LE PIANO DE DEBUSSY : UN LABORATOIRE D’AVENIRS

Note de programme pour le concert de Secession Orchestra Portrait de l’artiste en jeune homme, conçu et dirigé par Clément Mao – Takacs, en novembre 2014.

« Le goût pour l’art s’apprend. Je l’appris. Cela fit partie de la rééducation quasi complète de moi-même qu’il me fallut accomplir pour entrer dans un autre monde, une autre classe sociale – et pour mettre à distance celle d’où je venais. »

Didier Eribon, Retour à Reims (2009)

Les programmes de Secession Orchestra font souvent la part belle à la confrontation des compositeurs, à ces voyages entre styles, pays et époques qui érigent l’interprétation musicale en art de la pollinisation. Nous avons découvert que la musique se refuse à toutes les cartographies simplistes, qu’elle dédaigne les frontières et les identités nationales – même lorsqu’elle les revendique en apparence – et que les mouvements d’influence ne sont jamais à sens unique. Dans ce vaste programme, le concert de ce soir se distingue par sa concentration : nous explorerons exclusivement la première partie de l’œuvre de Claude Debussy.

Le jeune Debussy n’est pas le plus connu du grand public, ni a fortiori le jeune Debussy qui s’exprime dans les œuvres de ce concert : en effet, ces pièces, qui sont toutes écrites pour le piano, sont pour la première fois présentées ensemble dans l’orchestration qu’en propose Clément Mao-Takacs, selon ce procédé qui lui est coutumier d’offrir une écoute renouvelée (pour ne pas dire une nouvelle première écoute), augmentée par les possibilités du déploiement orchestral, d’œuvres qui ne sont jamais par ailleurs entendues hors des circuits de la musique de chambre.

Car ce qui nous est donné à entendre n’est pas le répertoire habituel d’un orchestre, dont les musiciens découvriront cette musique presque en même temps que nous, puisqu’ils n’ont jamais jusqu’ici eu l’occasion de la jouer sur leurs instruments, pour lesquels elle n’a pas été écrite. Cette expérimentation est dans le ton : car les pièces pour piano que propose le jeune Debussy ne sont pas, non plus, des pièces de répertoire, de chatoyantes et virtuoses œuvres de concert. Elles sont, plus que nées sous la plume de Debussy, nées entre ses mains, au contact répété, brouillon et obstiné du clavier qui était « son » instrument de travail, et retranscrites au cours de cette recherche comme les observations d’un scientifique.

Beaucoup de compositeurs – encore aujourd’hui – « écrivent au piano », se servent de cet instrument maniable et compact pour développer les idées musicales qu’ils retranscriront ensuite ailleurs. Mais ce processus prend une importance particulière pour le jeune Debussy qui se cherche encore dans les années 1880 et 1890. Il n’est pas le jeune compositeur typique de son siècle : il n’est pas un Liszt, enfant prodige devenu virtuose des grands chemins, il n’est pas un Ambroise Thomas, infusé dès la petite enfance dans la musique classique, et devenu avec le plus grand naturel compositeur d’opéras à succès, finissant sa carrière à la tête du Conservatoire – il n’est pas de la même pâte que les Saint-Saëns, les Fauré, les Chabrier, les Massenet, fils de fonctionnaires, d’instituteurs, d’avocats, d’industriels, tous élevés dans l’amour des arts, et qui ont eu l’opportunité d’entrer jeunes au Conservatoire, de fréquenter les meilleurs lycées, et de se constituer au plus tôt un carnet d’adresses qui leur permettra de faire carrière. Debussy est né de parents commerçants précaires qui ne peuvent pas l’envoyer à l’école et qui le destinent à « la belle carrière de marin » (sic), et il faut, comme il le dira plus tard, les « hasards de l’existence » – une tante mélomane, un parrain collectionneur d’art – pour révéler ses prédispositions et lui faire rencontrer des professeurs de musique.

Quand Debussy, donc, s’assied au piano, ce n’est pas avec l’esprit léger du dilettante, mais avec la rageuse assiduité de celui qui ne compte que sur un talent qui lui a été concédé, et beaucoup de travail, pour vaincre un puissant déterminisme de classe, auquel il faudra opposer les démentis des diplômes et des prix qui lui permettront de montrer patte blanche. Dans le climat de la bohême montmartroise, il affiche sa distance avec les chansonniers et les artistes de cabaret avec lesquels la bourgeoisie aime s’acoquiner, et choisit le théâtre métaphysique de Wagner et de Maeterlinck, la poésie hermétique de Mallarmé et de son cénacle, les rêveries érudites et hellénistiques de Pierre Louÿs, le goût pour l’art japonais qui est à la mode chez les gens sophistiqués – plus tard, il partira à la recherche d’un génie musical français perdu, celui de Couperin et de Rameau : il se voudra plus français et plus classique que les héritiers naturels de la culture française classique, « plus royaliste que le roi », comme le sont souvent les transfuges de classe. En 1892, il renonce à son prénom composé Achille-Claude, reçu de son père Manuel-Achille, pour signer simplement Claude Debussy : sa nouvelle identité est alors définitivement actée.

Mais entendons bien que le piano n’est pas seulement pour Debussy le symbole d’une ascension sociale, il en est concrètement l’instrument et le lieu : le piano est son gagne-pain, sur lequel il donne des leçons, compose des pièces éducatives, des exercices, ses premières commandes. Le clavier est un plan de travail désordonné sur lequel toute son activité musicale, de la plus alimentaire à la plus personnelle, est mise en fabrication, successivement, parallèlement, et en même temps. En raison de cette relation à l’instrument, et de son besoin d’absorber sa « nouvelle culture » qui double le besoin naturel chez le jeune artiste d’admirer, de reproduire, d’imiter et de détourner, Debussy absorbe et remâche tout ce qui lui passe à portée d’oreille. Ses voyages avec la famille de la riche mécène Nadejda von Meck, auprès de qui il officie comme professeur de piano, l’emmènent en Italie et en Russie, et l’on peut s’amuser à en retrouver les traces dans les Arabesques et dans la Ballade (initialement titrée Ballade slave)…

Ce concert est donc une invitation à visiter ce piano-établi, ce piano-laboratoire du jeune Debussy. Les orchestrations de Clément Mao-Takacs feront voler en éclats ce qui pouvait encore nous faire croire que ces pièces peuvent se prêter à un respectable « récital de piano » : le laboratoire s’ouvrira à nous dans toute sa loufoquerie, et nous serons libres de voir dans le basson, la trompette et le violoncelle l’éprouvette, l’entonnoir et l’erlenmeyer qui, entre autres, distilleront des substances plus ou moins inconnues ou reconnaissables sur la paillasse du compositeur, assisté ce soir d’un chef/laborantin. Nous reconstituerons, dans l’ordre chronologique, les expérimentations du jeune Debussy dans sa fabrique à sons – qui n’a rien d’une « boîte à musique » mécanique, chassons cette métaphore édulcorée prisée des programmateurs et pédagogues pressés –, et aurons ainsi le plaisir d’assister à l’élaboration progressive de certaines de ses formules, jusqu’à des pièces de sa première maturité qui portent distinctement sa griffe, résultat de ce processus par lequel il se sera progressivement fabriqué : à l’issue de ces tentatives, mélanges et décantations, une écriture vraiment révolutionnaire naît qui bouleversera la musique de son temps. Ce langage nouveau fait de sons raréfiées et raffinées, d’harmonies nouvelles et minutieusement pesées, il n’est pas indifférent qu’il se soit développé dans les gros bouillons et les fumées de pastiches, d’exercices et d’improvisations sur le piano de ce jeune homme ambitieux en quête d’identité. Mais au-delà de la biographie ou de la génétique d’un style, le plus émouvant est d’avoir l’occasion, en étant invités dans ce laboratoire, de voir entre les mains de ce jeune chimiste, parfois un peu confus, un peu maladroit, naître des précipités d’avenirs, qui sont les nôtres.

