialistes, des réunions de concertation pluridisciplinaire, et à l’origine des pathologies en question se retrouvent de multiples facteurs d’âge, de sexe, de classe, de culture dont la réalité statistique est robustement établie.
La prédominance dans notre société, et dans certaines fractions de notre société de manière cumulative, d’un mode de vie sédentaire et d’une alimentation riche en sucre et en gras et exposée, comme nos logements mêmes, à différents produits allergènes et toxiques, engendre ce qu’il est convenu d’appeler des « maladies de civilisation » que pourtant nous ne savons pas décrire dans toute leur extension et dans leur enchevêtrement systémique-syndémique. On parle ainsi commodément d’épidémies d’obésité, de diabète, de cancer, de maladies cardiovasculaires, en étendant parfois la terminologie aux burn-outs et aux addictions. Entre constats navrés de tel ou tel « problème endémique » et injonctions à la responsabilité individuelle (qui se proposent ouvertement de remettre en cause la prise en charge des soins par la collectivité), le langage hésite et flanche dans son inadéquation. Le nombre croissant d’accidents et de suicides sur les lieux de travail devrait pourtant nous faire comprendre que la vue en coupe de notre hôpital ne fait qu’effleurer la structure complexe des comorbidités à l’œuvre dans le tissu social, que la crise pandémique a également mise en lumière : l’état de crise syndémique permanente de notre civilisation, à la hauteur de laquelle nous sommes incapables de proposer un projet collectif qui soit en mesure d’assurer – si l’on oublie un instant les grands mots de bonheur ou de liberté – ne serait-ce que la santé de chacune et de chacun. Ne serait-ce que d’une pensée collective de la question, qui soit complexe et holistique, nous sommes incapables. Comment le serions-nous, si le critère de la valeur individuelle est la productivité, et qu’en deçà et au-delà de celle-ci ne se trouve qu’une zone grise de personnes dites inutiles, perçues au mieux comme quantité négligeable, et au pire comme un fardeau ?
LA PRINCIPAUTÉ MONOLINGUE. Il est ici nécessaire de faire un détour, qui nous permettra de comprendre comment nous sommes collectivement capables de nous dédouaner de la nature systémique des pathologies liées aux rapports de production actuels, et de persévérer dans un mode d’organisation sociale aussi évidemment pathogène – pathogène au point de s’offrir avec résignation pour unique horizon explicite la destruction de son environnement, et son propre effondrement à plus ou moins court terme.
Il ne suffit pas, comme nous l’avons précédemment fait en essayant de comprendre les ressorts de l’ÉPIDÉMOCRATIE, de constater l’atomisation de l’individu en point au sein d’une masse qui se gouverne comme un nuage de points, la rationalisation technocratique de cette gouvernance, et le maintien des masses dans un registre de l’émotion maladive qui justifie la délégation de sa rationalité. En effet, ce monde présenté comme étant perpétuellement « en crise », réclamant « réforme » sur « réforme » et « chocs de simplification » dont les masses ne sauraient possiblement prendre la mesure, présente trop de signes de son absurdité pour qu’on puisse – hélas ! – tout à fait se convaincre qu’il soit le meilleur monde possible. Il est donc nécessaire à la poursuite paisible de notre « destruction créatrice » schumpétérienne d’inventer un récit qui nous convainque qu’« il n’y a pas d’alternative », parce que le monde étant ce qu’il est, nous avons du moins la meilleure méthode pour le naviguer. Une méthode tellement proche du bon sens qu’on puisse lui trouver toutes les cautions (biologiques, historiques, psychologiques) qu’on voudra, et qu’elle sera, à l’image du capital lui-même, beaucoup plus difficile à déconstruire qu’à accepter.
On pouvait, à l’orée des révolutions bourgeoises, dans la première formulation moderne des démocraties représentatives, proposer avec Rousseau un récit séduisant, qui confondait le souverain et son peuple en un peuple souverain. Mais il était un peu trop évident que, derrière l’élégance formelle de cette synthèse, la souveraineté du plus grand nombre était en réalité déléguée à une classe oligarchique, et qu’il fallait offrir aux masses quelque chose qui ait une valeur symbolique équivalente, mais qui soit compatible avec la délégation de leur pouvoir : le titre de prince, un souverain individualisme. Le prince a la prérogative en droit d’un pouvoir qu’il n’exerce pas toujours, et surtout il est le princeps, celui qui prime, qui a préséance, et qui jouit du prestige tout théorique d’être principe de l’ordre social. Il est le numéro un de toutes les listes, il est le point central de tous les cercles concentriques de l’ordre du monde confucéen, une position dans laquelle il est plus que tolérable de n’être qu’un point. Il est le kilomètre zéro par rapport auquel se calcule la charité de Thomas d’Aquin, telle qu’elle se formule dans cette phrase qu’aime citer la droite catholique : « les plus proches ont un droit de priorité ». Il est la « race de princes » par laquelle Arthur de Gobineau, dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853), propose de remplacer la race des princes dont le temps est terminé, sauvant ainsi l’Occident de la destitution de tous les ordonnancements, par la restitution à l’Aryen de sa place dans la biologie humaine : la place du prince. On s’accommodera alors de toutes les justifications à notre prééminence, que notre vocation soit décidée par la nature, par les lois historiques ou par la supériorité évidente de notre culture (l’intrinsèque bonté lumineuse de notre humanisme, par exemple), peu importe, tant que cette prééminence ne cesse de nous être rappelée.
La principauté s’offre comme une cosmologie compacte de l’égoïsme à l’usage de tout un chacun, qui est le sujet-patient épidémocratique. La principauté est adoubée par le bon sens comme la monarchie l’était par le droit divin, et elle se décline aisément et sans effort en éthique, en politique économique et en géopolitique : je préfère ma sœur à ma cousine, ma cousine à ma voisine, etc. Au nom d’une dignité aussi évidente, quel usage de la force ne se justifie pas ? Étant entendu que les principautés sont nombreuses, que leur concurrence est inévitable et que chacun est sûr de son droit, les règles du jeu sont posées : que le plus fort gagne, il en résultera un désordre qu’on pourra appeler un ordre.
Là où la problématique syndémique se laissait volontiers illustrer à la micro-échelle par l’exemple d’un hôpital, la principauté se donne à voir plus clairement à la macro-échelle dans le récit des enjeux géopolitiques. Dans la manière dont les formes étatiques actuelles négocient leur insertion dans une économie mondialisée, il faut comprendre à quel point chacune ne fait que proposer à ses sujets une variante de l’idée princière : ainsi s’évanouira l’illusion de diversité des modes d’existence disponibles, illusion qui nous enferme dans la fatalité du no alternative.
Le cas français illustre cette fatalité en ce qu’il puise exclusivement dans deux imaginaires princiers tirés de sa propre histoire qu’il s’efforce de combiner : l’État-nation et l’État-empire. L’État-nation est une construction politique romantique qui tire sa légitimité de l’homogénéité fictive d’une population, dont les frontières ethniques, linguistiques et géographiques supposément naturelles sont institutionnalisées – tandis que l’État-empire est un projet hégémonique dont l’expansion, du centre vers les périphéries, n’a pas de limite de principe, et suppose donc une politique des corps exogènes, les dhimmis qu’on appelle le plus souvent des nationalités ou des minorités. Ces deux modèles d’État sont intrinsèquement monolingues, par assimilation ou par hégémonie.
On peut comprendre ces deux paradigmes à partir d’exemples qui les actualisent aujourd’hui jusqu’à l’excès. Ainsi un État-nation type de notre siècle est l’État d’Israël tel que gouverné par le Likoud, héritier de l’Irgoun de Vladimir Jabotinsky. De l’histoire intellectuelle d’Israël, la tendance nationaliste efface dans son révisionnisme à la fois la perspective fédéraliste des socialistes juifs du Bund, l’État binational défendu par Martin Buber, et le scénario de cohabitation laïque défendu par le Fatah : le modèle imposé comme indépassable est celui de l’État-nation caractérisé par son homogénéité ethnique et religieuse, mise en actes par l’extrême-droite gouvernementale qui perpétue dans ses méthodes l’histoire politique qui a présidé à la naissance d’un tel État dans la matrice coloniale britannique, organiquement issu d’elle. Qu’Israël ait pu et continue de se penser autrement, c’est une évidence qu’il ne serait pas besoin de rappeler si ne s’était pas installé un certain récit qui veut faire voir dans un État-nation violemment répressif la forme inévitable et désirable dans laquelle convergent nécessairement les mouvements historiques qui ont donné lieu au sionisme, quitte à oblitérer violemment la tradition du sionisme de gauche. La promesse de principauté sur laquelle ce nationalisme repose, aussi abusive et chimérique qu’ailleurs, suscite consciemment une revendication de principauté adverse (celle du Hamas) qui fait prospérer sa logique répressive, dans une escalade de la violence arrosée de part et d’autre de théories racialistes et de religiosité inflammable, qui n’a pas d’autre horizon que le triomphe par la destruction. On voit donc que dans son histoire autant que dans son idéologie et ses pratiques, un tel État-nation ne diffère que localement d’un État-empire tel que la Chine du Parti Unique : la politique des minorités placées en périphérie ethnique de la majorité Han et la politique de captation des périphéries géographiques – Taïwan, Hong Kong, le Tibet, le Turkestan oriental, la Mongolie intérieure… – relèvent d’une même logique centralisatrice, répressive et princière dont la vocation, également adossée à un récit historique pluriséculaire, est hégémonique. Il est d’ailleurs révélateur que les deux traditions culturelles que nous évoquons, la juive et la chinoise, qui se sont posé au fil des siècles la question de l’affirmation princière, ont également produit en contrepoint et en contestation parmi les plus grandes traditions intellectuelles mettant à mal le principe d’identité princier, et explorant la voie du retrait du moi : la Kabbale lourianique, le taoïsme et le bouddhisme chan.
L’État-nation est parfois, comme dans le cas ukrainien, le seul outil disponible de résistance à une hégémonie impérialiste. Mais dos à dos, l’éclatement national-racialiste des Balkans et l’échec de leur fédération en empire autoritaire illustrent en Europe la continuité des modèles de l’État-nation et de l’État-Empire, impropres à penser au-delà de la principauté qu’ils ont en partage, derrière leur opposition de façade. C’est que la frontière qui enclot une fiction homogène, image de l’État-nation, et l’administration centralisatrice qui inféode les minorités, symbole de l’État-empire, ne font pas autre chose qu’articuler selon des modalités quelque peu divergentes, mais souvent identiques, le titre princier du Monolingue majoritaire.
Ce continuum de l’imaginaire princier à travers les formes étatiques ne réclame pas de conspiration mondiale, nul besoin de Grand Reset pour l’implémenter : il fait fond des structures traditionnelles de domination, patriarcales en particulier, et sa forme actuelle résulte mécaniquement de l’appauvrissement des imaginaires mondialisés. L’imaginaire princier, dont les exemples cités forment avec d’autres le réservoir contemporain, n’inspire pas seulement ceux qui proclament un « califat » levantin, ou ceux qui font chez nous de la « préférence nationale » tout leur programme. Il constitue de fait le seul vocabulaire politique disponible, avec l’effet d’à la fois stimuler l’esprit de clocher et le fantasme lancinant de la mise au pas autoritaire, et masquer toutes les imaginations d’alternatives politiques – puisque toutes les politiques possibles, toutes les souverainetés seraient déjà là, dans le nuancier en apparence si varié de l’imaginaire princier, et que rien ne saurait donc exister en dehors de lui.
Mais quand on la nomme, l’ÉPIDÉMOCRATIE, ce grand rêve éveillé de réduire le pouvoir politique à la gestion des flux et de prospérer de leurs turbulences, se laisse trahir par la pauvreté de son imaginaire : elle se trahit quand elle abandonne si manifestement ses périphéries et protège avec tant de vigueur ses centres, quand elle cauchemarde des espaces qui eux-mêmes ne sont structurés qu’en épicentres épidémiologiques rayonnants, promis à devenir des « villes intelligentes », purs espaces de circulation et de consommation où les trajectoires seront rationalisées, comme elles le sont déjà dans l’espace numérique par l’architecture algorithmique. Le sommeil de l’ÉPIDÉMOCRATIE est agité : toujours son rêve menace de révéler en transparence sa ressemblance avec tant d’autres cauchemars, toujours l’égoïsme qui le baigne risque de provoquer, par la pauvreté flagrante de ses modèles et de ses images, par sa violence latente à peine dissimulée, un réveil en sursaut, qui dévoilera au sujet-roi épidémocratique ce qu’il rêvait d’oublier – qu’il est seul, seul comme le sont les princes.
DIALECTIQUE DES DIALECTES. Dans notre pathétique société post-industrielle, nostalgique de son empire effondré, il faudrait nous contenter du fantasme qui nous est offert : d’être, chacun à notre endroit, un contremaître minable au sein de la grande entreprise nationale, où les vices privés servent, il faut s’en convaincre, l’intérêt général. On a les princes qu’on peut. Il nous est pourtant donné de dire que, là où l’empereur nu dans ses « habits neufs » était du moins habillé de son impérialité agissante, chez les princes de l’ÉPIDÉMOCRATIE que nous sommes, c’est notre principauté elle-même qui n’est rien – au réveil c’est bien une salle d’urgence bondée et bruyante de la taille d’un monde qui nous est offerte pour tout royaume.
Il nous appartient, en opposant à l’ÉPIDÉMOCRATIE la démocratie active, de nous délester de l’illusion princière – y compris sous sa forme d’une principauté à venir, du territoire reconquis par les opprimés (ou offert par leurs oppresseurs) dans lequel enfin ils pourraient être la Nouvelle Majorité, et poursuivre la balkanisation de nos réalités. Nous avons à apprendre de toutes les minorités qui ont résisté à la fois à la marginalisation voulue par les États-empires et à l’assimilation serinée par les États-nations : ce sont ces communautés-là qui ont développé les savoir-faire qui minent l’homogénéisation monolingue. Malgré et contre les mécanismes policiers de ghettoïsation, malgré et contre les mécanismes marchands d’intégration à la sphère productive.
Nulle communauté n’est exempte des effets destructeurs des pressions qui traversent tout tissu social, mais toute communauté a ses traditions – parmi celles des minorités, la plus ancienne est sans doute celle de la guérilla. La guérilla matérielle et ontologique menée par exemple par les communautés homosexuelles dans le dernier siècle, pour exister au sein de sociétés qui ne les concevaient (ou conçoivent) pas et qui déployaient (ou déploient) la pleine force d’un système judiciaire et psychiatrique pour les faire disparaître, s’offre aux princes comme une leçon revigorante. Dans le queer, la déviance, nourrie de la tradition du secret et de l’anonymat, devient objet d’affirmation, et la minorité devient un endroit depuis lequel penser le monde bien au-delà de la question de l’orientation sexuelle. C’est cette affirmation de la différence vécue et de ses mémoires – une différence qui en une personne donnée se superpose aux autres et ne les domine pas, mais ouvre au contraire la voie aux outils d’analyse intersectionnels – qui a permis l’élaboration de réseaux de solidarité efficients, au sein même de sociétés qui ne les tolèrent pas.
Il n’est pas fortuit que ces mêmes réseaux de solidarité aient été mis à mal pendant la dernière période pandémique, marginalisant et mettant en danger une partie de la population isolée de liens sociaux majoritaires, et que les communautés gays aient par ailleurs été désignées, en Corée et en Turquie notamment, vectrices de transmission du virus. Comme d’autres minorités, les populations homosexuelles ont historiquement vécu dans ses formes les plus violentes l’amalgamation avec la maladie et à la contagion. À travers la crise du SIDA, ces populations ont fait dans les années 1980 l’expérience première de l’acmé épidémocratique, de la révélation des structures sociales par la maladie. C’est, faut-il souligner, dans le contexte de cette crise dévastatrice qu’a été formulée la notion de syndémie : l’expérience homosexuelle de l’aggravation mutuelle des comorbidités médicales et sociales (de race et de classe), ainsi que l’expertise qui s’est développée à partir de cette expérience, sont à la source des outils intellectuels qui nous permettent aujourd’hui de penser comme syndémie le régime universel de la contagion dans lequel nous vivons, et que nous appelons ici ÉPIDÉMOCRATIE. De la même manière que de nombreuses avancées dans les technologies vaccinales sont imputables à la recherche sur le VIH ; que la compréhension de celui-ci dans l’affaiblissement multifactoriel de l’immunité qu’il produit augmente notre compréhension des mécanismes du SARS-Cov-2 (et le soin de celui-ci par les traitements antirétroviraux) ; et que l’expérience des patients séropositifs reflète et même recouvre largement celle des patients covidés, permettant de l’appréhender et de la dépasser – l’expérience homosexuelle est inextricablement liée à l’expérience épidémocratique, et lui a historiquement opposé la tradition solidaire du refuge et de l’accueil qui nous font aujourd’hui tant défaut, et le rituel de funérailles festives, d’un deuil à retourner en soulèvement.
Les connaissances minoritaires peuvent sans accaparement enseigner aux majorités fictives la destitution du règne princier de l’ÉPIDÉMOCRATIE. La main tendue aux minorités, quand elle n’est pas hégémonique, assimilatrice et récupératrice, et aussi bien les parts de minorité qui existent en chaque personne, sont le lieu des courts-circuits dans lesquels se forment de nouveaux réseaux qui mettent à mal les structures habituelles du pouvoir et de la contagion. En multipliant les réseaux affirmatifs, ou pour le dire autrement, les communautés, nous multiplions aussi les instances de subjectivation qui nous permettent, en renaissant toujours à de nouveaux autruis, d’accueillir la multiplicité dont nous sommes faits, en tant que personnes et en tant que collectivité. Le bruissement des dialectes, ces langues diagonales qui traversent les structures du langage unique, ne nous constitue pas seulement en personnes en nous reliant à d’autres personnes en dehors des légalités : il destitue en nous le prince pour nous offrir d’exister en personnes du tout, nexus vides et joyeux qui trouent une société pour en construire une autre, contre le règne princier d’une politique de l’incarnation et de la confiscation. Non dans la fusion et la confusion orgiaques, mais dans la friction, la discussion, la dialectique, qui doivent suspendre la suspension du droit et de la démocratie que perpétue la Force Majeure permanente épidémocratique.