Archive des notes de programme pour Secession Orchestra.

TOUT DOIT DISPARAÎTRE [motet]

Partition de théâtre, pour un long déshabillage bavard. (Extraits.)


1. REQUIEM

(Pendant que le public s’installe, le Musicien et le Régisseur se préparent, s’accordent, font des essais. Subrepticement, le Musicien glisse de ses échauffements à un véritable premier numéro, badin et funèbre. Selon la réaction du public, l’ambiance sera plus proche du concert estival à la terrasse d’un bar, ou d’un enterrement. Quoi qu’il en soit, le Régisseur fait progressivement le noir.

XX et XY entrent. Fin de la musique, ou pas. XX porte un manteau d’hiver bleu-sale, un bonnet gris pigeon. XY porte un long manteau noir pâle, et un chapeau de type fédora. Bien qu’arrivant par la même porte, l’un après l’autre, ils suivent sans communiquer des trajectoires indépendantes, et gagnent calmement leurs plateformes respectives, éclairées par une lumière neutre un peu froide.)

XY (affairé, liturgique)
Dépêchons-nous : les morts vont vite

XX (répétant)
Les morts vont vite

XY
C’est nous qui les retenons

XX (voix blanche)
Par le timbre triste de nos voix

XY (pour nous)
C’est ici le cimetière ?

XX (se désignant)
C’est ici la porte par où passent les morts

XY (prêche, pour nous)
Attention il ne s’agit pas
de mourir vite
Ce n’est pas dans ce sens-là
que les morts vont vite

XX (pour nous, antiphonique)
Il ne s’agit pas
de mourir vite

XY
Mais une fois qu’on est mort
on fonce

XX
On fonce on accélère
avec l’aide des vivants
jusqu’à l’oubli

(Ils arrivent à leurs plateformes respectives.)

XY
Qu’ils reposent en paix
La lumière éternelle
c’est la moindre des choses
Et puis un jour on reparlera
de tout ça
Tous nos péchés
et puis nos vertus
On comptera les jetons
accumulés
Mais quand ils s’en vont
il faut être content pour eux
Pour qu’ils ne perdent pas
la vitesse dont la vie les a chargés
(Excusez-moi où avais-je la tête
je retire mon chapeau tout de même)

(Il retire son chapeau qu’il tient entre ses mains. XX l’imite. XY baisse les yeux. Tous deux resteront ainsi la plus grande partie de ce numéro.)

XX
Une minute de silence et c’est tout ?
Après on peut revenir aux vivants ?

XY
Peu importent les vivants
Ils sont minoritaires

XX
Tu crois aux fantômes ?

XY
Non
Et à la séparation de l’âme
et du corps non plus

XX
Mais on ne prie pas pour ?

XY
Une postérité ?
Une seconde vie ?
Tu crois à une seconde vie ?

XX
Oui et à une troisième
à une quatrième aussi
à une cinquième pourquoi pas
Mais à condition
qu’un jour ou l’autre ça s’arrête

XY
Quand ?

XX
Quand personne ne veut plus de toi

XY
Et alors
qu’est-ce qui se passe ?

XX
On brise on brûle on enterre
Peu importe
C’est culturel

XY
Et après ?

XX
Je peux raconter une histoire
de fantôme ?

XY
Seulement si c’est métaphorique

XX (sans émotion apparente)
C’est l’histoire de Lénore
Son amour est mort à la guerre
mais une nuit il frappe au carreau
« Monte à cheval ! »
Ou alors peut-être que c’est
une Vespa
Ils filent à toute allure dans la nuit
Leur nuit de noces
Et lui il répète
« Les morts vont vite ! »
Le vent fait bourdonner les oreilles
« Les morts vont vite ! »
Lénore ferme les yeux
et ne veut pas comprendre
la logique de ce cauchemar
« Laisse les morts en paix »
Ils vont à toute allure
« Les morts vont vite ! »
et Lénore ne veut pas comprendre
Au petit matin ils arrivent
Le lit nuptial c’est un cercueil

XY
« Laisse les morts en paix »
Tu passes ta vie
à t’enterrer toi-même

XX
Toi tu t’immoles bien

XY (sur un ton cunéiforme)
Par ma vie je m’immole
Pense au héros Gilgamesh
parti conquérir l’immortalité
La femme derrière le voile lui dit
« Pourquoi chercher l’immortalité
si tu ne sais pas vivre Gilgamesh
Mange à ta faim plutôt
puisque tu le peux
Danse et joue de la musique
avec tes amis
Célèbre les plaisirs chaque jour
qui t’est donné
Puisque tu as un corps
qui est un tambour à plaisirs
Porte de beaux vêtements propres
Nage dans la mer chaude
et fais couler des bains moussants
Joue avec tes enfants
Aime et soigne ta femme
Tu n’as droit qu’à cela
et c’est déjà beaucoup
Alors ne va pas
te prendre pour un dieu
et naviguer sur les eaux sombres »

XX
Et pourtant

XY
Et pourtant
nous ne voulons pas
lâcher nos morts
notre vie éternelle
Nous voulons naviguer
sur les eaux sombres
Gilgamesh ne pouvait plus vivre
dans sa crainte de la mort
Tu ne veux pas soulever
le voile avec moi ?

XX
Nous ne sommes pas là
pour soulever les voiles
mais pour les faire danser

XY
Une exception
ce soir
Tu sais que ces mots
veulent dire la même chose
Dévoilement
Révélation
Apocalypse

XX
D’accord mais sans pleureuse

XY (sur le ton de la promesse)
Sans complainte
du masque à la bouche tordue

XX
Sans prière ?

XY
Peut-être
Sans mascarade

XX
Donc pas de prêtre ?
Pas de rôles dans ce rituel ?

XY
Et pas de prêtresse
Pas de sibylle
Il faut être fauteur de trouble
par excès de clarté

XX
Alors va à l’essentiel
Gilgamesh
Dénude-toi si tu l’oses

XY
C’est le plus difficile
Tu me suis Lénore ?

XX
Je vais essayer
Couche par couche

XY
C’est ce que l’on appelle
un sacrifice ?

XX
Concentre-toi
Les morts vont vite !


9. VANITÉS

(XX et XY sont désormais en sous-vêtements, debout, et si Vermeer n’a jamais peint de nu c’est qu’il n’a pas vu ceux deux-là ainsi.)

XX
Je crois que bientôt il ne nous restera plus grand-chose.

XY
Bientôt nous pourrons vraiment danser. Tu seras toi et je serai moi.

XX
Tu crois ? Peut-être que nous sommes en train de commettre une erreur monumentale.

J’ôte mes vêtements, je me dévoile métaphoriquement, soit. Je me révèle telle que je suis sous les oripeaux légués par la société, et ainsi de suite. Mais ce n’est pas vrai. Ces vêtements font autant partie de moi que ma peau. Ils disent d’où je viens. Je les ai achetés dans des magasins spécifiques, choisis sous certaines influences, et aussi en fonction du lieu où j’habite. Je les ai payés avec un argent accumulé grâce à différentes activités dont j’aime à penser qu’elles me définissent. Les choix de la coupe, de la couleur ne sont pas aléatoires, ils reflètent mes goûts – éventuellement, préciseront certains, telle recherche de discrétion ou au contraire d’exubérance, qui diront quelque chose de ma personnalité, en même temps qu’ils seront influencés par les canons de beauté en vigueur dans ma culture et ma classe sociale, auxquels j’aurai plus ou moins essayé de me conformer ou de m’opposer. Je me demande parfois comment je serais sans toutes ces pelures du monde sur mon corps, par exemple, prenons le cas le plus classique, sur une île déserte. Il paraît qu’alors je serais vraiment moi-même, que je laverais les quelques vêtements que je me serais fabriqués à la main et que je chasserais ma propre nourriture. Encore une pensée de colon. Cela fait partie de moi, d’être le produit d’une société, et plus spécifiquement d’un milieu, où le linge est lavé à la machine – et où l’on ne sait pas comment cette machine fonctionne ni comment faire son travail à sa place. La machine à laver (on dit aussi lave-linge, pour réduire cette présence à sa fonction et ne pas trop s’en encombrer) est un objet qui fait partie de mon environnement familier, de mes souvenirs d’enfance, et qui rythme aussi ma vie aujourd’hui. Et parce qu’elle appartient à l’identité de milliers d’autres personnes, je suis liée à elles, je partage une partie de mon identité avec elles, et je trouve ça plutôt important.

L’autre jour, je me suis justement déshabillée parce que j’étais rentrée chez moi trempée par une pluie boueuse, et j’ai mis tous mes vêtements « à la machine », comme on dit. J’étais comme je suis (XX se désigne), j’ai dosé la poudre, j’ai programmé un lavage à quarante degrés et je suis restée un moment devant la machine pour m’assurer que le programme commençait bien – je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours un peu peur que ce ne soit pas le cas, que ça rate. Mais non, bien sûr, sans coup férir, sans la moindre hésitation, la machine s’est « mise en route ». Elle a rempli la cuve d’eau, exactement la quantité qu’elle savait nécessaire, pas comme moi quand je dosais la poudre, en me demandant si c’était assez, en essayant de me souvenir de ce que j’avais mis la dernière fois, et puis en rajoutant au final, au cas où, alors que mon linge n’était pas si sale que ça. Et puis une fois que l’eau était là, le tambour s’est mis à tourner tranquillement, quelques tours pour bien mélanger l’eau et le produit, et assurer que le tissu était bien imbibé. Mes yeux étaient rivés sur le hublot, je n’arrivais pas à passer à autre chose. J’étais là, en sous-vêtements, j’avais un peu froid parce que j’étais assise sur le carrelage de la salle de bains, et la machine lavait mes vêtements, ces vêtements qui sont ma peau sociale, et elle les lavait particulièrement bien. Les mouvements fermes du tambour étaient simples et élégants, rassurants, un peu excitants même, ils semblaient être ceux de quelqu’un qui sait ce qu’il fait et le fait bien. Sans doute, la technologie de la machine est assez simple, de même les algorithmes qui constituent le programme que j’avais sélectionné, mais l’illusion de la vie était parfaite. On oublie trop souvent que nous avons déjà des robots chez nous. Peut-être que ce n’est déjà plus l’illusion de la vie, mais la vie elle-même, de la même manière que le faucon qui fond sur sa proie ou le serpent qui la gobe, ou les sucs et les acides qui rongent ce que nous livrons à notre estomac, sont les plus pures images de la vie, dans sa violence et sa simplicité, dans ce qu’elle a de plus mécanique. La culture de la vie : faire fermenter du lait pour soigner les problèmes de digestion, et inventer le yaourt : à l’intérieur de ce petit pot, des millénaires de civilisation nous contemplent. Tandis que moi, grelottante sur le carrelage, j’étais moitié morte, trois quarts morte peut-être.

Quand l’essorage a commencé, et que le sol s’est mis à trembler sous moi, j’ai pris peur et je suis partie. Mais j’ai continué à sentir ce tremblement et à entendre ce grand vrombissement qui semblait annoncer une catastrophe. Les couleurs se mélangeaient devant mes yeux comme celles de mes vêtements dans le tambour, devenues un seul tourbillon gris.

Tu as raison, finissons de nous livrer à la machine.

(XX retire son soutien-gorge et le pose derrière ses chaussettes.)

XY
Comme cette fois où l’on m’avait forcé à me déshabiller parce que j’étais rentré trempé. Mes vêtements me collaient à la peau et je ressentais les gestes brusques avec lesquels on me les enlevait comme une violence, comme celle que j’ai vécue plus tard dans les institutions où l’on confisque aux gens leurs corps. Mais aussi, je sens que c’est différent, que ce que je suis en train de faire de mes peaux n’est ni aussi tragique ni aussi banal que lorsque je me déshabille pour me mettre au lit.

Mes vêtements sales dansaient ensuite dans le hublot de la machine, moi aussi je suis resté pour les regarder.

Je repense à cette gravure médiévale de la danse macabre. La mort avec le médecin.

Plus je te parle, plus je me sens comme un médecin armé de sa science qui, au cours du diagnostic, cesse de voir une maladie, mais voit soudain devant lui un malade, un être humain comme lui, et alors se rend compte qu’il est incapable de le soigner.

La danse macabre, s’il te plaît.

« LE PROCESSUS CRÉATIF » PAR JAMES BALDWIN

Original publié dans le collectif Creative America en 1962.


Le trait le plus caractéristique de l’artiste est peut-être qu’il doit activement cultiver un état que la plupart des hommes sont dans la nécessité d’éviter : l’état de solitude (state of being alone[1]). Que chacun d’entre nous est, au moment fatidique, seul, c’est une banalité – c’est-à-dire un constat qui est fréquemment énoncé mais, de toute évidence, rarement admis. La plupart d’entre nous ne sommes pas enclins à nous attarder sur la conscience de notre propre solitude, puisque cette conscience est de nature à paralyser toute action dans le monde. Il y aura toujours des marais à drainer, des cités à construire, des mines à exploiter, des enfants à nourrir. Rien de tout cela ne peut être fait seul. Mais la conquête du monde physique n’est pas le seul devoir de l’homme. Il est également voué à conquérir la jungle sauvage en lui-même. Le rôle de l’artiste est alors précisément de faire le jour sur ces ténèbres, de tracer des routes dans cette vaste forêt, afin que nous ne perdions pas de vue, dans toute notre agitation, sa fonction, qui est de faire du monde un lieu de vie plus humain.