« Il n’y a pas d’alternative » : par cette devise dystopique l’ÉPIDÉMOCRATIE voudrait nous imposer sa bêtise, la fatalité de son chaos et de sa mise en ordre. À quiconque se livre à l’imagination d’autres organisations du monde, l’humeur épidémocratique oppose son faux pragmatisme, en soulignant que l’on est bien aise de critiquer un système dont la prospérité, même chaotique, nous fait vivre. Entremêlant nos dialectes, nous pouvons au contraire étreindre cette contradiction et toutes les autres, tenir les tensions qui nous constituent et ne pas les lâcher, en faire le mouvement d’une pensée plutôt que l’excuse à une démission. De nouveaux mondes peuvent se construire à l’intérieur du monde de la contagion, dans ses cavités et jusque dans ses racines et dans ses ruines : mille mondes peuvent coexister à l’intérieur de ce qui n’est en réalité qu’une absence de monde commun, une acosmie dans laquelle ne vivent que des princes solitaires en attente d’apocalypse.
Dans la physiologie ancienne, qui reposait sur la théorie de l’équilibre des humeurs, le dérangement des passions dans le corps humain était diagnostiqué comme une « révolution des humeurs ». La langue française en a tiré le vocabulaire qui par le mot de révolution désigne toute insurrection comme une pathologie humorale du corps social : telle est la généalogie de l’ÉPIDÉMOCRATIE, qui relègue tout ce qui forme la société dans les passions tristes. La tradition de reprendre les mots honnis pour en faire des étendards autorise aujourd’hui de retourner cette révolution des humeurs en une nouvelle physiologie sociale syndémique, une émancipation collective des émotions, dans une vie martelée comme les retours à la ligne d’un poème. Quand les droits des femmes, les droits des minorités, les droits des exilés, les droits des personnes âgées et des malades sont violemment remis en cause, destitués qu’ils sont dans ce monde-là qui n’en est pas un, on voit les rues se remplir de la convergence de nos comorbidités, dans l’aspiration à une grève générale qui promet le surgissement de nouveaux dialectes et de nouvelles organisations, de nouveaux espaces à habiter, de l’écriture de nouvelles encyclopédies qui n’auront jamais fini de s’écrire, de se corriger, et de reconfigurer le cercle des connaissances. Dans cette trouée faite dans le temps dérégulé de la marchandise, bornée par les poubelles pleines dressées comme malgré elles le long des rues par la simple absence des éboueurs en grève, chaque corps se découvrant comme un objet du monde à opposer au monde, nous éprouverons la dialectique de nos dialectes et tracerons de nouvelles diagonales, des sens sans direction, sans synthèse et sans résolution, dans la destitution et le deuil joyeux du moi princier.
Personne (ne) nous pétrira à nouveau dans la terre et l’argile, personne (n’)insufflera la parole à notre poussière. Personne.
Loué sois-tu, Personne. Par amour de toi nous voulons fleurir. …
On joue parfois des opéras « en version de concert », c’est-à-dire sans mise en scène. En tant que metteur en scène, cela me chagrine, mais ce n’est pas bien grave : cela permet de jouer les œuvres plus souvent ; de donner du travail aux orchestres, chanteurs, chefs d’orchestre, parfois même de leur donner une première opportunité d’étudier et d’interpréter une partition ; et dans certains cas heureux, c’est l’occasion d’entendre des œuvres plus rares qu’on ne jouerait sinon pas du tout. C’est toujours une solution de facilité, je n’ai jamais trouvé le résultat convainquant, mais admettons, les programmateurs font bien ce qu’ils veulent – mais il ne faut pas alors se cacher de rechercher la productivité, en privilégiant la quantité et le rendement plutôt que la qualité artistique.
Car j’ai un peu de mal avec les justifications qui accompagnent ces pratiques. En premier lieu, les arguments financiers : on peut faire des choses superbes avec des moyens restreints, y compris dans une salle dite « de concert », et surtout, les frais les plus importants à engager dans le montage d’un opéra, c’est le temps de travail. À savoir : les répétitions scéniques où les chanteurs creusent ensemble leur approche du matériau, les répétitions d’orchestre où s’articulent les strates des œuvres les plus complexes de leurs créateurs respectifs, et les scéniques avec orchestre où toutes les dimensions d’une œuvre se tissent ensemble dans leur mystérieuse coïncidence organique. Si l’on ne veut pas investir ces moyens-là dans l’interprétation d’une partition qui réclame précisément cela, vraiment, on peut décider de jouer des choses plus faciles. Car le théâtre peut apporter à la musique autre chose que des images raffinées, qui sont pourtant déjà beaucoup à l’ère de leur production de masse : il lui offre la lenteur, le temps qui est à prendre ensemble, l’approfondissement des dramaturgies latentes de la musique par les gestes et l’espace, et un certain soin du détail qui n’existe pas dans l’industrie du concert qui est souvent l’affaire de deux jours. Ce n’est pas un luxe, c’est une discipline – ne venez pas nous parler de la question d’argent si c’est au détriment de cela.
Il y a pourtant pire encore dans le registre des justifications, et c’est le prétexte aux quelques lignes que voici. Par exemple, ce paragraphe dont s’est fendu la Maison de la Radio pour vendre une représentation de concert de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy (d’après la pièce de théâtre du même nom de Maurice Maeterlinck), avec une équipe musicale par ailleurs tout à fait enthousiasmante :
« Quelle meilleure occasion de découvrir les personnages de Pelléas et Mélisande que le concert ? Les entendre nous parler et nous chanter, à quelques mètres de nous, dans la salle, sans la barrière de la fosse d’orchestre ni le secours d’une mise en scène ! Car la saveur de Pelléas, et peut-être le seul décor qui vaille, c’est son orchestre. »
On en est donc, maintenant, à justifier esthétiquement de jouer un tel opéra sans mise en scène. Toute bonne pâte que je suis, je commence à trouver que cela fait beaucoup. Il se trouve que cet argument, on l’entend souvent à propos de cet opéra en particulier, qui a bon dos : le caractère onirique, déréalisé du drame symboliste de Maurice Maeterlinck serait dit-on tel que la matérialité de la scène y ferait nécessairement obstacle, que la meilleure mise en scène possible serait celle que s’imagine l’auditeur, comme Proust se délectant de l’écoute du théâtrophone. C’est évidemment un affront terrible à Maeterlinck, dont l’œuvre entier nous met au défi, justement, d’inventer les images de ce théâtre des rêves, et il ne nous appartient pas de renoncer à sa place à cette utopie spirituelle qui a mis en mouvement, de Craig et Meyerhold à Artaud et Bob Wilson, l’histoire de la mise en scène depuis plus d’un siècle, dont l’objet n’est pas de forcer nos imaginaires mais au contraire de les questionner et les stimuler. Surtout si c’est pour remplacer les images concentrées que Maeterlinck réclame de ses interprètes par le spectacle de lumières de concert crues dans lesquelles les chanteurs se pavanent en costumes de soirée, un musicien se gratte le nez, une autre fait tomber sa partition, pendant que les violons se mettent en position pour une attaque pendant un silence, et que le trompettiste vide la salive de la clef d’eau de son instrument – toutes choses que j’aime à intégrer à l’image d’un spectacle, mais si l’argument c’est la déréalisation, on repassera. Mais surtout, même musicalement, enfin, pour prétendre que le concert sied mieux que la scène à Pelléas et Mélisande, il faut vraiment ne pas s’être renseigné. Il faut ne pas connaître, par exemple, la belle lettre de Claude Debussy à Eugène Ysaÿe en 1896, dans laquelle il écrit ceci pour rejeter l’idée d’une version de concert de son opéra :
« (…) si cette œuvre a quelque mérite c’est surtout dans la connexion du mouvement scénique avec le mouvement musical, il est donc évident et indubitable que cette qualité disparaitrait dans une exécution au concert et l’on ne pourrait en vouloir à personne de ne rien comprendre à l’éloquence spéciale des « silences » dont est constellée cette œuvre. »
Il n’y a pas de plus belle défense que celle-ci, de la part d’un compositeur qui nous a montré en actes comment les arts peuvent mutuellement s’augmenter, de la nécessité d’une mise en scène, et notamment de l’idée que le théâtre seul peut faire entendre et résonner les silences de la musique. Il est donc particulièrement ironique et affligeant de faire de Pelléas en particulier l’étendard d’une défense des charmes douteux de la « version de concert ».
Les amies, les amis, ça va mal. Les opéras et les artistes d’opéra font face à des difficultés financières inédites, et l’on ne peut certes pas tout à fait les absoudre de la responsabilité qu’ont dans une telle situation des modes de production délétères reposant sur le « too big to fail », un star-system dispendieux, des productions somptuaires et sans idées, pour ne pas parler du renoncement à renouveler les publics et du recroquevillement sur un répertoire malingre dans lequel on désespère de réussir à injecter de la pertinence. Mais ce qu’on voit là, ce n’est pas la solution. On peut faire de l’opéra autrement. On peut faire du théâtre avec tout cela, et par là même mieux faire de la musique. Qu’il s’agisse de réinventer ce qu’est la machinerie d’un théâtre à l’italienne ou ce que permet l’arène d’un auditorium de concert, ou d’emmener ces œuvres dans des lieux inédits et de les confronter à de nouvelles architectures, démesurées ou au contraire intimes ; qu’il s’agisse de prolonger le discret théâtre instrumental dans la danse des espaces et des corps, ou de développer de nouveaux rôles pour les matières, les lumières, les images en contrepoint de la musique ; qu’il s’agisse, plutôt que de faire tout entrer dans le lit de Procuste de ce qu’on croit savoir des attentes du public, de redécouvrir ce qui dans les dramaturgies musicales du passé nous déplace et nous met à l’épreuve, ou d’en inventer de nouvelles pour notre temps – tout cela, on sait faire. Et pas seulement sur les œuvres dites « scéniques » d’ailleurs, car la musique dépérit dans les impensés insensés de concerts sans dramaturgie ni élaboration visuelle, souvent hélas privés du plus modique surtitrage – les œuvres dépérissent si l’on cesse d’en offrir des lectures, et des lectures fortes. Ce n’est pas le moment de refermer la musique classique sur elle-même, de faire des économies de bouts de chandelles pour continuer à remplir les salles que nous ont léguées des époques plus fastes, et prétendre se faire « une esthétique de crise » de tant d’indigence, en glissant par ailleurs par-ci par-là un son-et-lumières kitsch ou une projection sur façade hors de prix, en se disant qu’on est dans le vent. Cette voie-là est celle d’un art qui a renoncé à toute ambition et à toute pertinence. Il faut maintenant prendre position, et faire mieux. On s’en sortira par la voie lente, la voie difficile, la voie contrariante, la voie de l’obstacle : la voie du théâtre.
망명 MANGMYEONG [CHANTS D’EXILS] de Jean-Baptiste Barrière a été créé le 11 février 2023 dans le cadre du Festival Présences de Radio-France, en collaboration avec le GRM.Le matériau de ce cycle vocal pour baryton, flûte, violon et électronique forme le socle musical d’un projet scénique en cours d’écriture, Chinatown rue François-1er.Celui-ci évoque le destin du second mari de la grand-mère de Jean-Baptiste, Yeonghee Jun, arrivé en France avant la partition des Corées et reparti mourir en 1975 en ce qui était devenu la Corée du Nord. Jun, qui a prospéré à la tête d’un restaurant de cuisine est-asiatique, ne parlait jamais de ses origines – son attachement à celles-ci ne se manifestait que dans son goût pour la musique classique de son pays, dont l’écoute a constitué une des premières expériences musicales de Jean-Baptiste.
Outre les documents et témoignages qui nourrissent l’aspect documentaire du projet, nous sommes partis à la recherche d’une parole absente et d’un héritage perdu en convoquant une multitude de voix issues de l’histoire de la poésie coréenne. Les poèmes de Yi Chono, Sin Hum et Cho Myong-ni sont séparés par plusieurs siècles, mais réunis par leur pratique de la forme canonique du sijo (un poème court en trois vers) et l’expérience de l’exil qui irrigue leurs œuvres de sa nostalgie. No Hyang-rim, Moon Chung-hee et Kim Seung-hee sont trois poétesses contemporaines qui nous parlent d’une autre forme d’exil, celui vécu par les femmes au sein de structures domestiques patriarcales, et sans renier une tradition littéraire millénaire elles inventent de nouvelles formes et de nouvelles images pour donner corps à leurs rêves brisés. Le mélange dans ce cycle du coréen classique, du coréen contemporain et du français évoque les continuités et les ruptures des transmissions culturelles et familiales ; il offre aussi un matériau de choix pour une collaboration musicale franco-coréenne.
Le violon et la flûte permettent de faire écho à des couleurs et des modes de jeu de la musique coréenne que Jean-Baptiste Barrière connaît de près, sans jamais les citer directement. L’électronique a la part belle : le jeu des musiciens déclenche en temps réel des événements dont le tissage relève du travail d’orchestration, et nous donne un entendre un réseau de résonances secrètes, où l’expressivité individuelle se nourrit de mondes lointains ou perdus qui hantent nos mémoires. Chacune dans son exil, ces voix solitaires s’avèrent, quand on les confronte, se répondre et partager un monde.
망명 MANGMYEONG [CHANTS D’EXILS] Musique : Jean-Baptiste Barrière Voix : Jiwon Song Violon : Eun Joo Lee Flûte : Camilla Hoitenga Réalisation informatique musicale : Franck Rossi Dramaturgie et adaptation des poèmes : Aleksi Barrière
Les textes sont reproduits ci-dessous dans leur version française – dans l’œuvre musicale, ils sont interprétés dans une alternance et un tissage de coréen et de français.
1. Exils
(Violon solo)
2. Intermezzo I
(Flûte, voix, piano)
3. Celui qui le premier a fait une chanson [nolae]
Texte : Sin Hum (1566-1628) (Flûte, voix)
Celui qui le premier a fait une chanson devait avoir bien des chagrins. Ne pouvant tout dire avec les mots il s’est mis à chanter. Si vraiment chanter chasse les chagrins je vais moi aussi faire une chanson.
4. Petite chanson [nolae] de la cuisine
Texte : Moon Chung-hee (*1947) (Violon, voix)
Dans la cuisine on sent toujours une odeur de vin qui fermente : c’est l’odeur d’une femme dont la jeunesse s’en va. C’est la tristesse d’une femme qui fait bouillir le ragoût. C’est l’amour d’une femme qui l’assaisonne.
Dans la cuisine, on entend toujours le crépitement de quelque chose qui brûle. Depuis que le monde est monde, deux personnes debout sous le même ciel : l’une qui commande dans la chambre parentale et l’autre préposée au lit à vie, servante borgne dans la cuisine. C’est le crépitement de la cire brûlante qu’elle verse sur ses pieds que l’on entend.
Dans la cuisine, c’est le sang d’une femme qui fermente qui sent le vinaigre depuis on ne sait quand. C’est la planche à découper de la vieille sorcière qu’on entend, qui brise les chaînes de son châtiment, celui d’une bougie qui se consume pour t’éclairer Ce qu’on entend : c’est le son d’une jeune mariée timide qui effeuille sa peau, dans notre cuisine.
5. Intermezzo II
(Flûte, violon)
6. Dire que les nuages ne savent pas ce qu’ils font
Texte : Yi Chono (1341-1371) (Voix, violon)
Dire que les nuages ne savent pas ce qu’ils font c’est probablement une erreur. Regarde-les flotter dans les airs suivant leurs propres inclinations. C’est à dessein qu’ils cherchent à couvrir la claire lumière du jour.
7. Les pieds de maman
Texte : Kim Seung-hee (*1952) (Flûte, voix, violon)
Regarde, ma fille, les pieds de maman sont grands, comme une porte dans la terre comme une poutre sous le toit les pieds de maman sont grands.
Les pieds de maman sont grands, grands et larges comme l’amour mais ma fille, tu as vu Les pieds de maman se recroquevillent ses muscles se sont noués comme la bosse d’un bossu, le nez d’un lépreux, ou la déformation haineuse des pieds bandés.
Cinq orteils dans mes souliers, dix en tout, étincellent comme une mèche allumée, pleurant de la douleur d’être piétinés, piétinés, comme les enfants du tiers-monde malades toute leur vie.
Dans les souliers de maman sont enterrées des étoiles que l’univers a ignorées, des ailes d’oiseaux sauvages enfermés à vie, mis en cage, et des bouquets de fleurs séchées, comme si elles étaient fausses accrochées et oubliées.
Regarde, ma fille, les routes que j’ai voulu emprunter, les routes que je n’ai jamais empruntées, et les routes que je ne peux pas oublier survivent dans mes rêves ce soir. Je dois déplisser les routes que je parcours dans mes rêves avec des fers à repasser. Quand tu grandis ton ombre aussi grandit, la porte par où entrent les tristesses.
Toutes les filles du monde ont des ailes pour voler dans le ciel mais on ne voit jamais une femme voler.
Toutes les mères du monde sont bonne aucune femme au monde n’est heureuse.
8. Intermezzo III
(Flûte, violon)
9. Les oies sauvages se sont envolées
Texte : Cho Myong-ni (1697-1756) (Flûte, voix, violon)
Les oies sauvages se sont envolées, combien de gels sont venus depuis ? Les nuits d’automne s’allongent, la mélancolie du voyageur (客愁) m’étreint. Le clair de lune dans le jardin me fait sentir chez moi.
10. Violon sur le toit
Texte : No Hyang-rim (*1942) (Flûte, voix, violon)
Un homme joue du violon sur le toit. Chaque jour le son chevauche la maison, et monte haut dans le ciel, où il devient un cerf-volant à la queue scintillante.
Un jour je suis sorti sur la véranda et en secret j’ai coupé les fils. Avant que je puisse rembobine quelque chose est tombé et s’est cassé. C’était mon futur brisé, un peu de ciel en éclats. Mais quelqu’un joue encore du violon.
Version complétée de la conférence prononcée le 30 janvier 2023 à l’Institut de France, à deux voix avec la compositrice Kaija Saariaho, dans le cadre du cycle « Composer un opéra au 21e siècle » initié par Laurent Petitgirard, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts.
Kaija Saariaho : Chers collègues et cher public… Si j’ai décidé aujourd’hui de parler du sujet proposé, « composer un opéra au 21e siècle », ensemble avec l’écrivain et metteur en scène Aleksi Barrière, c’est pour plusieurs raisons. En plus des collaborations que nous avons partagées, la raison principale est que l’opéra pose des problèmes compositionnels, mais que ce n’est pas un problème de compositeurs. Dans l’opéra, la musique rencontre des langages et des problématiques qui lui sont étrangers. Des personnes, aussi. Elle compose avec tout cela.