L’ « état de solitude » ne doit pas nous évoquer des images de rêveries bucoliques aux abords du miroir argenté d’un lac. La solitude (aloneness) dont je parle ressemble plutôt à la solitude de la naissance ou de la mort. Elle est semblable à la solitude intrépide que l’on voit briller dans les yeux de quelqu’un qui souffre et qu’on ne peut pas aider. Ou encore, elle est comme la solitude de l’amour, cette force et ce mystère que tant d’hommes ont chanté et que tant d’hommes ont maudit, mais que personne n’a jamais compris ni n’a su maîtriser. Je formule la chose ainsi, non par volonté de susciter de la pitié pour l’artiste – grands dieux non ! – mais pour faire sentir à quel point l’état qui est le sien est, en somme, celui de chacun d’entre nous, et pour rendre sa quête aussi parlante que possible. Les états de la naissance, de la souffrance, de l’amour et de la mort sont des états extrêmes – extrêmes autant qu’universels et inéluctables. Nous le savons tous, mais nous préférerions l’ignorer. L’artiste est là pour corriger les structures de déni (delusions) auxquelles nous sommes en proie parce que nous souhaitons ignorer cette vérité.

C’est pour cette raison que toutes les sociétés se sont toujours battu contre cet incorrigible fauteur de trouble – l’artiste. Je doute que les sociétés du futur entretiennent avec lui des rapports plus pacifiés. L’objet (purpose) même de la société est de dresser un rempart contre le chaos intérieur et le chaos extérieur, afin de rendre la vie supportable et perpétuer l’existence de l’espèce humaine. Et il est absolument inévitable que, quand une tradition a été développée – quelle que soit la tradition –, les hommes (people), en général, supposent qu’elle existe depuis la nuit des temps, et soient tout à fait récalcitrants à l’idée d’y apporter des modifications, et soient en fait incapables de concevoir ce que ces modifications pourraient être. Ils ne savent pas comment ils pourraient vivre sans ces traditions qui ont défini leur identité. Leur réaction, quand il apparaît qu’ils ont le droit ou le devoir de réagir, est de paniquer. Et cette panique, nous la voyons aujourd’hui, je crois, partout dans le monde, des rues de la Nouvelle Orléans à l’épouvantable champ de bataille qu’est l’Algérie. Et un niveau de conscience plus élevé parmi les hommes est le seul espoir que nous ayons, aujourd’hui comme dans l’avenir, de minimiser les pertes humaines.

L’artiste se distingue de tous les autres acteurs qui ont une responsabilité dans la société – les politiques, les législateurs, les éducateurs, les scientifiques – par le fait qu’il est sa propre éprouvette, son propre laboratoire, qu’il travaille selon des règles extrêmement strictes, aussi informulées soient-elles, et ne peut laisser aucune autre considération prendre le pas sur sa responsabilité de révéler tout ce qu’il peut possiblement découvrir sur les mystères de l’être humain. La société doit accepter une certaine définition de la réalité ; mais l’artiste, pour sa part, doit toujours être conscient de ce que la réalité visible en cache une plus enfouie, et que tout ce que nous faisons et réalisons repose sur des choses qui nous sont invisibles. La société doit partir du principe qu’elle est stable, mais l’artiste doit être conscient, et nous rendre conscients, de ce qu’il n’y a rien de stable sur terre. On ne peut pas construire une école, instruire un enfant, ou conduire une voiture sans considérer certaines choses comme acquises. Mais l’artiste ne peut ni ne doit rien considérer comme acquis, mais se doit d’aller au cœur de chaque réponse et faire éclater au grand jour la question qu’elle contient.

Ce sont des prétentions bien grandiloquentes que je semble prêter à une race (breed) d’hommes et de femmes historiquement méprisés de leur vivant et acclamés une fois qu’ils sont morts et inoffensifs. Mais, d’une certaine façon, l’honneur tardif que toutes les sociétés accordent à leurs artistes est la preuve de ce que j’essaie d’avancer. Car il s’agit en réalité pour moi de tenter de clarifier la nature de la responsabilité de l’artiste vis-à-vis de la société à laquelle il appartient. La particularité de cette responsabilité est que l’artiste ne doit jamais cesser d’être en guerre avec la société, pour l’intérêt de celle-ci et dans le sien propre. Car la vérité, en dépit des apparences et de tous les espoirs que nous pouvons nourrir, est que le monde est en perpétuel changement, et que la mesure de notre maturité en tant que nations et en tant qu’hommes est notre degré de préparation à accueillir ce changement et, partant, à l’utiliser pour notre propre bien-être (health).

Mais quiconque a déjà été amené à y réfléchir – quiconque a, par exemple, été amoureux ne serait-ce qu’une fois dans sa vie – sait que le seul visage qu’il ne verra jamais est le sien. Votre amant – ou votre frère, ou votre ennemi – voit le visage que vous portez, et ce visage peut provoquer les réactions les plus extraordinaires. Nous faisons ce que nous faisons, et ressentons ce que nous ressentons, principalement parce que nous le devons (we must) – nous sommes responsables de nos actions, mais nous ne les comprenons que rarement. Il va sans dire, je crois, que si nous nous comprenions mieux nous-mêmes, nous nous ferions moins de mal. Mais la barrière entre soi-même et la connaissance que l’on a de soi-même est des plus hautes. Il y a tant de choses que l’on préférerait ne pas savoir ! Nous sommes des créatures sociales parce que nous sommes incapables de vivre autrement. Mais pour devenir sociaux, il y a bien d’autres choses que nous devons éviter de devenir, et nous avons peur, tous autant que nous sommes, de ces forces en nous qui n’ont de cesse de menacer notre précaire sécurité. Et pourtant ces forces sont là : nous ne pouvons pas les chasser par notre seule volonté (we cannot will them away). Notre seule option est d’apprendre à vivre avec elles. Et nous ne pouvons pas l’apprendre à moins d’être prêts à livrer la vérité de ce que nous sommes, et cette vérité est toujours différente de ce que nous voudrions qu’elle soit. L’effort humain consiste à réunir ces deux réalités dans un rapport comparable à une réconciliation. Après tout, les êtres humains que nous respectons le plus – et craignons le plus aussi parfois – sont ceux qui sont le plus profondément impliqués dans cet effort délicat et épuisant, car ils possèdent cette inébranlable autorité qui ne s’acquiert qu’en étant témoin du pire, en l’endurant, et en y survivant. La nation la plus riche est celle qui a le moins besoin de se défier de ces personnes et de les ostraciser – qu’ils honorent, comme je le disais, une fois qu’ils sont partis, parce qu’une partie de nous-mêmes, au fond de notre cœur, sait que nous ne pouvons pas vivre sans eux.

Les dangers liés au fait d’être un artiste américain ne sont pas plus grands que ceux liés au fait d’être un artiste dans tout autre endroit du monde, mais ils sont très particuliers. Ces dangers sont le produit de notre histoire. Ils proviennent de ce que, pour conquérir ce continent, cette solitude particulière dont je parle – cette solitude dans laquelle on découvre que la vie est tragique, et de ce fait indiciblement belle – ne pouvait pas être permise. Que cette prohibition soit typique de toutes les nations émergentes, je ne doute pas qu’on en verra la preuve de bien des façons dans les cinquante années à venir. La conquête de ce continent a maintenant été achevée, mais nos habitudes et nos peurs sont restées les mêmes. Et, de la même manière que pour devenir un être humain, on modifie et supprime et, pour finir, se ment à soi-même sans grand courage au sujet de notre propre chaos intérieur qui nous est inconnu, ainsi nous avons, en tant que nation, modifié ou supprimé et menti au sujet des forces les plus obscures de notre histoire. Dans le cas d’un individu, nous savons que quiconque est incapable de s’admettre la vérité sur son propre passé s’y trouve enfermé, captif qu’il est de la prison de son moi inexploré. C’est aussi le cas des nations. Nous savons qu’un individu, quand il est pris dans une telle paralysie, est incapable de juger de ses faiblesses ou de ses forces, et qu’effectivement il les confond fréquemment. Et c’est, je pense, notre cas. Nous sommes la nation la plus puissante de l’Occident, mais pas pour les raisons que nous croyons. C’est parce que nous avons une opportunité, qu’aucune autre nation n’a, de dépasser les concepts de l’Ancien monde, ceux de race, de classe, de caste, pour créer, enfin, ce que nous devions avoir à l’esprit quand nous avons commencé à parler d’un Nouveau monde. Mais le prix en est un regard jeté en arrière, sur le moment de notre arrivée, et un bilan sans concession de ce qui s’est produit depuis. Pour un artiste, le bilan de cette aventure se révèle avec le plus de clarté dans les personnalités des individus que cette aventure a produits. Les sociétés en sont toujours inconscientes, mais la guerre d’un artiste avec la société à laquelle il appartient est une guerre amoureuse, et au sommet de son art, l’artiste fait ce que font les amants : révéler l’être aimé à lui-même, et dans cette révélation, permettre à la liberté de se réaliser.


[1]Littéralement, « l’état d’être seul ». Aloneness pourrait se traduire par « l’être-seul ». Car il ne s’agit pas ici du couple lonely/loneliness, qui désigne la solitude vécue négativement par le sujet (traduit parfois par « désolation »), mais d’un isolement qualitativement neutre, voire positif. Je n’opte cependant pas pour cette traduction explicative, d’une part parce que le mot français solitude recouvre cette signification, d’autre part pour ne pas dénaturer le style du texte.

MUSIQUE SANS FRONTIÈRES

Note de programme pour le concert de Secession Orchestra Folk Songs, conçu et dirigé par Clément Mao – Takacs, le 9 février 2014.

« Est-ce qu’on peut empêcher le printemps de venir, lors même qu’on couperait toutes les forêts du monde ? »

Louise Michel, La Commune, histoire et souvenirs

Nations unies.

Il est à peu près admis que nous avons besoin de nous raconter des histoires. En particulier en temps de crise. Pour nous rassembler, et pour nous protéger.

Nous sommes les héritiers de ces histoires par lesquelles des peuples ont tenté de se réunir sous le fanion de fables, d’idées plus grandes, que l’on a appelées « nations » – des entités destinées à permettre à chaque peuple de se gouverner souverainement, de promouvoir ses spécificités sans tomber sous la loi des autres. C’est pour donner vie à ces entités que les populations hongroise, polonaise, tchèque, roumaine, et d’autres se sont soulevées en 1848 dans cet élan que l’on a baptisé le « Printemps des peuples ». Élan dans lequel, prophétiquement, Victor Hugo a vu la première étape de l’édification d’« États-Unis d’Europe » permise par l’affirmation préalable des « glorieuses individualités » nationales qui la constituent. Telle est notre Histoire, écrite au couteau qui découpe les frontières.

Et notre Europe en est l’héritière, elle qui n’a pas su se débarrasser de cette idée, de cet escabeau qu’est le concept de « nation », elle qui porte ses frontières comme autant de cicatrices ou, parfois, de plaies encore ouvertes.

Mais ce soir, nous échappons à l’Histoire écrite, et nous nous aventurons dans la plus fourmillante des contre-histoires, dans l’aventure musicale, qui déjoue tous les maillages identitaires qui nous servent habituellement d’étiquettes.

Méthode.

Comment se saisir d’une idée musicale sans la détruire ? Ce questionnement est central pour comprendre l’influence de la musique dite, assez improprement, « populaire » sur celle dite, très improprement, « savante ». Nous en trouvons par excellence la trace dans des pièces pour piano, celui-ci étant l’instrument des ébauches, des esquisses ou, selon le terme consacré, des études. L’Étude de Chopin que nous entendrons (1832) se présente effectivement comme la tentative de saisir une mélodie simple et touchante, et de la développer – un peu, sans trop la brusquer ni la fatiguer – tout en conservant sa fraîcheur et sa fragilité. Cette démarche, venant du plus célèbre compositeur polonais, qui fut en même temps l’un des pianistes les plus français, peut en quelque sorte servir de programme aux autres pièces de ce concert. Nous la retrouvons effectivement dans les Pièces pour piano (1915-1918) de Kodály, qui effleurent des motifs mélodiques tantôt folkloriques, tantôt directement contemporains (debussystes), ou dans le Ungarisch de Liszt, sorte d’autoportrait sous forme de vignette musicale, issu d’un bouquet de pièces simples intitulé L’Arbre de Noël (publié en 1882). L’orchestration par Clément Mao-Takacs de ces pièces qui pourraient toutes s’appeler « études » prolonge naturellement le geste de réappropriation, d’apprivoisement mélodique, qui démontre la capacité de la musique à ignorer les frontières et les douanes.

D’où venons-nous ? Où sommes-nous ? Où allons-nous ?

I. Au lendemain du Printemps des peuples, à défaut d’États-Unis, une vaste réunion de nations et d’ethnies, totalement inédite à l’ère industrielle, a vu le jour en Europe : l’Empire Austro-Hongrois, un « aigle à deux têtes » officiellement, mais en réalité une hydre bien plus foisonnante. Cet Empire, bercé de langues, de cultures, de religions différentes qu’elle ne parviendra pas à contenir harmonieusement, est le berceau de ce que nous appelons aujourd’hui la Mitteleuropa, et qui sera le territoire de nos voyages ce soir.

Antonín Dvořák, né en Bohème, sujet de l’Empire. Gustav Mahler, né en Bohème, enfant de Moravie, sujet de l’Empire. Bartók Béla, né dans le Banat, entre cultures roumaine et hongroise, et Kodály Zoltán, enfant des terres slovaquo-hongroises, sujets de l’Empire. Et avant tous ceux-là, Liszt Ferenc, hongrois d’ascendance germanique, bohémienne, slovaque, sujet (récalcitrant) de tous les Empires. Les identités nationales se mêlent ici joyeusement dans un creuset dont l’unité cesse d’être crédible, et qui annonce le morcellement de cette Europe centrale et orientale en entités distinctes. 