C’est la raison même pour laquelle je me suis longtemps méfiée de l’opéra et que je ne voulais pas en écrire. L’opéra classique tel que je le connaissais avait ses enjeux propres, je ne voyais pas comment y fondre ou y trouver ce que je cherchais dans ma musique. Je voudrais parler de mon chemin par rapport à cela. Du chemin que j’ai trouvé vers l’opéra et ce qu’il a apporté à ma musique. On parle beaucoup des compromis, des difficultés avec les librettistes, les metteurs en scène, les chanteurs. On aime bien, entre collègues, s’en plaindre. Mais ce mouvement vers l’autre transforme la musique tout en lui donnant un autre impact : c’est une collaboration autant qu’une transmission. C’est pourquoi cette intervention a été écrite ensemble avec Aleksi, et nous la prononcerons à deux.
Aleksi Barrière : Je parlerai pour ma part depuis l’autre côté du miroir : à partir des problématiques du texte et de la scène, et dans le mouvement inverse de celui de la compositrice – comment la musique vient ouvrir des potentiels textuels et scéniques.
Kaija Saariaho : Pourquoi est-ce que je n’étais pas intéressée par l’opéra ? L’époque était aux non-opéras de Luigi Nono et aux anti-opéras de Luciano Berio, et j’étais dans la même tendance : des collages, des montages, des dispositifs.
[Illustrations : le dispositif de Renzo Piano pour Prometeo de Nono et la mise en scène d’Un re in ascolto de Berio par Götz Friedrich, deux productions datées de 1984.]
L’opéra était une forme poussiéreuse qui était très loin de mes préoccupations. Pas simplement pour des raisons musicales : c’est la narrativité qui me gênait. Des histoires avec des gentils et des méchants. Des individus caricaturaux. Ma vocation était d’écrire de la musique faite de transitions harmoniques subtiles, de bruits qui se transforment en sons, de lentes métamorphoses, parce que le monde est complexe et indécidable. Je n’avais pas l’imagination d’un opéra qui puisse montrer ça, malgré mon amour pour l’expression vocale, qui prenait la forme de mélodies et d’arias. Ma première œuvre de théâtre musical, Study for life en 1981, était une création abstraite pour soprano, bande et lumières sur des extraits du poème The Hollow Men de T.S. Eliot. Aleksi en a proposé récemment une nouvelle mise en scène, qui est comme une miniature onirique de la crise mystique du poète.
[Illustration : Thomas Kellner et Tuuli Lindeberg dans Study for Life, 2022. Mise en scène Aleksi Barrière.]
Dans les années qui ont suivi je mettais en musique de la poésie ou des fragments. Dans la lignée de Study for Life, mes œuvres vocales polyphoniques des années 80 et 90 comme From the grammar of dreams ou Nuits, Adieux étaient des dramaturgies oniriques, inspirées par Sylvia Plath et Jacques Roubaud respectivement, où les textes comme les voix étaient fragmentés. Il y avait donc bien une dramaturgie mais pas narrative, et qui présentait le trouble et les superpositions que je recherchais. Mais je ne voyais pas comment en faire une grande forme, et je n’imaginais pas comment cela pourrait prendre une forme scénique.
J’ai trouvé un chemin musical vers les grandes formes en commençant à écrire des concertos, qui sont des grands arcs avec des « protagonistes ». Manipuler ces relations plus classiques entre l’individu et la masse orchestrale était un premier pas, mais encore dans l’abstraction. Mais j’ai commencé à prendre l’opéra au sérieux quand j’ai vu le travail d’une nouvelle génération de metteurs en scène : le Wozzeck de Patrice Chéreau (1992), le Don Giovanni (1989) et le Saint-François d’Assise (1992) de Peter Sellars m’ont ouverte à ce qu’on peut faire en racontant une histoire avec la musique. On donne à entendre des voix auxquelles on s’attache, qui déploient ce qu’elles ont à dire, les unes avec les autres et contre les autres. Je me suis rendu compte que ces dramaturgies pouvaient être intéressantes et pas seulement caricaturales, et que par ailleurs elles pouvaient former un matériau musical riche. De plus, chez Peter Sellars la recherche interdisciplinaire étendait la richesse bien au-delà de la musique : elle proposait à la musique de participer à une grande entreprise qui touche tous les sens. Le déclic a été de me dire : « Si l’opéra peut aussi être cela, je peux écrire un opéra. »
Seulement je n’avais pas d’histoire qui m’intéresse. J’en ai trouvé une par hasard, en lisant un livre de Jacques Roubaud, La Fleur inverse (1986), sur les troubadours provençaux.
Aleksi Barrière : Je voudrais m’arrêter un instant sur ce premier mouvement vers la narration, et l’origine de ce mouvement dans ce livre de Jacques Roubaud. Ce qui est intéressant c’est qu’une fois de plus le point de départ est poétique – doublement, puisque Kaija s’est arrêtée sur cette canso de Jaufré Rudel, un poème qui vient du passé lointain des langues françaises, tel que traduit et présenté (mis en livre) par un autre poète, contemporain celui-là et familier de Kaija, Jacques Roubaud. La canso de Rudel parle de sentiments, et mieux, elle invente un sentiment (car trobar veut bien dire inventer) : l’amour de loin. Un état du désir qui ne se résout pas, qui ne cesse de tendre vers l’autre, vers l’inconnu. Ce poème ne raconte pas une histoire, mais il nous fait nous en raconter une : dans quelles circonstances un tel amour peut-il se former, et comment peut-il se résoudre…? La puissance suggestive de ce poème, qui met lui-même en posture d’aller vers l’autre en inventant son histoire, l’a de tout temps accompagné : au 13e siècle, donc un siècle après la mort de Jaufré Rudel, un admirateur a écrit cette fameuse vida, une sorte de biographie rêvée de Jaufré Rudel à partir du poème – affirmant qu’il serait tombé amoureux de la comtesse de Tripoli après avoir entendu les descriptions qu’en faisaient les pèlerins, qu’il aurait rejoint la Deuxième croisade pour la rencontrer, et qu’il serait mort à ses pieds. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui une fan fiction : un témoignage ancien de notre besoin de nous raconter des histoires. C’est cette même pulsion qu’a suivie Kaija en voulant raconter cette histoire sous la forme d’un opéra. Une histoire qui épouse la forme lyrique, puisque cela parle justement de ce rêve contagieux d’aller vers l’autre, dont les histoires et les chansons sont les vecteurs.
Bien sûr pour donner vie à ce geste et à cette geste il fallait des partenaires qui sachent comment les histoires se racontent, et capables d’imaginer de nouvelles manières de le faire. Ce fut justement Peter Sellars qui servit de guide en se proposant de mettre en scène ce projet d’opéra, et qui avant ça en a suggéré le librettiste, Amin Maalouf. Ensemble, ce trio a créé l’opéra qui s’appelle L’Amour de loin en l’an 2000.
Nous allons en écouter un extrait : Jaufré Rudel s’est lancé dans sa traversée, il est en mer avec le Pèlerin, et il a rêvé que la femme qu’il aime de loin est venue à lui, en chantant les chansons qu’il a composées pour elle, ces poèmes qui sont la seule chose qui les relie.
[Extrait vidéo : le rêve de Jaufré dans L’Amour de loin, interprété par Gerald Finley, Dawn Upshaw et Monica Groop. Direction musicale Esa-Pekka Salonen. Mise en scène Peter Sellars.]
Kaija Saariaho : À partir de L’Amour de loin j’ai donc commencé à raconter des histoires. À ma manière, sans doute, puisqu’on dit souvent de mes opéras qu’ils sont peu denses dramatiquement. Nous avons vu cette séquence du rêve de L’Amour de loin – je n’ai pas cessé de rechercher à l’opéra cette qualité du rêve qui structurait mon travail jusque-là. Ce qui est intéressant dans le rêve, ce n’est pas de vouloir vivre dans le rêve, loin du réel. C’est que le rêve nous montre d’autres logiques qui sont toujours là dans le monde apparemment bien organisé de l’éveil. Ce qui m’ennuie dans beaucoup de dramaturgies c’est qu’elles ignorent ce monde refoulé, elles ne parlent que de Mois qui s’affrontent, comme si la vie était si claire, comme si nous n’étions chacun qu’une seule chose qui sait ce qu’elle est. C’est pourquoi j’ai souvent littéralement inclus des scènes de rêve dans mes opéras, et que par ailleurs j’ai aussi continué à écrire de la musique pour chœur, qui permet vraiment de montrer cette fragmentation : par exemple Tag des Jahrs (2001), qui met en musique les poèmes tardifs de Friedrich Hölderlin. Hölderlin souffrait de ce qu’on considère aujourd’hui comme une forme de schizophrénie, et écrivait ces petites poèmes sur les saisons qu’il signait de dates fantaisistes d’autres siècles. À l’époque son écriture me rappelait les paroles de ma mère qui avait souffert d’un AVC et qui n’était plus présente à nous.
[Illustrations : différentes mises en scène des opéras de Kaija – certaines intègrent le chœur à une grammaire scénique, d’autres l’éloignent du plateau comme un second orchestre en fosse.]
Le chœur a continué à faire partie de tous mes opéras, sous différentes formes, comme une instance de fragmentation des voix et du moi. Ce chœur est parfois présent au plateau (ce qui est souvent un choix du metteur en scène), parfois il est augmenté électroniquement (comme dans Adriana Mater, 2006) voire ne relève que de l’électronique en temps réel (les transformations de voix dans Émilie, 2010) – ce n’est pas ici le lieu de détailler tous les exemples. Pour n’en prendre qu’un, mon oratorio La Passion de Simone (2006), qui parle de la philosophe Simone Weil, emprunte la structure des passions de Bach, et c’était aussi ma première collaboration avec Aleksi comme metteur en scène. En 2013, à son invitation et à celle du chef d’orchestre Clément Mao-Takacs, avec qui il a fondé le collectif de théâtre musical La Chambre aux échos, j’ai réalisé une version de chambre de cette œuvre qui était d’abord conçue pour grand chœur et grand orchestre. C’est eux qui ont eu l’idée de réduire ce chœur à un quatuor vocal, ce qui a permis de trouver une forme scénique à cette fragmentation qui m’intéressait. J’ai réutilisé cette solution dans mon opéra Only the sound remains, qui lui s’inspire du théâtre nô du Japon, où le chœur a aussi un rôle multiple et complexe. Aleksi l’a également mis en scène et a continué, en collaboration avec une équipe japonaise, ce travail sur la mise en scène de la choralité.
Aleksi Barrière : Quelques mots sur ce quatuor vocal de La Passion de Simone qui est un exemple saisissant, et le premier exemple chez Kaija d’expansion de la choralité comme forme à la dimension scénique. Il y a dans La Passion de Simone, comme dans les passions de Bach, une « évangéliste », quelqu’un qui raconte, en l’occurrence la vie de Simone Weil, dans un jeu d’identification et de distanciation. Et puis il y a ce chœur, qui prolonge, diffracte, s’oppose, parfois joue un rôle diégétique mais surtout multiplie les points de vue et les voix, encore une fois comme dans les passions. Dans notre mise en scène, cette diffraction est tout le temps présente sur scène et fait proliférer la narration en résonances et en associations nouvelles. Elle insère sans relâche l’individu dans le tissu du collectif.
Photo : Markku Pihjala
[Illustration : La Passion de Simone dans la production de La Chambre aux échos, 2013-2022. Sayuri Araida dans le rôle principal. Direction musicale Clément Mao-Takacs. Mise en scène Aleksi Barrière.]
La force de la proposition musicale, pour les gens de théâtre, c’est de nous emmener loin de ce que nous croyons que le théâtre doit être. Justement cet affrontement des Mois. En prenant appui sur les processus formels propres de la musique, qui cristallisent plusieurs siècles de dialogues interdisciplinaires, ainsi que sur des traditions alternatives qui permettent l’invention de nouvelles formes, comme ici l’oratorio ou le théâtre nô, les compositeurs proposent au metteur en scène d’inventer d’autres manières de faire du théâtre, que l’on parle de dramaturgies, de corps ou d’espaces – des méthodes rythmiques, harmoniques et contrapuntiques. Nous avons souvent appelé La Passion de Simone un théâtre de l’esprit. Contre le naturalisme qui n’imite que l’apparence des choses selon des codes convenus, l’opéra peut être cela : un théâtre à la hauteur du monde mental, dans lequel se rencontrent les émotions et les idées, l’individuel et le collectif.
Dans ce projet, la choralité joue un rôle central. Nous pourrions définir cette choralité comme une fragmentation qui s’articule dans un tout : une fragmentation harmonisée. Cette choralité est la clef de cet opéra du rêve que Kaija propose de rêver.
Kaija Saariaho : Cette choralité, nous l’avons explorée avec Aleksi dans plusieurs pièces pour chœur dont il a écrit les textes, notamment Écho ! (2007) qui est, dans sa manière de revisiter la tradition du madrigal, une sorte de dramatisation de cette « fragmentation harmonisée », troublée par les jeux de reflets et d’échos qu’appelle le mythe de Narcisse.
La choralité fut aussi le point de départ de l’opéra que nous avons écrit ensemble, Innocence. J’avais d’abord une idée abstraite : faire une grande fresque, me débarrasser entièrement des personnages principaux que j’avais dans mes précédents opéras, mais faire une forme entièrement chorale où il n’y aurait pourtant que des personnages principaux. J’ai demandé à la romancière Sofi Oksanen (une autre grande conteuse de notre temps, comme Amin Maalouf) d’imaginer pour le livret une histoire de traumatisme collectif qui se prêterait à cette fresque, et à Aleksi, qui connaissait les possibilités, de faire la dramaturgie et la forme finale du livret, que j’imaginais fragmenté non seulement en plusieurs voix et techniques vocales, mais aussi en plusieurs langues (la dramaturgie plurilingue étant une des spécialités d’Aleksi).
Photo : Jean-Louis Fernandez
Aleksi Barrière : Pour résumer Innocence : l’opéra présente une scène de mariage, semble-t-il très heureuse, mais bientôt le souvenir réprimé d’une tragédie collective qui a eu lieu dix ans plus tôt émerge. Ce retour du souvenir collectif refoulé se fait de manière réaliste au sein des scènes du mariage, dans les interactions entre les protagonistes, au fur et à mesure que les tensions éclatent et que la vérité se révèle. Mais par ailleurs, la scène est hantée par un groupe de personnes incarnées par des comédiens et chanteurs, sans hiérarchie entre parole et chant, chacun avec son timbre et son rythme – des survivants de la tragédie collective, qui comme des fantômes envahissent le plateau avec leurs témoignages, parfois contradictoires. C’est la part du rêve, en l’occurrence du cauchemar : des voix et des corps enfermés dans une boucle infinie dans laquelle ils revivent leur traumatisme. Par ce procédé l’opéra dans son intégralité devient un grand cauchemar, qui avance très vite, une fresque chorale plurilingue de l’expérience collective dans laquelle chaque voix individuelle se fait entendre, mais en tant qu’elle s’inscrit justement dans cette expérience collective.
Nous allons en regarder un extrait, dans lequel ce glissement d’un niveau à l’autre se fait sentir, dans le texte, la musique et la mise en scène.
[Extrait vidéo : Innocence à sa création au Festival d’Aix-en-Provence en 2021. Direction musicale Susanna Mälkki. Mise en scène Simon Stone.]
Kaija Saariaho : Cet opéra a été souvent comparé à un thriller, et peut-être parce que la mise en scène de Simon Stone utilise des codes visuels familiers, qui ressemblent au cinéma naturaliste, beaucoup de gens ont apprécié que j’écrive enfin un opéra nerveux, dramatique. Je crois que c’est une erreur d’appréciation. Aleksi a écrit dans sa note de programme : « Innocence est la démonstration que la logique du rêve peut être plus prenante qu’un thriller. » En effet, si je cherche une vitesse, c’est celle de ces rêves qui nous emportent dans leur course. De la même manière que ce qui m’intéresse dans les rythmes de danse, qui jouent aussi un rôle important dans mon opéra Only the sound remains, ce n’est pas leur familiarité, leur omniprésence dans la musique que nous entendons partout, jusque dans les supermarchés : c’est quand ils emportent le corps, livrent le corps à une pulsation inconsciente qui lui était inconnue. C’est pour préserver ce danger, cette brisure, qu’il ne faut pas séparer la choralité de la poésie – un autre élément que nous avons exploré avec Aleksi notamment dans le cycle vocal True Fire (2014), qui est un montage de poèmes de sa main où plusieurs voix se retrouvent, non dans la superposition chorale mais dans un écart construit par juxtapositions.
Aleksi Barrière : Nous avons sommairement défini la choralité. Pour ce qui est de définir la poésie, nous pourrions y passer la soirée, mais nous pouvons travailler à partir de la belle phrase de Mallarmé : « La poésie est l’expression par le langage humain ramené à son rythme essentiel du sens mystérieux des aspects de l’existence. » (Lettre à Léo d’Orfer, 27 juin 1884)
Tout est dans cette formule compacte et élégante : le dévoilement musical du rythme dans le langage, autant que dans les langues dans leur multiplicité, et par ce dévoilement celui des associations cachées par lesquelles nous nous racontons des histoires, dans la narration mentale permanente à laquelle nous nous livrons et qui est plus forte que les histoires convenues. Dévoiler des rythmes, insérer des cellules rythmiques dans des structures rythmiques plus larges, juxtaposer, superposer, construire des formes par césure, rejet, syncope, faire jaillir les images et les associations : nous pouvons résumer la poésie à un montage. Ce qui m’intéresse dans le texte, c’est de construire de tels montages, de tels dispositifs.
Et ce qui nous a intéressé dans différents projets avec Kaija, c’est de réunir ces deux procédures formelles, qui sont en fait deux méthodes qui peuvent être appliquées de façon pluridisciplinaire : la polyphonie articulée par la choralité et le montage opéré par la poésie. C’est ainsi que nous pouvons imaginer une expression artistique qui rende compte de la richesse du monde mental, et qui s’ouvre au dialogue interdisciplinaire autant qu’interculturel. La scène d’un théâtre est l’endroit privilégié de la rencontre entre la choralité et la poésie, l’endroit où elles peuvent au mieux se déployer dans plusieurs directions et dimensions.