II. C’est cette identité plurielle que nos compositeurs ont mise en jeu en puisant, par affirmation culturelle romantique d’abord puis dans une véritable démarche scientifique (qui portera le nom d’ethnomusicologie), dans la musique de leurs enfances et de leurs voyages, cette musique dite folklorique qui résiste farouchement à toute récupération officielle par la capitale et l’institution. Le jeune Mahler, transfuge qui voyage d’emploi en emploi dans les provinces de l’Empire et qui ne sait pas encore qu’il sera un jour directeur du prestigieux Opéra de Vienne, ose en 1889 la provocation de proposer, en guise de troisième mouvement à une symphonie, forme-reine de la musique institutionnelle, une « marche funèbre » au pastel, qui mélange allègrement une chanson populaire qui vient des régions dans lesquels il vit et ce qui ressemble à un thème d’orchestre klezmer, tel qu’il en a entendu aux mariages juifs de son enfance.

Tous ces « sujets de l’Empire » se sont nourris, gorgés de la diversité des musiques qui venaient démentir l’idée d’un territoire impérial lisse et uniforme. Dans cette démarche, la plus séduisante des « contre-cultures » à brandir a bien sûr été celle du peuple qui a toujours refusé de s’approprier l’idéal de nation : les Tziganes, ou Bohémiens comme on dit à l’époque. Ils sont l’antithèse parfaite de l’Empire : ils ignorent les frontières et toute démarche centralisatrice, institutionnelle, « officielle », et pourtant leur culture imprègne l’ensemble du territoire et devient une source prééminente d’inspiration après que Liszt leur aura consacré en 1859 un traité plein d’admiration, Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie – Baudelaire, lecteur de la première heure, fera du « bohémianisme » un mot d’ordre artistique et politique.

III. Les analyses de Liszt serviront d’ailleurs de repoussoir à Bartók et à Kodály au moment d’étudier plus rigoureusement les différentes influences musicales en terre hongroise, et d’établir une distinction entre les traditions locales et celles « voyagées » par les Tziganes. Ceux-ci réalisent en actes la complexité des flux migratoires musicaux, puisque c’est auprès de violonistes tziganes que Bartók recueille le matériau de ses Danses roumaines en 1915 – danses transylvaniennes, d’ailleurs, qui ne deviennent roumaines que lorsque la Hongrie est forcée par le Traité du Trianon, en 1920, à livrer la Transylvanie à la Roumanie. Cette pièce, en équilibre sur une charnière historique, annonce l’autre œuvre de Bartók que nous entendrons ce soir, et qui appartient, elle, entièrement au xxe siècle.

En effet, le répertoire folklorique que convoquent les 44 duos pour violons (1931) – et, de fait, les six pièces de la Petite Suiteque Bartók en tirera lui-même cinq ans plus tard – est en quelque sorte celui d’une Hongrie d’après l’Empire, une Hongrie post-Trianon, qui s’avoue désormais incapable de revendiquer que slovaqueruthène ou serbe soient des synonymes ou des sous-catégories de hongrois. Première cartographie honnête de la nouvelle Europe, ces pièces sans étiquettes ni hiérarchie portent pourtant, au cœur même de leur fragmentation libératrice, la cicatrice de l’Histoire : tout en montrant des peuples multiples, contrastés et nourris d’influences croisées, elle indique en filigrane la menace du Siècle, fait de guerres de frontières, de morcellements fratricides et d’épurations ethniques.

IV. De l’autre côté du miroir impérial, dans une Pologne communiste où le folklorisme est devenu discours de propagande et norme artistique, Witold Lutosławski essaie de plier ces exigences à ses ambitions esthétiques, et son modèle est évident, puisque c’est juste avant d’arranger pour ensemble ses Preludia taneczne (préludes dont on ne sait, grammaticalement, s’ils sont simplement « issus de danses » ou eux-mêmes « dansés ») qu’il compose en 1958 sa fameuseMusique funèbreen mémoire de Béla Bartók.

Malgré l’intégration des mélodies populaires à des structures de « cycles », et le passage des solos ou duos à l’orchestre (passage entamé par les compositeurs eux-mêmes, parachevé par le compositeur/arrangeur ce soir), qui semblent définitivement divorcer avec l’esthétique de la rue et de l’improvisation, les œuvres de Lutosławski et de Bartók que nous entendons ce soir n’intègrent pas les éléments folkloriques à un flux symphonique mahlérien, à un discours qui leur procurerait une unité discursive ou narrative : la « balkanisation » de la musique, sa fragmentation, sa prédilection pour les formes brèves et contenues vaut en quelque sorte comme un refus de participer au grand récit national, qu’il soit monarchique ou communiste, impérial ou totalitaire, à ce vaste storytelling musical et identitaire. Les mélodies, les rythmes, les timbres, les dissonances que les compositeurs vont chercher dans le folklore déconstruisent le discours officiel, non seulement en actant la dislocation du monde que l’idéologie prétend unifier, mais aussi en démontrant que ce que l’on appelle de manière rassurante la musique « traditionnelle » est aussi une mine de subversion musicale qui n’a rien à voir avec les attentes rétrogrades de ceux qui veulent en faire un porte-flambeau nationaliste et conservateur.

V. En clin d’œil final à ce programme, la Tritsch-Trasch-Polkade Johann Strauss II, compositeur quintessentiel de la Vienne impériale, né et mort Viennois, amateur de friandises un peu exotiques comme cette polka qui assaisonne la rudesse des danses bohémiennes au goût des salons où l’on sert le champagne, constituera un point d’orgue humoristique – allusion ironique à ce grand vent de l’Histoire qui balaie les Empires.  

Printemps.

Depuis trois ans, Secession Orchestra nous a déjà souvent emmenés nous perdre dans ces toiles d’araignées musicales aux dimensions européennes, qui dépassent largement toute notion rudimentaire de « racines » ou de « frontières », où de génération en génération, de pays en pays, les influences sont portées comme des bouffées d’enthousiasme de la France à la Hongrie, de l’Allemagne à l’Espagne – et inversement et réciproquement – toiles tissées par une foule d’individus irréductibles à leurs nationalités, insolubles dans l’Histoire qu’ils ont contribué à écrire.

Un sillon est tracé jusqu’à nos jours, jusqu’à la musique de notre temps – celle que l’on écrit, que l’on arrange, et aussi que l’on joue, puisque c’est là le premier acte par lequel une musique nous devient contemporaine –, irrésistible élan de vie et de création, imperméable à toutes les notions de culte du patrimoine, de muséification, et de récupération nationaliste.

En témoigne cette mélodie de Kyrylo Stetsenko (1895), dont l’air, d’essence folklorique, en appelle au lyrisme simple de l’enfance pour invoquer la plus universelle aspiration, celle au Printemps de la liberté et de l’espoir : celle du peuple ukrainien, menacé il y a cent ans comme aujourd’hui de n’être qu’une province ou un péage aux ordres d’un Empire, et condamné à étouffer son désir non de gloire, non d’isolationnisme, mais d’appartenance à un monde vaste, ouvert, tissé de ses échanges et de ses métissages. 

Sans prétendre que tout se vaut dans le grand magma sonore du postmoderne, mais sans entrer dans une démarche « historiciste » qui ne nous ferait entendre la musique que par le biais de l’érudition, ce concert nous offre l’occasion de voyager dans cette extraordinaire Europe sans frontières qui, si elle existe en sons, reste à construire en actes.

Mais, avant d’apprendre à agir, apprenons à tendre l’oreille.

Archive des notes de programme pour Secession Orchestra.

SÖDERGRAN/HARMAJA : deux poétesses finlandaises

Décédées prématurément à 31 et 23 ans respectivement, Edith Södergran et Saima Harmaja sont deux poétesses majeures du début du 20e siècle. La tuberculose qui les rongeait toutes deux depuis l’adolescence, et qui les a emportées, a influencé leur rapport au monde, au corps et à la mort, mais aussi la rythmique du souffle de leurs poèmes. Je traduis ici en négligeant la différence entre prosodie classique et vers libre, qu’elles ont toutes deux pratiqués, et en recherchant plutôt la singularité de la respiration. En cherchant aussi à comprendre si elle peut « passer » entre des langues aussi différentes que le finnois, le suédois et le français.

LANDET SOM ICKE ÄR

Jag längtar till landet som icke är,
ty allting som är, är jag trött att begära.
Månen berättar mig i silverne runor
om landet som icke är.
Landet, där all vår önskan blir underbart uppfylld,
landet, där alla våra kedjor falla,
landet, där vi svalka vår sargade panna
i månens dagg.

Mitt liv var en het villa.
Men ett har jag funnit och ett har jag verkligen vunnit –
vägen till landet som icke är.
I landet som icke är
där går min älskade med gnistrande krona.
Vem är min älskade? Natten är mörk
och stjärnorna dallra till svar.
Vem är min älskade? Vad är hans namn?
Himlarna välva sig högre och högre,
och ett människobarn drunknar i ändlösa dimmor
och vet intet svar.
Men ett människobarn är ingenting annat än visshet.
Och det sträcker ut sina armar högre än alla himlar.
Och det kommer ett svar: Jag är den du älskar 
och alltid skall älska.

Edith Södergran, 1923

LE PAYS QUI N’EXISTE PAS

Je me languis d’un pays qui n’existe pas,
car tout ce qui existe, je suis lasse de le désirer.
La lune me parle en runes argentées
du pays qui n’existe pas.
Pays où chacun de nos souhaits est magiquement réalisé,
pays où toutes nos chaînes tombent,
pays où nous rafraîchissons nos fronts blessés
dans la rosée de la lune.
Ma vie fut une illusion fiévreuse.
Mais il y a une chose que j’ai trouvée, une chose que j’ai vraiment gagnée –
le chemin qui mène au pays qui n’existe pas.

Dans le pays qui n’existe pas
mon bien-aimé s’en va coiffé d’une couronne étincelante.
Qui est mon bien-aimé ? La nuit est obscure
et les étoiles scintillent en guise de réponse.
Qui est mon bien-aimé ? Quel est son nom ?
Les cieux se cambrent de plus en plus haut,
et un enfant d’homme se noie dans des brumes infinies
et il n’a pas de réponse.
Mais un enfant d’homme n’est rien sinon une certitude.
Et il étend ses bras plus haut que tous les cieux.
Et une réponse tombe : Je suis celui que tu aimes
et aimeras toujours.


SAIRAS

I

Pienet ja kärsivät tähdet
katsovat kaupunkiin.
Olen niin väsynyt tänään
tuskiini hiljaisiin.

Kerran, kauan sitten
palavaa unta näin.
Taivaalla hulmusi tähdet
ylleni syöksähtäin.

Siitä on liian kauan.
– Nyt minä rukoilen
vain, että tänään saisin
nukkua vähäsen.

II

Vain eläimet valittavat,
minä en saa valittaa.
On pimeä, pimeä maa.
Ja kuolema hiipii ympäri
ja saalistaa.
Minä olen ihminen. Rinnassa hirveä nyyhkytys
kuuntelen, kuuntelen kulkua kahisevaa.
Minä olen ihminen. Kuulkoon Jumala sydämeni
huudon,
kuolema, hiipivä kuolema ei sitä kuulla saa.

III

Oi Jumala, siipeni murtuneet
ota käsiisi ihmeellisiin!
Olen lentänyt liian kauas,
olen lentänyt eksyksiin.

Olen lentänyt siivin voitollisin
läpi ilmojen häikäiseväin.
Tuhat aurinkokuntaa kiersin,
joka ainoan taivaan näin.

Nyt rajalla viimeisen taivaan
ja rajalla kuoleman maan
minä vapisen enää hiljaa
ja rukoilen, rukoilen vaan.

IV

Niin kauan, niin kauan jo makasin näin,
pää raukea ikkunan valoa päin.
Pilvet liukuvat taivaalla,
metsä on himmeä tuskasta.
Niin kauan, kuin muistan, jo makasin näin,
pää pilvien lentoa päin.
Oi, oletko kuollut, Jumala,
kun en enää kaipaa haudasta,
kun ei vapise siipeni murtuneet,
vaikka pilvien nousun nään.
Oi Jumala, olenko kuollut jo,
kun en välitä, nouseeko aurinko,
vai laskeeko hämärä ikuinen
yli vuoteeni lämpöisen.

Saima Harmaja, 1931

(LA) MALADE

I

Les petites étoiles souffrantes
contemplent la ville.
Je suis si épuisée aujourd’hui
par mes douleurs silencieuses.

Une fois, jadis,
je faisais un rêve brûlant.
Dans le ciel les étoiles virevoltaient
jaillissantes par-dessus ma tête.

C’était il y a trop longtemps.
— Maintenant je prie
seulement de pouvoir
dormir un petit peu.

II

Les animaux seuls gémissent,
moi je n’ai pas le droit de gémir.
C’est une terre sombre, sombre.
Et la mort se faufile
aux aubois.
Je suis humaine. Dans ma poitrine un horrible sanglot,
j’écoute, j’écoute les pas qui frottent.
Je suis humaine. Puisse Dieu entendre le cri
de mon cœur,
la mort, la mort qui se faufile n’a pas le droit de l’entendre.

III

Ô Dieu, mes ailes brisées
prends-les dans tes mains merveilleuses !
J’ai volé trop loin,
j’ai volé à me perdre.

J’ai volé à coups d’ailes triomphantes
dans les airs fulgurants.
J’ai parcouru mille systèmes solaires,
j’ai vu tous les ciels.

Maintenant à la frontière du dernier ciel
à la frontière du pays de la mort
je tremble en silence
et je prie, je prie tout simplement.

IV

Si longtemps, si longtemps j’ai reposé ici,
ma tête alanguie tournée vers la lumière de la fenêtre.
Les nuages glissent dans le ciel,
la forêt est obscurcie de douleurs.
Aussi longtemps que je me souviens, j’ai reposé ici,
Ma tête tournée vers le vol des nuages.
Oh, es-tu mort, mon Dieu,
puisque je ne désire plus quitter mon tombeau,
puisque mes ailes brisées ne tremblent plus,
même si je vois les nuages monter.
Ô Dieu, suis-je morte déjà,
puisque m’indiffère que le soleil se lève,
ou est-ce la ténèbre éternelle qui s’étend
par-dessus ma couche tiède.