Kaija Saariaho : Plutôt que de refermer cette intervention sur une définition que nous aurions trouvée de ce qu’est l’opéra au 21e siècle, nous voulons l’ouvrir sur tout ce qu’il n’est pas encore, mais qu’il peut devenir dans la rencontre des arts et des artistes. Nous allons finir avec deux exemples d’œuvres communes qui ne sont pas des opéras au sens traditionnel, mais des rêves que l’opéra doit explorer pour élargir son langage au-delà du lyrisme égotique. La voix chantée s’y diffracte en plusieurs voix, ou se divise entre la parole et l’instrument.
Reconnaissance est une œuvre pour chœur, percussion et contrebasse écrite sur un texte d’Aleksi, créée en 2021 à Venise.
Aleksi Barrière : L’idée était de revenir à l’origine de l’art choral, au madrigal de la Renaissance, qui est aussi l’origine de l’opéra, une chrysalide d’opéra aux potentiels ouverts. Mais en assignant à cette expression collective première un objet qui nous est contemporain : notre destin collectif tel que nous pouvons l’envisager aujourd’hui sur notre planète, un nous qui est capable de se penser aux dimensions de l’espèce humaine. Reconnaissance se veut un « madrigal de science-fiction ». La fable est que, comme sujet collectif, nous partons à l’assaut de la planète Mars, en nous demandant ce que nous voulons faire de notre Terre : et Mars, cette planète autrefois couverte d’eau et aujourd’hui désertique, se dresse devant nous comme ces squelettes de la Renaissance qui nous disent : Je fus ce que tu es, tu seras ce que je suis. Dans le second mouvement, celui que nous allons entendre, c’est l’humanité qui parle, fragmentée et tout ensemble.
[Extrait vidéo : Reconnaissance (II.Count Down), interprété par le Chœur de chambre de Helsinki dirigé par Nils Schweckendiek, pour un disque à paraître à l’été 2023.]
Kaija Saariaho :Maintenant un dernier exemple. Graal Théâtre est mon concerto pour violon, mon premier concerto, écrit en 1994. Le concerto étant comme le madrigal un théâtre embryonnaire, Aleksi en a proposé une version théâtralisée, avec un dispositif de lumières et de vidéo, et l’ajout d’un comédien qui dit un texte écrit pour dialoguer avec la musique, et chanter ensemble. L’idée était de retrouver le théâtre dans la musique, mais selon les conditions de la musique, et en écoutant quelles histoires elle peut raconter. La poésie, qui est ici comme l’enluminure dans la marge d’un manuscrit, sert à suggérer et à ouvrir de nouvelles associations et de nouvelles logiques oniriques.
Photo : Sakari Röyskö
Aleksi Barrière : Nous assistons donc ici à la quête initiatique du violoniste, chevalier-musicien, flanqué du comédien-bouffon qui l’accompagne, au sens strict, met des mots sur ses aventures, et à l’occasion se permet de le réprimander quand il échoue à écouter, à poser la question mythique du Graal qui est aussi celle de la musique : Quelle est ta souffrance ? Dans cet extrait, il est question d’apprendre à tomber, et d’accéder au temps du rêve.
[Extrait vidéo : Graal Théâtre dans le spectacle de La Chambre aux échos Between, à sa création à l’Opéra national de Finlande en août 2022. L’acteur Thomas Kellner et le violoniste Peter Herresthal avec le Secession Orchestra. Direction musicale Clément Mao-Takacs. Mise en scène et vidéo Aleksi Barrière.]
Là où nous voulions en venir, en montrant ces extraits d’œuvres qui ne sont pas, en apparence, des opéras, c’est au fait que la discussion entre les arts – dont l’opéra est un des lieux, depuis quelques siècles, plus ou moins actif selon les lieux et les personnes… – n’est intéressante qu’à la condition d’être vraiment vivante, c’est-à-dire prête à remettre en cause tous les statuquos : la discussion des arts est, quand on la contemple à hauteur d’histoire, un constant mouvement par lequel un médium propose ou impose ses formes, mais aussi s’ouvre lui-même à de nouvelles dérives. C’est ce mouvement vers l’altérité par lequel nous avons commencé, qui est le mouvement même de la vie des formes et de leur écologie.
Je reviens à cette phrase de Kaija, qui a accompagné toutes les grandes créations : « L’opéra peut aussi être cela ». Tant qu’il y a là-dedans quelque chose qui chante. La polyphonie sophistiquée de la choralité et le montage sauvage de la poésie nous ouvrent des portes que nous n’avons pas fini d’explorer sur les scènes d’opéra, ceci non simplement pour le plaisir de la recherche formelle, mais pour mieux affronter notre monde et ses cauchemars – en trouvant des manières de faire entendre les histoires qu’il nous fait nous raconter.
Discours prononcé le 6 novembre 2022 au cours d’un banquet où l’on se proposait de discourir sur le sujet de l’Éternité, dans la désinence supposée de la convivialité néo-platonicienne de Laurent de Médicis et Marsile Ficin. Prononcé en quatrième position, le présent discours se donnait pour rôle d’opposer au dispositif donné la tradition atomiste.
L’éternité d’emblée ça ne me concerne pas trop. D’abord, je n’ai pas le temps. Et puis comme Dieu ça se recule quand je m’avance et que j’y regarde de plus près.
On sait que partout dans le monde les humains ont regardé les étoiles et qu’ils se sont dit voilà quelque chose qui ne bouge pas trop, c’est bien épinglé, c’est très très supralunaire. On a envisagé que si nous étions des passants dans l’histoire, des êtres historiques, il y avait là-haut ou là-derrière quelque chose de fixe par-rapport-à-quoi on pouvait envisager l’histoire. L’éternité la vitre, nous les vaches qui défilent. Mais on a enquêté, et petit à petit il s’est avéré que TOUT a une histoire.
Cet astre dont le temps a caché la naissance, Le soleil, comme nous, marche à sa décadence, Et dans les cieux déserts les mortels éperdus Le chercheront un jour, et ne le verront plus ! Tu vois autour de toi dans la nature entière Les siècles entasser poussière sur poussière, Et le temps, d’un seul pas confondant ton orgueil, De tout ce qu’il produit devenir le cercueil. Et l’homme, et l’homme seul, ô sublime folie ! Au fond de son tombeau croit retrouver la vie, Et dans le tourbillon au néant emporté, Abattu par le temps, rêve l’éternité !
Ça c’est Lamartine en 1817 qui paraphrase et se moque du matérialisme réductionniste, du «troupeau d’Épicure / [De] celui dont la main disséquant la nature, / Dans un coin du cerveau nouvellement décrit, / Voit penser la matière et végéter l’esprit.» Sa réponse, la réponse de Lamartine, bon elle n’est pas très argumentée, mais elle est sincèrement touchante, c’est cet alexandrin : «Laissez-moi mon erreur : j’aime, il faut que j’espère ». Car notre ami Alphonse écrit pour la belle Julie Charles, rencontrée en cure à Aix-les-Bains, et qui quelques mois plus tard va succomber à la tuberculose. Elle déjà malade, ensemble ils ont flâné dans la nature savoyarde et ont voulu y débusquer la marque du «Dieu caché» (sic), et rêvé les Grandes Retrouvailles d’après, celle des «âmes d’un grand bond remontant à leur source» (sic encore). Ça reste plus sympathique que la fausse immortalité transhumaniste.
Je crois qu’il faut prendre au sérieux cette phrase qui se veut une réfutation autant qu’un aveu : «Laissez-moi mon erreur : j’aime, il faut que j’espère». Ce n’est pas juste que psychologiquement l’âme, en particulier amoureuse, ne peut pas ne pas rêver l’éternité, c’est le vieil argument ontologique : notre capacité à et nécessité de rêver d’éternité, notre tension amoureuse vers l’éternité, est une preuve. Non simplement un souvenir oublié en nous de l’immortalité de l’âme, ou une «marque de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage» comme dit l’autre enfermé dans son poêle, mais la démonstration de la nécessité de l’existence de la perfection que nous sommes capables de concevoir. Cela ne peut pas nous être retiré, «Laissez-moi mon erreur», c’est la seule chose qu’on ne peut pas lui enlever, l’éternité c’est le dernier reliquat, un quelque chose qui reste quand tout a fini de passer, pas absolument mais subjectivement.
Mais par-dessus cette belle erreur, Alphonse, il ne fallait peut-être pas venir plaquer son évangile. Pourquoi était-il nécessaire à cette petite éternité de décoller l’esprit de la matière pour jouer à sauve-qui-peut ? Écoute ce que Diderot écrivait à Sophie Volland le 15 octobre 1759, lui aussi il est amoureux, et donc lui aussi il espère l’éternité :
Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent ! que sais-je ? (…) Ô ma Sophie ! il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus, s’il y avait pour nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient à s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce, elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous.
Voilà, «Laissez-moi cette chimère», «Laissez-moi mon erreur». Lamartine et Diderot, le religieux et l’athée, se retrouvent sur ça, ils ont en commun cette part de rêve lucide, cette part amoureuse qui tend, disent-ils, vers l’éternité. Peu importe à cet égard le dualisme ou le monisme, le premier moteur ou le clinamen, une même part résiste aux cosmologies. Le reste ce sont des fictions, pour nous qui sommes encore si proches de l’enfance, comme le dit sans malveillance l’Étranger d’Élée quand il raconte la fable de l’âge de Cronos à Socrate Junior dans Le Politique – la fable d’un temps sans temps qui ne sert qu’à penser le temps dans son écoulement. C’est aussi Augustin dans le livre 11 des Confessions qui a besoin pour penser le temps de se donner un interlocuteur hors du temps, son ami imaginaire là-haut : «Quand je chante ou que j’entends un air connu, mon esprit est tendu vers les paroles qui viennent et les paroles déjà passées, mais ce n’est pas ça qui arrive dans ton immuable éternité, dans ta véritable éternité de créateur des esprits.» Incommutabiliter aeterno, traduisons plutôt : ton éternité incommutable, contre laquelle penser nos propres commutations, et pourquoi pas l’éternité de nos commutations et recombinaisons au sein d’une substance unique – éternelle relativement à ses modes. (Ce que je viens de faire avec Augustin, dans le milieu du skateboard ça s’appelle un kickflip, ne vous y essayez pas sans entraînement.)
Mais pour revenir au sujet, en dehors de notre tension vers elle, a-t-on besoin de naturaliser cette toile de fond étoilée de l’éternité, qui ne cesse de se déchirer de partout au fur et à mesure de nos investigations ? Non seulement les soleils naissent et meurent, mais la matière c’est de l’énergie, l’univers est en expansion, l’espace-temps est déformé par la gravitation, dont on postule qu’elle serait par ailleurs fonction de la taille de l’univers, et les lois de la physique elles-mêmes pourraient avoir une histoire, ou simplement être informées par leurs observateurs participants.
Notre part qui rêve, soyons clairs, l’amour et les chimères ne lui suffisent pas – nous avons continué à scruter les étoiles comme nos ancêtres pour trouver un peu d’éternité tangible, et nous avons trouvé les trous noirs. La belle aubaine, elle est retrouvée l’éternité, la mer allée avec les soleils et tout le reste alentours aussi d’ailleurs. Un objet dont le champ gravitationnel est tellement puissant qu’il distord, étire le temps au fur et à mesure qu’on se rapproche de son centre, promettant donc à qui franchit l’horizon d’un trou noir le temps à l’arrêt, l’éternité réellement existante. Mais on est d’accord, on parle d’un modèle mathématique. Ici l’éternité c’est du langage fleuri pour dire l’infini sur l’axe du temps. Car l’infini, l’apeiron, on ne l’a jamais rencontré non plus, par définition. C’est, et on en revient à Descartes et à l’argument ontologique, l’expression abstraite la plus pure de la perfection que nous pouvons concevoir mais non pas imaginer, dont l’éternité n’est qu’une sous-espèce exotique teintée d’immortalité de l’âme sans le corps, que nous pouvons ici décider de laisser aux béni-oui-oui. Laissez-moi mon erreur, l’éternité. Laissez-moi cette chimère, l’infini.
Je ne vais pas refaire tout le film, parce que notre temps ici n’est justement pas infini, mais ça a été tout une affaire, le paradoxe de l’infini dans un monde fini, l’importance de l’infinitésimal pour penser le continu, le seuil entre les très grands nombres et l’infini. L’important c’est cet outil, cette chimère, qui permet d’envisager une progression arithmétique infinie, donc tendant vers un infiniment grand ou asymptotiquement vers un infinitésimal. Dans un univers théoriquement fini, aux recombinaisons théoriquement finies, nous sommes capables de penser amoureusement une tension vers l’infini au sein même de nos vies si dénombrables, et ce dès le commencement premier, l’infini vers lequel tend la division cellulaire par laquelle la vie se perpétue dans sa volonté de puissance, un point de fuite, l’infini où les parallèles se croisent. Et ce rêve, cette chimère, ça c’est un programme.
Qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance !
Non ! Pardon mais Baudelaire ça va bien, retourne te saouler avec Lamartine, «de vin, de poésie ou de vertu à votre guise». En 1848, l’un et l’autre, le Républicain comme le Chaotisant, vous n’avez pas dressé le drapeau rouge, celui de «l’éternité par les astres» de Blanqui, l’étoile rouge à cinq branches qui nous met en tension et dans le même mouvement nous livre une méthode, cette singularité qui tend vers l’infini à l’intérieur du fini dans une dialectique infinie et qui s’appelle le communisme. (Coup de théâtre : le rideau rouge est un drapeau.)
Je simplifie donc ainsi la maxime : Qu’importe l’éternité – à qui a trouvé l’infini. Et pour nous la rendre sensible, espérons un art qui ne se veuille pas éternisant mais infinitisant, qui avec la verve mystique d’un Rabindranath Tagore exalte la joie de l’infini en nous.Qui nous fasse saisir avec Paul Klee une «histoire naturelle infinie» des formes et avec James Joyce l’ouverture infinie du sens – signe et syntaxe tendant, par l’ouverture poussée à l’extrême, à la prolifération infinie des interprétations ; avec Jorge Luis Borges l’infini d’une bibliothèque des commutations possibles, d’un «livre des sables» ; avec les écrivains mathématiciens les littératures potentielles qui ont révélé la valeur générative de la forme, certes dénombrable, mais inexplorable dans le temps de la vie humaine ; avec les auteurs de poésie électronique le rêve fractal et néo-baroque, extrapolé des précédents, d’une littérature sans étendue mesurable, aux parties et au tout isomorphes enfin, non pour nous donner le livre définitif, mais pour nous offrir de nouveaux ciels étoilés qui stimulent notre exploration.
Ce qu’on entend ici, c’est bien un mouvement qui ne s’achève pas, car dans l’in-fini on entend aussi l’inachevé et le travail inachevable de la reprise. Nul mouvement perpétuel de durée éternelle, mais morphogenèse infiniment inventive, ce poème continu qui nous caractérise, nous autres eucaryotes. Infinie chimère.
Mes amis, si vous ne rejoignez pas avec moi, quoique banquetants ou feignant de banqueter, «le troupeau d’Épicure», celui de l’auguste tradition de Giordano Bruno, bien volontiers je vous laisse attendre l’Être, la contemplation émoustillée de son dévoilement aux yeux de l’Éternité. Mais si vous vous fatiguez d’hypostasier et que vous souhaitez apostasier, sachez que l’infini est là, dans le temps et dans l’étant, qu’il sature de potentialité, de tension – un horizon des événements, un champ d’infinis en convulsion à actualiser. Laissez-nous nos chimères. Les notes de musique sont en nombre fini mais jamais on n’aura joué toute la musique. C’est à cela que je trinque.
Juha T. Koskinen (*1972), a Finnish man and a European composer, has created a deeply singular body of work over the past three decades. As he is celebrating an important anniversary year, a comprehensive approach to his music is oddly lacking: this will be an attempt at an overview, resulting from the ten years of exchanges and collaboration I have shared with him. Not a testimony and not a study, which are left for better commentators of music to write, this text is rather a portrait and an investigation – a tentative approach of an object that remains fascinatingly mysterious, partly because it is still an open creative process that will keep on surprising its listeners and its creator too.
Koskinen’s catalogue is fully rooted in historical moments to which it has also been a contribution: not just the international rise of Finnish contemporary music, but on a larger scale the multiplication of musical idioms in the 1990s in the wake of the perceived dead-end of post-Serialism, the boom of new music theatre at the turn of the 21st century, and the current growing intercultural dialogue between East Asia and the global West, to name a few. Koskinen’s involvement with the zeitgeist is noteworthy because it resulted in profoundly personal musical responses, all while stemming from a cosmopolitan attitude that comes not from a syncretic mishmash of exotic influences, but lengthy impregnation with foreign cultures and languages. Often perceived as something of a 20th-century European intellectual, he is amongst his colleagues particularly deserving of the title.
It is easy, in trying to describe and eventually pigeon-hole a composer, to rely on contextual evidence and on the elements emerging from a superficial listening. In trying to reach what is at the core of Koskinen’s music, I will start from what is most obvious to me as a writer-director, namely this music’s deep relation to text and the stage, and from there hopefully not reduce the music to the most obvious, but instead gradually unveil its many dimensions.
1. The attraction of text
A textless piece for viola and ensemble called Hamlet-Machine (1999) after a theatre play by Heiner Müller; an instrumental work for septet titled Sogni di Dante inspired by a segment of the Purgatorio (2004); a cycle for solo organ, Ormhuvud, inspired by the bead-structure of a poetry cycle by Gunnar Ekelöf and its titular recurring “snake head” (2006); a trio for guitar, kantele and harpsichord constructed around the friction of a Noh play and a notation by Leonardo da Vinci both reflecting on the depths of the ocean (Unabara, 2020)… These are a few typical examples over the years of works by Koskinen that engage with a literary source or inspiration without being text-centered. Even outside his works of music theatre and song cycles that are actual settings of text, Koskinen’s output is suffused with literary inspiration – of broad variety, as can be noticed from this short sampling alone. The contrasted colors of different languages also matter greatly to him.
The first component of these textual connections is the composer’s thirst for extra-musical references, impulses and inspirations, even in the making of so-called absolute music. These inspirations are not necessarily textual, either: some are visual or spatial in nature, although they are not conceived for a visualized setting. For instance, to quote only landmark works, the Soleil noir miniatures for string quartet (1999, rev. 2006) found a model to their scintillating color shifts in Odilon Redon’s colorful pastel paintings; the five movements of Nequaquam for ensemble (2000) are imaginations of five spaces dominated by different lightings and colors; Omaggio a Smilla (2002) is something like an anti-concerto for violin and trumpet, where the solo instruments, instead of being main protagonists, create a negative space for the orchestra to unfold – the guiding principle is a sentence from Giordano Bruno’s De Umbris idearum (1582): “Nothing is the opposite of a shadow” (“Umbrae enim nihil est contrarium”). That impossible opposite is in this piece performed by the trumpet, which is also placed behind the orchestra and playing with sordino – a taste for spatialization and, later on, rituals, follows the same train of thought.
In all these instances, whether or not elements of text and space are ultimately integrated into the piece, Koskinen’s formal solutions are first and foremost musical in nature, and in a certain way inherently referential, as they draw from a broad historical toolbox that ranges from Renaissance antiphonies to Klangfarbenmelodie, and an extremely versatile harmonic palette flirting with Spectralism, expanded or rather colored by a curious form of harmonic sampling from works that serve as an inspiration, so brittle it barely can ever be considered quotational. In this context the extra-musical references and impulses act, according to the composer’s repeated narrative, as a means to unblock the material’s potential, a way to articulate through analogy the possibilities of its development.
This search for extra-musical prompts is something that has been noted already by Koskinen’s teachers as a consistent peculiarity of his. Composer Philippe Schoeller was, alongside Philippe Manoury and Gilbert Amy, one of those teachers in the years 1996-1997, which Koskinen spent at the Conservatoire National Supérieur de Musique in Lyon, as an Erasmus student – the first of many extended contacts with French culture that left a lasting imprint on him.
In a recent conversation, Schoeller recalled his first impressions of his favorite student: “He came to me with an orchestra work, Fatalité, that already showed an incredibly mature synthesis of musical influences at the age of 23, and a minimalistic piano piece that displayed how much he was able to do with little material. But also he had a Baudelaire poem he was working on, Correspondances, which is about synesthesia. Deleuze says that good music comes outside of music, that one must depart from music to find music anew. You cannot solve everything through musical technicity, you need something else, be it literature, nature, madness, violence… Juha understood that on a deep level.”
Baudelaire’s Correspondances eventually inspired Koskinen’s piece Ambra for ensemble (1997), a study in colors and textures premiered in Lyon in the course of his studies. It also contains elements developed in his first opera, which was composed in the same period.
Another mentor figure was composer Kaija Saariaho, whose masterclass Koskinen attended at the Suvisoitto summer festival in Porvoo in 1996, before studying with her during her visiting professorship at the Sibelius Academy in 97-98, and then further following her footsteps in studying computer music within courses at the IRCAM in Paris in the late 90s (where Koskinen was also reunited with Philippe Schoeller). In those years Saariaho hadn’t herself ventured into writing operas yet, or conceived of a way of doing so.
“At the time such strong attraction to literature and to theatre was a peculiarity in new music circles”, she recalls when asked about it. “Juha really stood out as a theatre person, in addition to his musical gifts. I admired him for it since he seemed much more at ease with working for the stage than I did.”
Amongst the new generation of the Korvat Auki association of Finnish composers, co-founded by Saariaho and of which Koskinen had assumed the rotating chairmanship in 1994-1995, the interest for opera was a trait that would come to define him.
2. Opera as a calling
This duality between a rich taste for extra-musical prompts and the clarity of self-sufficient musical discourse is something that I find very characteristic of Koskinen’s artistic sensitivity. Koskinen understands his medium as a purely aural one and maintains a strong divide between his music intended for the stage (or other forms of multimedia interaction) and the rest of his output, which could seem surprising given the defining centrality of music theatre, or dialogue between the arts in general, in his work. As was already in 2002 assessed in a study on New Music of the Nordic Countries: “the opera (…) may be [Koskinen’s] most characteristic genre”[1], a label that has sticked with him since, for good reason.
As is shown by his works that refer to text without necessarily setting it to music, the inclusion of text is not only for a composer a way to convey meaning and take stands in a way that is not directly available through music alone; in Koskinen’s case, it also expresses the need to confront impulses that provoke the compositional process into new paths. This characteristic trait is a symptom of a broader need of constantly renewing material. An invariable stand of Koskinen’s over the years has been the refusal of repetition and imitation of oneself or others, whether in the form of traditionalism or fashionable systems and formulas that come and go in the musical avant-garde – or anything that comes to be formatted by market forces / inspires some to format themselves for them, as he would write himself in an article about the imitators of Einojuhani Rautavaara who aspired to the Finnish master’s commercial success[2]. Koskinen’s own path has been a constant navigation of this principle and a struggle against global cultural uniformization and homogenization driven by market forces and hegemonies, of which music and languages are a symptom and a vehicle as their diversity is threatened. Such a path could find its originality through external influences, in particular extra-musical ones, and thus opera has been a natural part of that process.
It is no surprise that someone as versed in literature, theatre and the visual arts would be one of the leading composers of music theatre of his generation: smaller experiments and installations/exhibitions put aside, he is the creator of six works of music theatre, and engaged in multiple upcoming projects. This journey could be said to have started already in 1994, with the completion of a 10-minute cycle on poetry by Sappho, scored for mezzosoprano, violin, cello and piano, that was crafted as a form of small monodrama.
Koskinen was literally born into what has been called the Finnish Opera Boom of the 1970s, and got to witness it from up close at the same time as he got acquainted with the classical repertoire: his father, a violinist in the Finnish Radio Symphony Orchestra, performed every summer in the pit at the Savonlinna Opera Festival. “There I could see the landmark works by Aulis Sallinen and Joonas Kokkonen. I also had a chance to encounter in my youth the modernist works of Paavo Heininen, such as The Damask Drum and The Knife.”[3] Koskinen later studied in Heininen’s composition class at the Sibelius Academy (like Kaija Saariaho and many other Finnish composers), and acknowledged in particular the importance to him of his opera Veitsi (The Knife, premiered in Savonlinna in 1989). In Finland as elsewhere, the interest of modernist composers in opera did a lot to break with the previous norm of the avant-garde that deemed opera a dead form: maybe it could be redeemed, provided it could secede from post-romantic heaviness and the stiffness of old-fashioned stage productions that had mostly grown oblivious of anything happening in the field of theatre. This has resulted, in the early 21st century, in a global renewed interest for opera, a form that young composers nowadays tend to tackle early in their careers, instead of viewing it as a crowning achievement.
One could then say that, regarding his background and his own taste for extra-musical influences, Koskinen was in good dispositions to participate in what musicologist Liisamaija Hautsalo termed ‘the New Finnish Opera Boom’ in a 2000 article[4], describing the heavy slate of fourteen new Finnish productions of music theatre that were premiered within that year alone, including Koskinen’s first full-evening opera Eukko.
Since the mid 1990s, Koskinen had been collaborating closely with one of the major fringe opera instances of that era, the independent company Ooppera Skaala. The company’s first project in 1996 was also Koskinen’s first foray into opera: the 30-minute long Velhosiskot (The Witch Company) for six singers and ensemble, a somewhat Jungian fantasy of a young girl’s transition from childhood into the realm of adulthood, for which Koskinen crafted his own libretto.
By the early 2000s, both Ooppera Skaala and Koskinen had grown into experienced professionals, and presented broader productions together: in 2000 at the Finnish National Opera, Eukko – pidättekö vainajista? (The Old Woman – Are You Fond Of Dead People?) based on a story by Daniil Harms, and in 2002 at the Kaapelitehdas in Helsinki, Brunelda – Amerikan sydän (Brunelda – The Heart of America), after Franz Kafka’s Amerika. Koskinen’s operatic adaptation of Yukio Mishima’s play Madame de Sade, of which he created a fragment in the framework of the Festival of Aix-en-Provence’s Académie européenne de Musique in 1998, was also premiered by Ooppera Skaala in its full version, in 2010 at the Korjaamo theatre in Helsinki. This series of works, mostly created with director/co-librettist Janne Lehmusvuo (*1967), brought together the opera makers of a new generation, and catalyzed a peculiar atmosphere of creativity in Finland.
Miika Hyytiäinen, a Finnish composer ten years younger than Koskinen who has made music theatre the pivot of his own work, recalls the tremendous influence of the New Opera Boom and of Koskinen’s work in particular. “This movement made the Finnish opera scene more diverse on a structural level, but it also inspired individuals. In a deep way my own understanding of the possibilities of music theatre was influenced by the way Koskinen’s operas clarified their position as part of a European tradition.”
Hyytiäinen, who is now based in Berlin, one of the current European capitals of new music theatre, elaborates: “The worst judgement you can receive amongst German Musiktheater composers and dramaturges is ‘Mozart with the wrong notes’, meaning doing opera in the classical form with only the surface of music changing over the centuries. This is never the case in Koskinen’s operas, the dramaturgy and the way of thinking of music theatre are always thoroughly rethought. That specific relation to the text, to performance, to the human voice and to humor could simply not have existed a century ago. Those works were like a breath of fresh air to me, and a sign that slowly other winds were blowing even into Finland.”[5]
Koskinen has, too, moved to Berlin in the 2010s, and in addition to a lasting attraction to German-language literature from Kleist to Kafka and Heiner Müller, he has indeed kept a constant relationship to the German new music and new music theatre scenes ever since his discovery of the oeuvre of Helmut Lachenmann in the 90s. Not just a ‘Finnish composer’, Koskinen came to belong to that cultural landscape and tradition too. It is only natural to find him in the midst of the German new music theatre renewal movement of the 2000s as well: already in 2005 he contributed with a segment to Commander Kobayashi, an operatic science-fiction series created by the Berlin-based music theatre company Novoflot, in which each episode was authored by a different composer.
Being basically constantly involved in stage productions in the past twenty-five years undoubtedly had a transformative effect on Koskinen’s development as a composer. In Eukko, under the influence of the broken, diffracted reality portrayed in Daniil Harms’s text, one can already hear the broad dynamic range and sparse pointillism in orchestration of his later compositions, combined with the search for a clarity of lines that he developed through his interest for the operas of Francesco Cavalli and the Baroque era more generally, in quest of countermodels to the heavier Wagnerian paradigm that has long dominated operatic imagination, but without forsaking Wagner’s lessons in orchestration. Eukko unfolds like a lush miniature Wozzeck from a young composer on his way towards a concentration of means akin to those of Webern and Stravinsky in their rediscovery of Baroque forms.
A lasting interest for Baroque opera is one of the many threads that span throughout Koskinen’s output in more or less obvious forms, fueled by a general interest in classical Italian culture and long stays in Italy. Recently it has manifested itself most explicitly in the opera Lusia Rusintytär (Oulunsalo Soi Festival and on tour in Finland, 2015), the re-telling of a real 17th-century witch trial with partly Baroque instrumentation, and Superborea (Cirko – Center for New Circus, Helsinki, 2017), a dance project in which Koskinen’s music for Baroque ensemble was intertwined with music by Jean-Philippe Rameau. An opera project based on the writings of Johannes Kepler, scheduled for 2024, will be an opportunity to keep exploring these associations by collaging 17th-century music with original new music, written for a mix of period and contemporary instruments, and folk techniques.
While sharing the stage with material from another composer might be the most extreme form it takes, Koskinen’s stage work is in general striking – and increasingly so over time – in its openness to collaborative effort instead of imposing a through-composed gesamtkunstwerk. By the time of Brunelda in 2002, Koskinen had fully developed a methodology for working on the stage that relies on collaboration – in this instance, by preparing ‘blocks of music’[6] to be manipulated in rehearsals until the piece finds its form in live reality.
3. Ophelia and the Abyss
I was myself surprised, when creating the libretto and the staging for Ophelia/Tiefsee (first version premiered at the Maison de la Radio in Paris in 2017; final version premiered at the Finnish National Opera in 2019), by how much Juha relied on the work we were doing on stage before he put the finishing touch to his score.
The history of the piece is itself one of constant recombinations. Intrigued by Koskinen’s piece for viola and ensemble Hamlet-Machine (1999), conductor Clément Mao-Takacs and myself requested in 2015 his permission to perform it within a series we were curating of new music with original video work. He accepted on the condition of revising the work, and soon delivered a 2-minute version of the 16-minute original, focusing on the viola cadenza that he associated with the character of Ophelia. From there was born the idea of rebuilding a new piece of music theatre starting from this rescued building block, and to reintegrate elements of the Heiner Müller play that had served as Koskinen’s original inspiration almost twenty years earlier, but had never been combined with his music.
The idea of a recentering of the narrative on Ophelia inspired us to create a piece entirely about different versions of the character, Heiner Müller’s being only one of them, although his technique of building a dramaturgical machine out of separate fragments would be the key to our own method. Such a machine functions effectively because, like Müller’s, Shakespeare’s Hamlet is constructed around the performative quality of its main protagonist, his theatre-within-theatre being the ‘mousetrap’ he sets up to advance the play’s main plot – and Ophelia being, in that regard, treated as mere collateral damage. She is constantly denied the right to perform, or even to speak, until she eventually erupts in the ‘mad scene’ that is the theatrical and operatic archetype of male-written female hysteria. We emphasized this by borrowing text material not only from Shakespeare and Müller, but also from Jules Laforgue’s decadent and satirical Hamlet, ou les suites de la piété filiale and from an anonymous theatre review from a 1827 performance of Hamlet, that puts to note the differences between male and female depictions of madness. In the resulting kaleidoscope, rather than pretending we might speak in the place of Ophelia, we reflect on the narratives imposed on her, both by male characters and by male writers who try to redeem her, through either sacrifice or revolt. To make this variety of points of view transparent, we decided to have the role of Ophelia and those revolving around her played by one male actor – following Shakespeare’s practice, but also underlining the male gaze – who would perform each text in its original language (contrasted language colors are also as ever crucial to Koskinen’s palette). The combination of actor and orchestra was a nod to the ancient form of the ‘melologue’, one example of which is Berlioz’s Lélio (a work incidentally inspired by the composer’s relationship with actress Harriet Smithson, whose performance of Ophelia was reviewed in the text we used, and revered by Berlioz).
The kaleidoscopic form combined with the ‘melologic’ separation of speech and music (meaning text is free in its movement and not constricted by any form of sprechgesang or other rhythmical notation) left a lot of room for Koskinen to build his own musical machine in a unifying and articulating manner. It soon became clear that the seed – the 2-minute fragment created in 2015 – would be the final musical number and that everything would grow towards that point. Koskinen created material that matched the needs of the overall form, in reaction to the text, but it is in the rehearsal room only that finer adjustment happened: fermatas that suspended time and overall placements of text in the score (in cases of overlaps of text and music) were decided on the stage after trying things out with actor Thomas Kellner, who performed the part, and sections involving the orchestra as a chorus were notated only after rehearsals with Clément Mao-Takacs and his Secession Orchestra. Even the solo viola part, which in this theatrical iteration of the earlier material became an on-stage musical shadow of the actor, was developed and expanded according to the feedback of the soloist Vladimir Percevic, and Ophelia’s mad song was built on a lullaby tune from the actor’s childhood. Earlier I described my reaction to this as ‘surprise’, but that is only because as a theatre-maker I have seldom met a composer working on his material to that point as a theatre-maker, calibrating things on the stage, letting them breathe and fall into place in live situations, all while having very precise musical ideas they were pursuing independently from the needs of the stage, within a thoroughly notated score.
This was embodied in particular by the versatility of Koskinen’s use of the orchestra, a band of 16 players (later expanded with more strings) which was in our production set center-stage, with all the elements of the set built around it, as the central piece of a machine. The orchestral prelude paints a broad landscape, with minimal resources stretched to grandiose scales: two notes hammered on the piano with the support of loud string harmonics, alternating with pointillistic gestures from the winds, the harp and the percussion, are enough to weave what turns out to be shimmering textures, effortlessly and organically opening and closing gaps that are filled by the solo viola and, eventually, the speaking voice, which unfolds at natural volume over atmospheric held string notes. Within a couple of minutes, the nature of this music is made crystal clear: it will without a build-up unleash its power and dominate the space, and then in the blink of an eye bend and serve the text, only to suddenly assume control over time again. Ophelia’s heart, says Müller’s text spoken by the orchestra, “is a clock”, and the character moves physically and aurally in an environment that will grind her alive if given the occasion, even and especially as it forces her to dance. In the scenes of dialogue, the repetition of short rhythmical noises and melodic motives gives the impression of a nightmarish clockwork – not manmade but of elemental proportions – inside which the solo viola oddly enough manages to breathe at its own pace. The orchestra seems to break apart when it is comically used as individual instruments characterizing different characters or as a ‘stage band’, but acting as the relentless chorus or rebuilding into a larger mass it always returns to its role of the hostile crowd. Only the viola cadenza seems to tame and harness it towards the end of the piece, like the dream of a successful revolution, achieved in cantabile softness, leading to Ophelia (turned Elektra by Müller) finally taking control over the machine for her last monologue, merging with it harmonically, and turning the threat against us, her oppressors. In this last movement – the ‘Abyss’ (Tiefsee) that gives its name to the work – the whole clockwork, with its unpredictable, shrill outbursts of violence, seems to have sunk underwater and to bubble and sigh, together with the invisible life of its new oceanic environment.
This talent for portraying a texture of potencies and potentials, flexing and bursting into violent explosions without ever reaching a resolution that would result in peaceful stasis, is something that characterizes the mood of most of Koskinen’s works. Thinking in particular of Ophelia/Tiefsee which he premiered, conductor Clément Mao-Takacs calls Koskinen’s “a music of secrets”. He unfolds this association thus:
“What I mean is that it is full of secrets – hints, [self-]quotations, memories… – but they are so well hidden that even a trained ear cannot easily recognize them. And yet something within us perceives them and it feels like this music secretes something both strangely familiar and absolutely new. (…) Juha’s science is that of a crafty and mischievous inventor in search of the right dosage. (…) He knows when to stop, frustrate, hold back, avoid, contain, refuse – always with reason. He can assume any tone, but never overdoes it; in the contrary, he always displaces things (especially in his stage music), offering to performers and spectators both an additional space, dimension, opening. Which doesn’t mean that his music is without depth or coldly intellectual: I’d rather say it is an exploration of the depths, steady and obstinate (…) Patient observation is required to understand that what we thought was vegetative is in actuality alive, that what we thought was blind is a source of light, that the smallest plankton, alga or coral is as necessary as the rest of sea-life – at the same time resulting from its environment and participating in its conservation and its evolution. Depth, depths are not for Juha synonymous of heaviness, but rather pressure and impressions, unsuspected and shattering revelations. Whether we are dealing with high sea or a goldfish bowl – and it is not the least of Juha’s talents to suggest the oceanic when dealing with an aquarium – what he offers to our seeing and hearing is life itself and the observation of life, access to the unspoken, the unspeakable, the invisible, that which is ordinarily silent or concealed from our senses.”[7]
The sea and its secret life, it turns out, is a recurring metaphor in Koskinen’s music – deep down a composer of big cities and of restless overlapping sonic layers, who rejoices in the immersive urban multilingual soundscape of his home neighborhood in Berlin’s Kreuzberg. The sea is present in the Hamlet-Machine material and its variations, of course, and in works such at the Piano Trio No. 2 (2017) introduced as three variations on water, but also recently in all the variations on water myths of Japanese Buddhism that pervades his later output: at the mercy of (the waves) for daegum, koto and double bass (2017), Unabara (lit. ‘deep sea’) for guitar, kantele and cembalo (2020), Fundamenta – de profundis (2020), the central fragment of the piano cycle Hoshi Mandara, or the myth of the underwater Dragon God Ryūjin, that plays a preeminent role in an upcoming opera based on the life of the Buddhist monk Myōe Shonin. In this context the sea is suggestive, as Mao-Takacs points out, of the invisible life beneath the surface, but also of ever-shifting shadow plays, moving layers and slow harmonic transitions that are otherwise characteristic of Koskinen’s music. Focused and minimalistic in his chamber music, these textures are expanded and diffracted to their most impressive proportions in orchestra pieces such as the double-anti-concerto Omaggio a Smilla (2002), a fascinating hall of mirrors and shadows, and Seishin (lit. ‘the heart’s voice’) for wind orchestra and percussion (2010, rev. 2022). The latter is inspired by a poem from Japanese Buddhist monk Kūkai describing the listening of sounds in the forest, which is much like the oceanic abyss treated with pointillism and occasional organ-like lush as a mysterious swarming ‘urban’ environment full of invisible forces – another similarity being that Ophelia’s emerging viola ostinato motive is replaced by a piccolo ostinato suggestive of a bird. It is no coincidence that both Omaggio a Smilla and Seishin (or the later Bushukan, a ritual listening session of its own kind) all contain elements of immersive instrument spatialization, putting the spectator in the position of a landscape’s observer gone a-hunting after mysteries.
One additional dimension that is specifically characteristic of Koskinen’s works for the stage is the confrontation with otherness. It is perhaps no coincidence that all his operas to date are centered not just on female characters, but on ostracized, ‘othered’ versions of them, whether through only superficially harmless male gaze or proactive witch trials. The stage, for composers who usually work in solitary confinement and rule alone over their musical world, and for anyone else involved in it, is a place of encounter, or departure from comfort zones, where separate entities, individualities, art forms and languages engage in dialogue and friction. This movement towards the other is one of tremendous importance in the way Koskinen engages with the world through his music, but also as a matrix that carries that music forward creatively. For instance his flamboyant tone poem Hehkuva graniitti (The Glowing Granite, 2001), commissioned by the Finnish Radio Symphony Orchestra and combining orchestra, choir and soloist in the setting of a poem by Elmer Diktonius on the sacred and solitary task of the artist, stands apart from Koskinen’s creations for the stage precisely because it doesn’t present a figure of alterity, that type of crack and opening to the outside that theatre commands, although it is also not devoid of wackiness. I would argue that having learned from this, Koskinen has eventually not only pursued this outside-of-comfort-zone quality through stage works, where it is more naturally achieved, but has been trying to reach it even without the prompt of the stage, in all of his music.
“In composing you need to think from the outside, take some distance, alternate between the magnifying glass and the bird’s-eye-view”[8], he states, about the musical process in general.
4. Building bridges in music
Concerning the dialectics of otherness, it is impossible to not delve into Koskinen’s growingly intense relationship to Japan and the Japanese music scene. Japanese culture being often subjected to superficial Orientalism, it is of note that Koskinen found a different, more personal and engaging path: “over [multiple stays] Japan has become an actual, real place to me, with its light and darker sides, instead of an exotic story-land on which to project one’s own fantasies”[9].
In 2004 Koskinen’s work for septet Sogni di Dante was premiered by Ensemble Recherche at the Takefu International Festival in Japan and was awarded the festival’s First Prize, which came with a stipend and a commission for the following year’s festival – resulting in the premiere of Koskinen’s String Quartet No. 1 at Takefu in 2005, at the hands of Quatuor Diotima. This was the starting point of regular visits to Japan, including in the form of a residency at Tokyo Wonder Site in the summer of 2010 and an engagement as a teacher of composition at the Aichi University of the Arts starting from 2016. Gradually Koskinen developed a distinctive knowledge of Japanese culture, and multiple collaborations with Japanese musicians and institutions.
Koskinen’s interest in Japanese culture has been manifold, and of course channeled first by the widening of aesthetic horizons through musical experiences: discovering classical Japanese instruments, witnessing the melodic recitation and instrumental playing in performances of Noh, Kabuki and Bunraku, and the chanting and percussions of religious rituals, such as the Goma feast which Koskinen attended in a Shingon temple during his stay in 2010. As always the specific spectrum of a new language (phonologically, and in its ideogrammatic manifestations) was also bound to open new musical horizons, as did French, Italian and German earlier. These experiences have resulted in multiple musical collaborations with Japanese musicians which are also a learning curve: Koskinen has become very knowledgeable in the techniques of koto through his work with several koto players, and has studied for many years classical liturgical shōmyō singing with the master Suehiro Shoei[10]. But one could say that what ties these endeavors together and makes them more than disparate exotic barrowings is the interest for Japanese Buddhism that connects them on a cultural and intellectual level.
At the core of classical Japanese poetry, Noh theatre, art of calligraphy, but also omnipresent shrines and statues of deities in the cities and even names of certain plants, lies Buddhism, its corpus of sutras, its internal controversies and its ambivalent relationship with the pagan Shinto religion, all of which express themselves in ritual music but also visual elements such as choreography and mandalas. It is a rich world of concepts and images. It also transcends the interest in Japan and defeats any kind of chauvinism, since it stems from continuous and fruitful cultural exchanges with China, Korea and India at least.
A distinct limitation of the Western interest for Japanese Buddhism is its almost exclusive focus on Zen. This focus, informed by a seemingly compact and relatable set of conceptual tools (vacuity, centering on the here and now) and preference for paradoxes and meditation over doctrinal discussion, has a history, mostly channeled by the teachings of D.T. Suzuki and their influence on the like of the Beat Generation, John Cage, Morton Feldman or Giacinto Scelsi, aligning a variation of Zen with a critique of Western value systems, which was also the case of Martin Heidegger in the field of philosophy; not to speak of artists who had some form of contact with Japan and were seduced by an aesthetics of emptiness (from the Western discovery of minimalistic ink wash painting to Yves Klein) or later by such imported concepts as Zen gardens or wabi sabi. Most of the Western knowledge of Japanese Buddhism amounts to Orientalist clichés based on third-hand notions of Zen. Whether or not one embraces the contended idea that Zen and its derivatives constitute a form of boiled down ‘essence’ of Buddhism, the reality of Buddhism in Japan, in its history as much as in its practices and its pervasive influence on Japanese culture, is much more complex and colorful. This is one reason Koskinen has been most interested in Shingon Buddhism as opposed to Zen, and on the musical side in Shingon and Tendai shōmyō singing and their repertoire, their koshiki (narrative songs) and mudra (ritual hand positions). Noh theatre, in which Koskinen has taken interest both by working with Noh singers and as a dramaturgical inspiration, is also carrying strong philosophical and religious influences from Pure Land Buddhism, and cannot be understood through the lens of Zen alone.
Koskinen’s attempt has been to create a more profound intercultural dialogue than is customary in Western works that are adaptations of Japanese material or elements, even revered operatic examples from mentor figures such as Paavo Heininen’s Silkkirumpu (The Damask Drum, 1983) and Kaija Saariaho’s Only the Sound Remains (2016), or indeed Koskinen’s own Madame de Sade (a French story told through a Japanese filter). This renewed profundity comes both from rigorous engagement with actual Japanese material and Japanese artists and with the underlying Buddhist material as a matrix and inspiration.
One early example of what that could mean is the Bashō Fragments (2010), where the acoustic music, scored for bass clarinet and cello, runs parallel to a recording of a Japanese person speaking three poems by Bashō in the original Japanese, in which case the friction of cultures is obvious. Similarly the work Bushukan, to be premiered in October 2022, is scored for shōmyō singer (Koskinen’s teacher Suehiro Shoei) and string trio, and built entirely around a performance of a shōmyō hymn and mantra performed in their original forms. The traditional chant’s complex colors are mirrored and diffracted in the string writing to create new music wreathed around it, while syllables of the Japanese text also reassemble into Finnish words from Reetta Pekkanen’s poem Katoaminen (Disappearing).
As Koskinen himself explains: “I see no reason to actually start copying a distant culture’s exoticized musical expression in my music. What matters is the process of the encounter, the gradual reach and growth towards each other. One shouldn’t aspire to abolish differences nor try to force them to integrate into a familiar identity.”[11]
One key concept used on a compositional level by Koskinen is that of intertwining, which is a way of favoring complexity and dialectics over ‘fusion’ and syncretism, in the same way he always prefers the friction of languages to watered-down Globish and other forces of capitalistic uniformization. This is a method to acknowledge the difficulty of intercultural dialogue all while offering new bridges that advance it, and creating new musical colors born from the overlaps and gaps created by this intertwining. And within such a paradigm the Buddhist search for the cracks within the fabric of reality meets Koskinen’s musical research on harmonic shadow plays, superpositions and transitions, in the same way his ostinati and erupting force fields find new motivation in mantras that carry intent and devotion. In Koskinen’s works inspired by Buddhism, traditional mantras are often quoted, as are poetic texts by Buddhist religious figures (Kūkai, Dōgen, Myōe), never in an uprooted fashion that would disconnect them from their original culture, but also providing them with a new context, as comments on the existential and manmade chaos of existence, not abstractly, but in our day. Although earlier cultural references in Koskinen’s work could betray a taste for the tragic and a leaning towards an absurdist worldview calling for an aesthetics of cruelty, especially in his operas, this corpus lays open the underlying ethics that his music expresses since its beginnings on its own terms: a dire yearning for the luminous power of compassion in the face of destruction and self-destruction, and more specifically an urge to side with the deject and repair the broken, within individuals, societies and environments. Analyzing the status of repairing and mending in this music would in itself be a lengthy and rewarding task for those willing and able.
Among the major works of this thread, the seven-part piano cycle Hoshi Mandara (2017-2020) articulates in aphoristic concision fragments from both European and Japanese musical traditions into Koskinen’s own musical matrix, and memories from some of his other works serve as a mesh-thin connective tissue; pianist Kyoko Fukushi describes performing it as a form of meditation leading to silence. The music Koskinen wrote for koto, including two solo pieces written for Nobutaka Yoshizawa, connects with his writing for guitar, kantele, piano and cembalo in a thoughtful dialogue between various plucked string techniques that truly creates concrete bridges between traditions – two notable examples being the aforementioned at the mercy of (the waves) for daegum, koto and double bass (2017), commissioned by the AsianArt Ensemble in Berlin, and Unabara for guitar, kantele and harpsichord (2020), written for Trio Superpluck in Helsinki. Another important constellation of works, exploring connection between woodwind writing traditions and ritualistic aspects of performance, has been created with the clarinetist Lauri Sallinen since 2019, in different settings (Dream Transmission with electronics, Seirei with string quartet, Heart of Light with violin and piano) and will find its climax in 2023 with the creation of an ambulatory piece of music theatre, Jaman-pahta, inspired by the Noh play Yamanba, in which the actual Finnish landscape of the premiere into which the audience will follow the performers will mirror the original story’s mountains where the witch Yama-uba has her lair. Again, transposition, translation and rewriting are preferred over mimicry.
Another major culmination of Koskinen’s work on Japan and Japanese Buddhism will be the upcoming opera *Waterfire, a variation on the monk Myōe Shonin’s dream diary in the form of an intercultural dialogue and examination of our society’s suppressed nightmares, as well as a new exploration, through the guise of the hinin, the outcast that the Buddhist monk named as his paradigm, of the pariah figure that has been central to all of Koskinen’s stage works. I will myself be involved in this cross-cultural effort as a librettist and stage director.
5. Periods / Quartets
We have surveyed many of Koskinen’s thematic threads and inspirations, in the order in which they have chronologically appeared and shaped his music. I would however prefer, in order to be truthful to the very nature of said music, to avoid the common-place artificial subdivision of the composer’s career into periods. It appears to me that if the concept of period should be used here, as with most artists it should rather be utilized in its chemical sense: a periodic table of elements that combine differently over time, with prospective room always left to discover new elements too. These Koskinen himself calls ‘seeds’, or bīja in the Sanskrit Buddhist vocabulary, in relation to the way a mantra for instance grows. Figures, whether understood as character archetypes or musical motives, seem to have their own life in the whole of Koskinen’s music, and like his secret quotations and the epigraphs he inscribes in his scores they reappear in unexpected and at first sight unrelated places over the course of three decades, as discrete signs of the continuity of his obsessions. ‘Dream’ is one of these elements of which there are too many to list here, and also the method by which these elements are always recombined. This is expressed in a quote from Madame de Sade that Koskinen included in the opera he made out of Mishima’s play, and has mentioned to me as a personal motto: “… his purpose was not to win affection but to transfer from his imagination to a particular time and place on earth the dreams that obsessed him.”(Koskinen actually first discovered the play in Paris, in the French translation of André Pieyre de Mandiargues, and, in accordance with his taste for each language’s color and sensitivity, prefers quoting it in that version: “… son but n’était pas une séduction, mais le transfert, dans un temps et dans un lieu particulier de la terre, du rêve qui l’avait obsédé.”)
In a body of work so occupied with hidden influences, in which ideas continue their manifold underground growth over years, both chronological segmentation and the idea of linear progress seem just as vain. If we think of this body as a rhizomatic root system, constantly rewiring some of its growths on others and creating new bypasses and intertwinings, where exploratory shoots that seem disconnected actually all feed each other even if they do turn out to be dead ends, we might have a better glimpse at what an oeuvre is. In that metaphor, some roots ‘tuberize’ to form ‘reserve organs’ that feed the others, and I suggest describing one class of works as such ‘tubers’ that concentrate elements of Koskinen’s music: rather than defining periods, they define subsystems in his work; these have chronological significance but are more interesting to understand in ramifications that defy periodization.
The string quartet, the most canonical of genres in Western chamber music, is a perfect context to observe a composer’s work in purely music terms, and avoid the reduction of his output to limited hashtags such as ‘music theatre’, ‘Baroque’ and ‘Japanese’. Apart from works that use string combinations or the string quartet in combination with other instruments (or within broader orchestrations that use the quartet as their centerpiece), Koskinen has written four string quartets that will serve as our tubers in this reading, where we shall attempt to see in them more than just markers from four distinct decades.
Soleil noir(premiered by the Zagros Quartet at the Musica Nova Festival in Helsinki in 1999) is something of a Quartet Number Zero, as unlike its followers it doesn’t bear a number and is instead subtitled “Five miniatures”. As such it doesn’t have claims at being inscribed in the string quartet tradition, although it obviously makes full use of that specific instrumentation’s range. Albeit very characteristic of Koskinen’s pointillism, it strongly bears the mark of his studies under the guidance of Kaija Saariaho, her play with the transition between pitch and noise and her understanding of timbre as a tool for building harmonies, all while making a distinctive use of melodic material and a more condensed and dramatic use of time. Like Saariaho’s first string quartet Nymphéa, named after Claude Monet’s water-lilies, its color-plays are rooted in a visual inspiration, namely Odilon Redon’s works, as well as a poem by Marina Tsvetaeva (“… Night, like a black sun.”). One of Koskinen’s fellow computer music students at the IRCAM, François Sarhan, calls Soleil noir “one of my favorite works of his”[12], and recalls the discussions they had at the time about the possible nature of the missing fifth movement/miniature (which Koskinen composed only later in 2006), showing the process was spread over time. As it is in many ways a sister work to the contemporaneous Hamlet-Machine for viola and ensemble, displaying similar material and a comparable structure of individual voice(s) diffracted by other instruments throughout ephemeral solos, one could say that its elements have kept proliferating in Koskinen’s music even in the later music theatre work Ophelia/Tiefsee (2017).
The String Quartet No. 1(premiered by Quatuor Diotima at the Takefu International Music Festival in Japan in 2005) is ostentatious in embracing for the first time in all of Koskinen’s output a traditional name and numbering, and this can only stand as a statement. Rather than as a ‘phase’ or even a ‘fit’ of Neoclassicism in the composer’s career, this should be understood as crystallizing his constant need to mold his research in a dialogue with tradition(s), a dialogue that is spoken in the language of forms. Tellingly, the opus was followed by other numbered works for classical instrumentations, including most importantly a Symphony No. 1 (2006) that explored the possibilities of the symphonic form as a kind of ‘urban polyphonic novel’, and like the many organ works also written by Koskinen in the same period, the first quartet and symphony toy with the idea of subverting a traditional linear sense of time with cyclical structures. But although playing with harmonies more euphonic than previously and a more linear arc, and coming from an obvious student of Haydn (on whose Quartet opus 103 he would later write a variation), the String Quartet No. 1 is rather reminiscent of another student’s, Anton Webern’s, string quartet opus 28, in its moody and atmospheric alternation of chord expositions and harmonic landslides. The fact that the first movement quotes Koskinen’s own Madame de Sade (in its first 1998 version) is both a reminder of the work’s connection to earlier material and an explanation to the cantabile and dramatic quality of a quartet that never lingers in scholarly variations, but as in the composer’s ulterior orchestration always darts towards a seemingly unattainable climax located in the high register, and ends instead in the mellifluous but interrupted exposition of a melody.
The String Quartet No. 2(premiered by the Borea Quartet at the Kuhmo Chamber Music Festival in Finland in 2016, composed 2014 and workshopped in Japan in 2016) combines from the onset characteristics from the two previous, since besides its catalogue number it also holds a more elaborate subtitle: Under a Ginkgo Tree in Tiergarten. In a most literal interpretation, the double title would suggest a mature synthesis between youthful post-Spectral color-painting and later interest for classical form, and the subtitle would reflect both the composer’s move to Berlin and his new Japanese connection. Although this is biographically correct – Koskinen speaks of the resilience of the ginkgo tree historically adapting to European climate as a model for himself settling in a new country[13] – this No. 2 is leaning much more than its predecessor towards a classical melodic sound world and linear development. The work’s three movements, unfolding each in a continuous flow that barely ever pauses for a beat of silence, first seem far away from Koskinen’s usual broken, somewhat voluntarily breathless quality – that is, until realizing each movement ends on a pianissimo interruption, reframing the entire work as the offering, from the same aphoristic compositional mind, of a virtuoso study in elasticity, which upon a closer listen relishes in angular twists and turns and pizzicati. Definitely a curiosity in Koskinen’s output, this quartet is again more interestingly understood as a mood in a palette than as a phase: a presentation of the dance-composer Koskinen, whose taste for a clearly yet nervously drawn musical idea, as in a calligrapher’s brushstroke, takes its most solar and generous form. It is to be noted that there is again an explicit connection to other work: a lot of the material is shared with the opera Lusia Rusintytär, which was composed at the same time.
The String Quartet No. 3 is a novelty that was completed in July 2022 and hasn’t been premiered yet. Its title marks a return to dry numbering, but it contains an epigraph from Georg Trakl’s poem Frühling der Seele that ends with an exclamation that seems to tie a lot of previous threads together: Strahlender Sonnenabgrund – “Radiant abyss of the sun”. The music does shine in a manner more misty than sunny, and as a whole hovers calmly out of silence and back into silence with sparse shimmers of melody and color. Much more typical both of Koskinen’s harmonic transition work and of his pointillistic and at times explosive string orchestration than the previous quartet, this opus reaches back to Soleil noir all while owning the full-blown condensed energy of his mature pieces. Koskinen’s dialogue with Japanese culture is also elusively – secretly, as Clément Mao-Takacs would say – present through the ghostly transposition of shō harmonies and of the Shingon Mantra of Light. Although some other components connect with Koskinen’s Japanese works, the latter alone is sufficient to tie this quartet to an operatic project like its predecessors: the mantra was popularized in Japan by the monk Myōe Shonin, whose dream diary is the basis of a broader work-in-progress. Although all of the shoots of this specific tuber in Koskinen’s rhizome haven’t yet sprung – and it might be bold to assume that any of the previous quartets are any different in this respect, since their material and themes continue their growth somewhere – we can already see it connect with multiple existing developments, and probably many that have not been identified yet. It does confirm once again the manifold inner connections within a composer’s body of work that need to be assessed in their interconnectedness, and as a centerless field of possibilities, like Koskinen’s music itself, ready as it is to explode in unexpected eruptions.
6. Turning points & Continuities
Having now a more general view on Koskinen’s body of work, it seems that the characteristics of his treatment of the rich material at hand appear more clearly.
In a 2015 interview for the Finnish broadcasting company YLE, recorded between the premiere of his fifth opera and his first teaching semester in Aichi, Koskinen reflected on his art and gave a list of what he thought important to pass on in the field of music: “Motion, metamorphosis, erosion, weathering, flow.”[14] The list was provocatively laconic, even more so because it was made in the context of the Jean Sibelius jubilee and originally responded to a prompt to talk about Finnish music – Koskinen’s answer instead insisted on the importance of other cultures in his own background and the development of music in general, and spoke of “Finnish-European-global” music. The statement, apart from its value in dismantling chauvinistic thinking about music (which in Finland has political importance regarding the way the figure of Sibelius is instrumentalized by the far-right), can go both ways: Koskinen’s interest in musical processes of transformation/erosion was nurtured by the way they are realized in different traditions and with different tools, and the same interest also allowed him to connect these tools and traditions within his music in an organic way, as another (meta-)erosion of pre-existing boundaries.
A manifesto of sorts is the six-minute piece TEN, scored for five instruments (including Japanese percussions) and soprano, which was premiered by the Japanese Ensemble [H]akka in Hiroshima in 2019. The piece is written in full awareness of the shadows haunting the location of its premiere, and as it slowly unfolds an esoteric mantra in a fragile interstate between European and Japanese vocal techniques, the text seems to be surrounded by destruction that could – to the listener’s unease – be either past or impending, or both. Not only an example of weathered intersecting layers and of musical bīja/seeds, TEN exemplifies another key feature of Koskinen’s music, contained in the Japanese meaning of its title: ‘turning point’.
Turning points could be said to be central to Koskinen’s macrostructures in general. His works are typically not built towards a final climax – the climax, when it occurs, comes towards the middle of the piece, and the final section is devoted to unwinding it, to processing a high-intensity event closer to a surge of violence than an orgasmic resolution. In TEN, the titular turning point comes in the middle too, on a silent fermata that follows an intense recitative reminiscent of Noh theatre (and indeed announced by a traditional taiko drum). The fermata bears the unusual instruction: “During this long fermata all the performers make a silent prayer.” Unabara for plucked-string instrument trio (2020) contains a similar moment in a structurally similar middle-spot, offering the performers a one-minute-long Katve-kadenssi (Cadence of shade, or of in-between) in which they are free to retune, pray, meditate, read a favorite text or “wave at their support-person in the audience”.
This turning point is not always manifested in such a stretched-out silence, but it can always be understood as a process of ‘loading’ the silence that follows the end of the performance, in another trait that is broadly cross-cultural and of particular weight in Japan.[15] The replacement of the climax with a turning point also means embracing the ambiguity of a conclusion that cannot be said to be victorious and that doesn’t make Manichean choices about the state of mind in which one should return to one’s everyday life. It resembles grieving: an unresolved state that can turn to extremes, and that contains both anxiety and hope. Many musical gestures that Koskinen typically uses in the final sections of his pieces, such as the high-pitched airy flute calls repeated in Sogni di Dante (2004), Sogni di Myoe (2015) and in Ophelia/Tiefsee (2017), that could be either a tired victory call or an emergency post, but are simply marked in the score as luminoso.
The epigraph of the koto-piece Usugōri (2018) is a quotation from the Noh play Tatsuta that is originally a quotation from the Chinese Buddhist monk Zhiyi – it describes the light of Buddha as always appearing ‘tempered’ and ‘merged with dust’, and hence difficult to recognize but ready to be uncovered even in lowliest places. This is also why light never appears at full intensity in Koskinen’s music: instead it always shines through textures and cracks, and commands focused attention to be perceived. That state of attention into which the composer tries to invite us has its counterpart in his own attitude made present in the careful, always clearly delineated gestures in which he takes each step together with his listeners. The title Usugōri, that means ‘thin ice’, is a good emblem of such a compositional attitude, and to a Finnish listener is reminiscent both of cautious footsteps and stops on the frozen sea, and of the finest cracking sounds that resound in a damp snowy silence. Composing on thin ice is an attitude and a method for times of distress and announced collapse such as ours.
These cautious steps cannot come with big breaks and leaps, and it is no surprise that Koskinen’s music, both in each separate piece and in his career as a whole, is structured like a search of continuity within interruption. Whether we are talking about harmony or a relationship to historical traditions, it always looks for inflexion points instead of either repetition or clean breaks and slates. As we have established, some lines or shoots have been spanning decades worth of his music.
Lines are continued in the form of collaborations, as well. We have already mentioned the fact that for instance Koskinen’s opera work, his music for Baroque instruments or his music for Japanese instruments has developed over the course of multiple collaborations with the same artists, and the same can be said of the cycle of works for clarinet created with Lauri Sallinen, or earlier his organ music written for Jan Lehtola. Another fascinating ten-year collaboration is Koskinen’s association with Finnish guitarist Patrik Kleemola.
Koskinen’s music for guitar is a musical trail in itself, connected to all of his music for plucked strings throughout Baroque and Japanese instrumentation too. One of its starting points or seeds is the short guitar piece Der Bau (premiered in 2009 by Rody van Gemert) and its derivatives erBa (2009, for two guitars) and Cinq fontaines de la fortune (2014, for guitar and cembalo), all concerned with both ancient musical inspiration[16] and Franz Kafka’s short story Der Bau (The Burrow), in which the first-person narrator is a creature digging himself a safe space underground, only to be threatened by the approach of a potentially hostile sound source. The sensorial associations are obvious, from the gestures of kratzen (scraping) and scharren (scratching) that are transposed on the instrument to a thoroughly intimate blind world of sonic impressions and threats. This line is continued in the work with Patrik Kleemola first in the solo piece Foco interno (2011), an 11-minute-long somewhat immersive sensorial experience that reminds of Kafka’s animal’s anxious digging, augmented with extended techniques and humming. As the collaboration continued Kleemola could see the material transform: “Maybe it is thanks to his Japanese influences that the expressive power of silence in Juha’s music for guitar has grown”, he ponders. “This suits very well an instrument whose dynamics must be built by hand precisely from the silence.”[17] In Taizōkai (2015), whose title refers to the mandala of the ‘Womb Realm’ used in Shingon Buddhism, the blind underground burrow-tomb merges into the more promising image of the pre-natal matrix, and ends in the memory of a Bach chorale celebrating the mystery of nativity. This idea was continued in das zur Ruhe kommen der Mondscheibe im Herzen for guitar, violin and cello (2019) that incorporates elements of a shōmyō hymn connected to the same mandala. In this piece a ‘Tuning cadenza’ similar to that of Unabara also incorporates an element of humor that is equally present in Ramento for solo guitar (2020), a prayer for compassion that seems comically stuck between Finnish Lutheranism and Buddhism. Although the way these works connect with contemporaneous pieces for other instrumentations is pretty easy to trace, the influence of the performer’s personality should not be overlooked, as Koskinen has endowed the works he wrote for Kleemola with a particular tone. These latest miniatures that experiment freely with the intertwining of his own various influences open the door to new music that is yet to be imagined.
Open endings
The clearest last impression and aftertaste left by many of Koskinen’s works’ lack of classical resolution is the sense of an open ending – the acknowledgement of the fact that we are not done making music, even as we collectively walk on thin ice indeed. The continued life on the same material over decades, including after years of invisible growth, also is an indication that the process is never completed for good. And collaborations, old and new, also create a chain of transmission for music to continue.
Not only constantly going ‘back to school’ to study new sources of inspirations, Koskinen has also become a figure inspirational for younger Finnish composers for his broad perspectives, his music theatre work, his inventiveness within craftsmanship, patient attitude in building towards new horizons, and the advice he always offers to those who ask.
Miika Hyytiäinen underlines: “Insightful use of vocal registers, skillful orchestration, internalized compositional technique are not self-evident things in the field of experimental music theatre. It’s only now that I can appreciate how Koskinen has early on found a balance in truly looking for something new and interdisciplinary all while carrying technical sovereignty. This is the position from which he still seems to create art that as gesamtkunstwerk levels solitary and collective work, and condenses both humor and a certain discreet wisdom.”
Outi Tarkiainen, a successful younger colleague who is also making a breakthrough as an opera composer, reminisces along the same lines: “Koskinen is a major Finnish composer of his generation, idiosyncratic, invariably surprising and truly cosmopolitan. Juha’s music takes hold of the heart just as it challenges the mind – the infinite richness of details, the inventive orchestration and the infallible sense of drama are to me the main characteristics of his musical language. I am thankful for all of his advice.”[18]
Some of Koskinen’s works keep growing in the repertoire of ensembles and soloists, and a lot remains to be unearthed as it has disappeared after the premiere, according to the senseless custom of the new music economy, of which in particular orchestra music suffers immensely – as is demonstrated by Koskinen’s many gems for orchestra and ensemble, of which I mentioned a few, that are awaiting a revival. Much is also left to be written. Hopefully this essay can contribute to the acknowledgement of the wide existing range of his works, and help spark curiosity for a music that is itself curious in all the meanings of that word.
[1] Kimmo Korhonen, “New music of Finland”, New Music of the Nordic Countries, John D. White (ed.), Hillsdale (NY, USA), Pendragon Press, 2002, pp. 121–286.
[2] Sibis 1/2002, quoted by Vesa Sirén, “Nuoret paheksuvat Rautavaara-ilmiötä”, Helsingin Sanomat, 08/05/2002.
[3] From Liisamaija Hautsalo’s interview article “Juha T. Koskinen: Säveltäminen on uudistamista – tradition rajoissa”, FIMIC, 2005.
[4] Liisamaija Hautsalo, “The New Finnish Opera Boom”, Finnish Music Quarterly, March 2000.
[5] Quotations from Miika Hyytiäinen are from his tribute text (see Appendix).
[6] Vesa Sirén, “Voiko ooppera olla nopeaa ja terävää?”, Helsingin Sanomat, 06/11/2002.
[7] Quotations from Clément Mao-Takacs are from his tribute text (see Appendix).
[10] See both of his articles on the subject in the musicological review Musiikin suunta: “Säveltäjä shōmyōn johdattelemana” (2018) and “Näkökulmia Tendai-shōmyōn perusteisiin” (2019).
[11] Juha T. Koskinen, “Toista kohti kurkottaen”, Rondo Classic, 30/11/2019. (Also archived on the composer’s website.)
[12] Quotations from François Sarhan are from his tribute text (see Appendix).
[13] Kimmo Korhonen, “Monien merkitysten jousikvartetto”, Rondo Classic, 01/07/2016.
[15] On the Japanese perception of this silence, one can read Lasse Lehtonen’s article “TEN (転)—between two worlds” published on the composer’s website, containing also interviews of the Japanese performers of the piece. https://jtkoskinen.net/ten-between-two-worlds/
[17] Quotations from Patrik Kleemola are from his tribute text (see Appendix).
[18] Quotations from Outi Tarkiainen are from her tribute text (see Appendix).
APPENDIX: Tribute texts
As I was researching this essay, I suggested a few of Juha T. Koskinen’s colleagues and collaborators to write a short testimony that would also serve as a tribute on his 50th birthday. They are to be found below in their entirety and original languages.
Miika Hyytiäinen:
Jo useamman vuoden ajan on maantieteellisesti ja esteettisesti lähelläni majaillut eräs Juha, jolta olen saanut tarkkoja älykkäitä huomioita aiheesta kuin aiheesta. Tämän herrasmiesmäisen ja hieman pidättyväisenkin taiteilijan kanssa en kuitenkaan puhu eräästä Juha T. Koskisesta, vuosituhannen taitteen oopperasäveltäjästä, joka sai melkeinpä myyttisen sädekehän.
Syynä tämän hahmon tarunhohtoisuuteen olivat erityisesti Ooppera Skaalan kanssa tuotetut musiikkiteatteriteokset Velhosiskot (1996), Eukko – pidättekö vainajista (2000), Brunelda – Amerikan sydän (2002) sekä Madame de Sade (eri versioina, viimeinen 2010). Ne kuuluvat siihen suomalaisen oopperan buumiin, joka huipentui vuonna 2000 peräti 14 suomalaisen oopperan kantaesitykseen, joista Eukko siis oli yksi. Tämä liike teki varmasti suomalaisesta oopperakentästä moniäänisemmän, mutta rakenteiden lisäksi se vaikutti myös yksilöihin. Syvällisellä tavalla omaan käsitykseeni musiikkiteatterin mahdollisuuksista vaikutti Koskisen oopperoiden sijoittuminen itsestäänselvästi osaksi eurooppalaista oopperatraditiota.
Erityisesti Saksalaisten musiikkiteatterisäveltäjien ja dramaturgien synkin tuomio on “Mozartia väärillä nuoteilla”, siis oopperaa, jossa vain musiikin pintakerros on vuosisatojen saatussa muuttunut. Koskisen oopperoissa näin ei koskaan ole, vaan dramaturgia ja tapa ajatella musiikkiteatteria ovat aina syvällisellä tavalla uusia. Tällaista suhdetta tekstiin, esittäjyyteen, ihmisääneen ja huumoriin ei yksinkertaisesti olisi voinut olla olemassa vielä sata vuotta aiemmin. Näistä teoksista tuli itselleni jonkinlainen henkireikä ja osoitus siitä, että hitaasti muualla puhaltavat tuulet vaikuttavat myös Suomen ilmanalaan.
Oikeastaan vasta siirryttyäni itse keski-Eurooppaan, havaitsin Koskisen musiikin toisen puolen. Se on yksinkertaisesti taitavasti ja huolella tehtyä. Sibelius-Akatemian taikapiirissä tämä saattaa tuntua triviaalilta, mutta tarkkanäköinen laulurekisterien käyttö, sujuva orkestraatio ja satsiopin sisäistynyt käsityötaito eivät olekaan kokeellisen musiikkiteatterin kontekstissa itsestäänselvyyksiä. Siksi osaan vasta jälkeenpäin arvostaa sitä, että Koskinen on löytänyt jo varhain tasapainon, jossa voidaan etsiä aidosti uutta ja poikkitaiteellista, mutta silti kannatella mukana teknistä suvereeniutta. Tästä positiosta hän tuntuu luovan nykyäänkin taidettaan, joka tasapainoilee kokonaistaideteoksena itsenäisen ja yhteistyön välillä, kiteyttää huumorin ja hillittyn viisauden.
Patrik Kleemola:
Yhteistyöni Juhan kanssa alkoi sooloteoksen Foco interno (2011) myötä. Teoksen ensimmäinen osa Foco on todellakin nimensä mukaisesti tuskallisesti polttavaa musiikkkia. Teoksen piinallisen repetiiviset motiivit herättivät huomiota ihan kotipiirissäkin teosta harjoitellessa. Toisessa osassa Interno on jäljellä enää tyhjyys säveltäjän lainatessa otsikossa Paul Celania:
“In der Mandel – was steht in der Mandel? Das Nichts.”
Juhan toinen minulle kirjoittama soolokitarakappale Taizõkai (2015) tietyllä tavalla muistuttaa Foco internon muotoa pienoiskoossa, mutta merkittävin eroin. Foco internon lopun“ei-mikyys” saa Taizõkaissa huomattavasti toiveikkaamman lopun Bach koraalimukaelman muodossa. Pohjalla oleva koraali on Bachin kantaatista BWV 122 Das neugeborne Kindelein, jonka voi myös ajatella heijastelevan laajemminkin syntymän ihmettä. Taizõkai-nimi viittaa japanilaisen shingon- buddhalaisuuden mandala-kuvioon ja siihen liittyvän “kohtumaailmaan”.
Japanilaiset vaikutelmat Juhan teoksissa ovat korostuneet tuoreimmissa teoksissa Das zur Ruhe kommen der Mondscheibe im Herzen (2019) viululle, kitaralle ja sellolle sekä Ramento (2019- 2021) soolokitaralle. Ehkäpä juuri japanilaisvaikutteista johtuen Juhan kitaramusiikissa hiljaisuuden ilmaisuvoima on kasvanut. Ja tämä sopii erinomaisesti soittimelle, jonka dynamiikka täytyy rakentaa nimenomaan hiljaisuudesta käsin. Pitkä matka on tultu yli kymmenen vuoden takaisesta intensiivisen piinavasta Foco internon musiikista viimeisimpiin teoksiin, joihin on tullut tilan tuntua ja hengittävyyttä teos teokselta. Vuosien varrella olen tutustunut Juhaan paremmin ja hän on monesti käynyt luonani Turussa ja olemme nähneet myös Helsingissä kuin Milanossakin. En kutsuisi Juhaa ehkä romantikoksi, mutta oman elämän tapahtumat kuuluvat hänen musiikissaan, valitsemissaan aiheissa kuin itse sävelkielessä, sanattomana ilmaisuna.
Turussa 27.9.2022
Clément Mao-Takacs:
La musique de Juha est secrète. Je veux dire par là qu’elle renferme des secrets – allusions, [auto]citations, souvenirs… – mais si bien cachés que même une oreille avertie ne peut les reconnaître aisément. Pourtant, quelque chose en nous les perçoit, et il semble bien que cette musique sécrète quelque chose qui nous est étrangement familier et cependant absolument neuf. La musique de Juha est une armoire à poisons, où chaque fiole semble un inoffensif sirop aux couleurs attrayantes qu’on désire boire ; et c’est seulement lorsqu’il est trop tard que l’on comprend que l’on a goûté un liquide fatal, qui laissera traces et séquelles en nous. Une lente sécrétion des poisons dans le secret de notre corps entendant : voilà le mal délicieux que maîtrise à merveille Juha T. Koskinen. Si l’on ne se méfie pas, on prend cette musique à la légère (car elle sait se faire légère comme plume, translucide comme un disque de glace ou de sucre filé) : on aurait grand tort. Car le compositeur et sa musique poursuivent un but que seuls ils pressentent et parfois connaissent, un art des mystérieux dosages subtils. D’un geste malencontreux, nous pourrions mourir d’un coup ou bien ne rien ressentir ; or toute la science de Juha est celle d’un inventeur malin et malicieux, qui veille à trouver la juste proportion. Juha est un disciple de l’Apollon delphique – « Mêden agan » pourrait être son credo – ; il sait s’arrêter, frustrer, retenir, éviter, contenir, refuser – et il a toujours raison. Il sait adopter tous les tons, mais ne force jamais le trait ; au contraire, il a soin de toujours légèrement décaler les choses (notamment dans sa musique dramatique), offrant ainsi aux interprètes comme aux spectateurs un espace, une dimension, une ouverture supplémentaires. N’en déduisez pas que sa musique est sans profondeur ou froidement intellectuelle : je dirais bien plutôt qu’elle visite les profondeurs, avec constance et obstination, mais comme le ferait un sous-marin si perfectionné qu’il ne dérangerait pas la vie sous-marine qu’il nous donnerait à voir. Chaque œuvre du compositeur ressemble à une plongée explorant un recoin inconnu où l’on croit reconnaître des formes familières ; et il faut une patiente observation pour comprendre que ce qu’on croyait végétatif est en réalité vivant, que ce qu’on croyait aveugle est source de lumière, que le moindre plancton, la moindre algue, le moindre corail sont aussi nécessaires que l’immensité marine qui les entourent – à la fois résultant de cet environnement et participant à sa conservation comme à son évolution. La profondeur, les profondeurs ne sont pas chez Juha synonymes de pesanteur, mais plutôt de pression et d’impressions, de révélations insoupçonnées et bouleversantes. Qu’il s’agisse de haute mer ou d’un bocal – car ce n’est pas le moindre des talents de Juha que de nous faire croire à l’océanique alors qu’il ne s’agit que d’un aquarium –, ce qu’il nous donne à voir et à entendre, c’est le vivant et l’observation du vivant, l’accès à tout ce qui est tu, indicible, invisible, d’ordinaire silencieux ou caché à nos sens. Écrites dans le plus grand secret – avant de rencontrer interprètes et spectateurs –, les créations de Juha me semblent revenir sans cesse sur le secret de ce qui se crée, et de ce qui d’elles est sécrété : la présence de la vie jusque dans [ce qui a l’apparence de] la mort – une forme d’éternité retrouvée.
François Sarhan:
J’ai rencontré Juha en 1997 ou 1998, j’étais encore étudiant au conservatoire de Paris. On s’est revu de nombreuses fois dans ces années, et on partageait nos problèmes de compositeurs. J’ai un souvenir très marqué de ses œuvres de ces années là, notamment Hamlet-Machine, pour alto et ensemble, qu’il m’avait longuement commenté, à mon émerveillement. Soleil noir était aussi une de mes pièces favorites, la 5ème manquante (écrite beaucoup plus tard si je ne me trompe) étant sujet de spéculations entre nous.
Juha représentait pour moi à l’époque l’archétype d’une attitude romantique véhiculée par une musique nerveuse, agile, intransigeante. L’honnêteté intellectuelle et l’intégrité artistique irriguée de Dostoievski et Mishima en lutte avec une époque rationaliste et analytique. Il m’avait semblé à l’époque qu’il disait sans cesse « patience, patience », que je ne pouvais pas m’empêcher de lire comme une métonymie d’une crise existentielle permanente. J’avais à l’époque commencé une pièce pour baryton et ensemble où le chanteur répétait 300 fois « Patience », en son hommage. Il a regardé la partition et l’a regardée avec étonnement : « Mais j’ai jamais dit ça ! » Je n’ai jamais fini la pièce qui est sans doute perdue.
Outi Tarkiainen:
Juha T. Koskinen on omaperäinen, alati yllättävä ja aidosti kansainvälinen sukupolvensa eturivin suomalainen säveltäjä. Juhan musiikki pureutuu yhtä lailla sydämeen kuin haastaa mielen – loputon detaljien runsaus, kekseliäs orkestrointi ja erehtymätön draaman taju ovat minulle hänen sävelkielensä keskeisiä tunnusmerkkejä. Olen Juhalle henkilökohtaisesti kiitollinen monesta: kuinka hän avasi minulle Berliinissä asuessani oopperan maailmaa vanhemman kollegan viisaudella ja varoitti monesta sudenkuopasta. Juhan rohkaisemanaan uskaltauduin jopa heittämään esikoisoopperani ensimmäisen libreton roskakoriin, joka osoittautui merkittäväksi askeleeksi eteenpäin teoksen lavalle saamisessa! Lämpimät onnittelut Juhalle!
Certains retours reçus à Strasbourg sur notre spectacle ONLY THE SOUND REMAINS, spectacle créé au Japon en 2021, en collaboration avec des artistes japonais, sur un matériau japonais, me laissent quelque peu dubitatif sur les outils dont nous disposons collectivement pour parler de telles entreprises. Je ne pense pas ici à la réception du grand public, qui à bon droit s’intéresse plutôt à ce qu’on lui donne à sentir et comprendre qu’aux manières de l’étiqueter, et qui a été chaleureux et prolixe avec nous ; ni à la réception érudite, comme celle qui s’est tissée dimanche au fil d’une rencontre passionnante qui m’a mis en discussion avec des étudiants japonisants de l’Université de Strasbourg et leur professeur, qui consacrent ce semestre à cette œuvre tout un séminaire. Non, je pense ici à une partie du public dit « averti » et de la critique, à qui semblent venir facilement des termes tels que « japonisme » et « orientalisme » pour parler de ce travail, comme si celui-ci relevait d’un regard occidental sur le Japon, d’une rêverie exotique, négligeant ce qui dans le projet s’érige précisément contre cela, et les moyens par lesquels il le fait. Je vais donc me permettre une mise au point un peu détaillée là-dessus, moins en réponse à ce qui a été dit par d’autres qu’en guise de contribution à la mise en débat de ces sujets importants où l’homogénéisation culturelle globalisée le dispute aux appropriations culturelles continuées.
Il y a, d’abord, un biais de lecture assez courant. L’écriture pour flûte de Kaija Saariaho, par exemple, est construite sur des techniques étendues qui depuis près de cinquante ans trouvent une inspiration, ou plutôt la confirmation d’une intuition, notamment dans les techniques de jeu de la flûte shakuhachi et ses bruits soufflés, et cette recherche sur le timbre et le passage de la note au bruit sont caractéristiques de son vocabulaire musical, et même aujourd’hui d’un vocabulaire musical mondial. Pourtant jamais ils ne sont perçus comme aussi « japonais » que dans l’opéra ONLY THE SOUND REMAINS, qui s’inspire du théâtre nô mais qui ne contient strictement aucun matériau musical japonais. Quant à elles, mes mises en scène et scénographies – qualifiées par certains de « minimalistes », soit – se construisent depuis quelque douze ans sur la juxtaposition de la scène et des instruments, sur des espaces vides mis en résonance, sur des écrans de tissu et de papier et les jeux de transparence qu’ils permettent, sur des grammaires corporelles codifiées, et tout cela doit beaucoup à l’influence de différentes formes de théâtres asiatiques, à travers l’expérience que j’en ai eue et à travers leur influence sur le théâtre du 20e siècle et l’élaboration de ce qu’on a pu appeler un théâtre eurasiatique. Il n’est pas question, dans le cas de cette musique ou de ce théâtre, d’imitation ou d’appropriation culturelle quoique celles-ci en forment la préhistoire, mais d’une lente évolution faite d’influences croisées sur plusieurs générations, qui a permis l’existence d’un vocabulaire commun à des artistes d’origines différentes, et qui nous a permis par exemple, à nous créateurs de ce spectacle, de nous retrouver et de créer ensemble. Si j’ai pu dans ce spectacle cultiver une certaine esthétique de la pénombre, ce n’est certes pas sans rapport avec la relecture de L’Éloge de l’ombre de Tanizaki, mais cela vient de plus loin – ceux qui s’intéressent au travail de notre compagnie La Chambre aux échos le savent. On pourrait en dire autant des lumières de rampes qui soudain semblent évoquer les spectacles de nô en extérieur, ainsi que des dégradés de couleurs et des univers végétaux qui ne sont pas non plus arrivés là par désir soudain de citer Hokusai par goût de la couleur locale. Ou alors il faudrait plutôt parler de l’influence de la technique du bokashi de Hokusai, entre autres, sur le travail que nous menons depuis plusieurs années avec l’éclairagiste Étienne Exbrayat sur la fusion par dégradé de ses lumières et de ma vidéo, et dont ce spectacle est un exemple parmi d’autres. Méfions-nous donc de la lecture surdéterminée : le diagnostic de japonisme peut renvoyer à de profondes réalités mais aussi en dire long sur le regard de qui le pose.
Il y a ensuite l’histoire même de notre matériau spécifique, et dans son prolongement l’histoire de notre spectacle. Ezra Pound a commencé à partir de 1916 à publier ses adaptations des traductions de pièces de nô laissées inachevées par Ernest Fenollosa, qui a étudié la tradition du nô au Japon et s’est fait aider à la fois d’acteurs de nô et d’universitaires spécialistes de la langue japonaise classique. C’est une contribution culturelle absolument inédite à son époque, et un coup majeur porté, précisément, au japonisme décoratif formé autour de quelques estampes et clichés, par la tentative de faire connaître un art total à la tradition vénérable et avec lui toute une pensée cristallisée dans la langue. C’est donc aussi une auto-critique de Pound le japonisant, et le rappel d’une exigence sans cesse renouvelée. Tout l’apport de Fenollosa et de Pound a bien sûr été amplement complété, nuancé, voire corrigé depuis un siècle, et il reste historiquement tributaire de son époque autant que d’une chaîne de transmission particulièrement hasardeuse. Mais ce qui est heureux dans ONLY THE SOUND REMAINS, c’est justement de s’intéresser à la difficulté de ce passage, de cette Traduction. Notre démarche dans ce spectacle a été de prolonger/continuer la Traduction avec les moyens d’aujourd’hui, et de ramener au Japon les deux pièces de nô traduites qui forment le livret de l’opéra, pour compléter le cycle de l’échange culturel entamé en un âge qui n’avait pas tout à fait les moyens de ses intuitions, mais qui avait déjà un programme : que les cultures se nourrissent les unes des autres non par le pillage ou l’imitation, mais par la Traduction. Celle-ci tient les tensions sans les résoudre, du moins quand elle est comme la rêve Walter Benjamin : transparente comme une vitre, se refusant à couvrir et cacher l’original, mais entrant en discussion avec lui. C’est une beauté des nôs de Pound/Fenollosa de laisser dans le texte certains mots japonais intraduits, non par exotisme mais pour dire que même si on transpose cette matière en poème, quelque chose résiste, « reste » comme le dit le titre de l’opéra. Nous avons procédé de même, en refusant de cacher la source japonaise autant que nous refusions de l’imiter librement. Cette tension s’appelle Traduction. Pierre Rigaudière le relève joliment dans sa critique de Diapason aujourd’hui : « Si l’Orient rencontre ici l’Occident, c’est plutôt sous l’égide de Victor Segalen, dans la dégustation d’une coprésence, ce que confirment dans le surtitrage les sinogrammes [les kanjis, en l’occurrence] accolés à leur traduction française, plutôt que dans un fantasme de fusion. »
Dans le projet de monter ce spectacle à Tokyo en collaboration avec des artistes et artisans techniciens japonais, ces traductions de nô sont revenues chez elles, transformées, nourries d’autre chose, comme les échos de shakuhachi de Saariaho et mes écrans et dégradés. De manière emblématique, notre équipe ensemble avec l’équipe technique du Bunka Kaikan de Tokyo a travaillé notamment à faire vivre nos écrans comme quelque chose entre les shôjis coulissants du temple que nous représentons sur scène et la machinerie venue du théâtre italien – une rencontre, donc, et à hauteur de plateau. Chaque élément du spectacle est né dans la collaboration entre Européens et Japonais, en fosse sous la direction attentive de Clément Mao-Takacs, et sur scène en particulier dans le travail avec le chorégraphe et danseur Kaiji Moriyama, qui a lui-même étudié aussi bien le nô que la danse classique et contemporaine d’Europe. La balle était au milieu et c’est au milieu que nous nous sommes retrouvés, forts d’influences croisées déjà internalisées, d’un dialogue constant et d’un effort de mettre en jeu aussi bien ce que nous avions en commun (et qui vient d’une histoire longue qu’il est bon parfois de sentir vibrer) que ce qui nous séparait. Ceci jusqu’aux détails : les costumières du Bunka Kaikan m’ont fait savoir que je ne pouvais pas donner au personnage surnaturel féminin de la Tennin un pantalon long, mais qu’il fallait laisser les chevilles nues pour signifier au public japonais par convention qu’il s’agit d’une femme jouée par un homme, et nous avons évidemment adopté cette « façon » qui ailleurs passe totalement inaperçu mais qui fait partie des mille termes de cette grande traduction croisée.
Plus largement, Kaiji Moriyama n’a pas eu de difficultés à s’inspirer d’éléments de ballet, sans faire du ballet, pas plus qu’il n’en a eu à développer avec moi notamment un numéro de danse dans lequel il dessine au pinceau sur un papier qui fixe la trace de ses mouvements, comme dans la calligraphie japonaise, sans faire de la calligraphie japonaise. De même que le langage corporel que nous avons développé avec les chanteurs Bryan Murray et Michał Sławecki jongle avec des codes naturalistes, des codes brechtiens (eux-mêmes inspirés de l’intérêt de Brecht pour le nô) et des tentatives de traduction de ce que peut être le jeu de nô (le rôle de l’éventail dans le jeu de nô, permettant un théâtre sans accessoires, fait l’objet d’une transposition qui relève de la même logique de traduction). C’est toutes ces nuances et tous ces mélanges qui se perdent dans l’accusation de « japonisme ». Les équipes japonaises qui ont vu notre version et celle de Peter Sellars (2016) ne s’y sont d’ailleurs pas trompées : quoique remarquable et remarquée, la version Sellars leur a semblé, dans sa touffeur mystique, bien plus que la nôtre relever d’un certain cliché de la lenteur et du sérieux du nô, impression accentuée par le fait que personne dans cette version-là n’était japonais ni n’avait de rapport direct au nô. Nouvelle lecture surdéterminée peut-être – mais nous chérissons le fait d’avoir essayé de travailler autrement, et que le résultat soit si différent : non pas syncrétique mais euro-japonais ; plus percussif et plus joyeux, aussi. Tout cela, ce sont des divergences dans nos lectures de l’œuvre, venues de partis pris esthétiques différents, et non des jugements de valeur.
Une anecdote – qui donne un ton plus qu’elle ne sert une démonstration – pour finir. Dimanche soir, à l’issue de la dernière représentation strasbourgeoise, nous parlions avec Kaiji Moriyama du plaisir que nous avions eu à travailler ensemble. Lorsque j’évoquais la finesse de son interprétation de Hagoromo, ce mythe de l’arrivée d’une danse nouvelle dans un village de pêcheurs, et comment sa danse à lui nous rappelle si concrètement que « nous dansons parce que nous ne pouvons pas être comme des oiseaux », il m’a redit l’importance de notre collaboration entre artistes qui se retrouvent par-delà les océans, et la surprise renouvelée de ma connaissance de la culture japonaise et de la résonance de nos sensibilités. « Parfois je crois que tu es japonais », m’a-t-il dit. Une boutade, bien sûr, mais révérencieuse.
En somme je ne crois pas que ce soit cela qu’on appelle le japonisme. Et nous continuerons à porter, avec l’interdisciplinarité et la traduction qui sont ensemble une éthique au moins autant qu’une méthode artistique, le projet d’une interculturalité fine et engagée, comme nous l’avons fait jusqu’ici de projet en projet. C’est important car, comme annoncé dans la note de programme en référence au texte d’un des nôs que nous adaptons, il s’agit de trouver ensemble une manière moins triste d’habiter ce monde.