REDÉCOUVRIR LA MUSIQUE DE MILHAUD PAR LA SCÈNE AVEC ‘ALISSA’ [recherche]

Communication dans le cadre du colloque Milhaud et la Voix, organisé par l’Association Les Amis de Darius Milhaud à Aix-en-Provence, en décembre 2013.

Introduction

Avant de prendre la parole et la suite de Clément Mao-Takacs, je souhaiterais remercier Mme Eleni Cohen et l’Association des Amis de Darius Milhaud de m’avoir invité à m’exprimer devant vous, et féliciter tous mes confrères et consœurs pour leurs brillantes interventions qui ont considérablement enrichi ma connaissance de Darius Milhaud.

Car je ne suis pas un fin connaisseur du grand Aixois, et ce n’est pas en tant que « spécialiste » que je tenterai de participer à l’édifice de ce colloque. Je n’ai ni l’érudition musicologique, ni les outils analytiques sans doute pour augmenter la « milhaulogie » d’un nouveau segment. Alors, pourquoi prendre la parole devant vous ? Bonne question. Plus exactement, je la prends après vous, et je pense que c’est bien ainsi : car je pense pouvoir compléter vos excellentes recherches biographiques, historiques, archéologiques, génétiques par mon point de vue, en ce qu’il se situe à l’autre bout de la chaîne.

En tant que metteur en scène, je cherche à comprendre et faire comprendre au public des œuvres, leur « rendre justice », comme on dit, en leur faisant livrer tout leur potentiel, parfois méconnu par leurs auteurs eux-mêmes. Et dans ce travail, je m’abreuve bien sûr continuellement de vos propres travaux, qui nourrissent le travail herméneutique que je suis en mesure d’accomplir en tant que passeur. J’espère pouvoir en quelque sorte vous renvoyer l’ascenseur aujourd’hui, en vous offrant à mon tour mon regard, nourri du vôtre, sur une œuvre très particulière de Milhaud, la cantate Alissa dont Clément Mao-Takacs vient de nous parler, et que nous avons montée ensemble il y a trois ans et demi maintenant, sur sa suggestion – je crois bien qu’il s’agissait de la première mise en scène jamais tentée de cette œuvre.

Après quelques mots plus académiques sur Alissa, j’aimerais décrire un peu plus pourquoi cette tentative n’était pas une si mauvaise idée, en quoi elle enrichit un certain projet théâtral, et en quoi celui-ci peut à son tour nourrir notre compréhension de cette œuvre de Milhaud.

            1. Typologie formelle

Quelques mots d’abord sur l’histoire de cette Alissa. Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour saluer M. Pierre Cortot, dont j’ai abondamment compulsé la thèse sur Darius Milhaud et les poètes[1], et qui a mené un travail précis et passionnant sur cette œuvre. Je me permets de puiser dans la précieuse documentation sur le sujet qu’il brasse dans son travail.

            1.1. Historique

            Ce qu’il importe de savoir d’abord, c’est que Milhaud a fait deux versions d’Alissa : la première en 1913, dans sa vingt-et-unième année ; et la seconde, qui est un remaniement de la première, dix-huit ans plus tard, en 1931. Dans un cas, il est encore peu expérimenté et sort tout juste de sa première tentative opératique, La Brebis égarée d’après Francis Jammes. Dans le second, il a derrière lui le Brésil, l’expérience du Groupe des Six, et la plupart de ses opéras et des œuvres vocales majeures qu’on retient généralement de lui.

            Ensuite, considérons l’objet auquel nous avons affaire. Le projet de mettre en musique des extraits d’un roman est quelque chose d’a priori plutôt étonnant. L’attirance que Milhaud a pu avoir à ce moment précis de sa vie pour La Porte étroite d’André Gide, publiée quatre ans plus tôt, a été amplement décrite et analysée par Pierre Cortot dans sa thèse : elle correspond à une période d’échanges très forts et intimes avec son ami Léo Latil, qui lui insuffle de nombreux enthousiasmes littéraires, notamment celui pour Gide – d’abord pour Paludes, ensuite pour La Porte étroite. Cet enthousiasme n’est pas simplement une affaire de lettres : c’est un certain idéal moral et philosophique que les deux amis recherchent, et que Latil, en particulier, cultivera jusqu’à sa mort deux ans plus tard, un idéal qui se traduit par un style de vie quasi ascétique. Pierre Cortot a judicieusement comparé le journal réel de Latil avec celui, fictif, d’Alissa dans le roman : les ressemblances sont en effet frappantes dans la quête de pureté, de vérité, et dans l’isolement que cette quête provoque.[2]

            Mais c’est une chose d’être fasciné par un auteur – Milhaud et Latil n’étaient d’ailleurs pas les seuls « gidiens » de leur génération. C’en est une autre de tenter de faire sien un texte en l’adaptant. Surtout en ne tentant pas un opéra, par un procédé de « dramatisation » de l’intrigue, mais en choisissant plutôt des extraits du roman qui seront mis en musique, tels quels, comme on mettrait en musique des poèmes. Donc, en ne choisissant pas de couler à tout prix la matériau existant dans son propre moule formel, mais en se donnant pour contrainte, dans certaines limites, la forme même de ce matériau.

            Or, ce matériau est plutôt disparate : il comprend le prêche d’un pasteur, des passages narratifs (racontés du point de vue du personnage de Jérôme), des dialogues, des lettres et des pages du journal d’Alissa – tout matériau qui est confié par Milhaud à une voix de soprane seule. Notons également que, contrairement aux langues de Jammes et de Claudel qu’il a précédemment mises en musique, l’écriture de Gide est d’un grand dépouillement, qui confine parfois à la sécheresse, et ne se refuse pas la banalité du langage quotidien – elle préfigure d’une certaine façon l’écriture blanche de Camus. On se demande donc comment Milhaud compte en tirer une œuvre lyrique, eu égard aux normes de « littérarité du texte » dans les mélodies et le genre lyrique de l’époque, normes qui semblent plutôt contraires au texte de Gide tel que nous venons de le décrire, selon les critères rappelés hier par Étienne Kippelen.

            1.2. Suite, cycle, mélodie

            Car qu’est-ce que cette Alissa de Milhaud, formellement ? La terminologie employée par Milhaud lui-même est éloquente. Dans son autobiographie Ma Vie heureuse, il parle d’une « suite pour chant et piano dans le caractère intime des longs cycles de mélodies »[3]. Il y a donc deux idées : celle du « cahier de mélodies », qui est la mise en musique d’une succession de poèmes comme d’une série de miniatures qui peuvent être prises séparément ; et celle de cycles qui recherchent une plus grande unité dramaturgique, avec souvent un locuteur unique qui a l’étoffe d’un personnage au sens théâtral, comme dans Winterreise de Schubert ou Frauenliebe und Leben de Schumann[4].

            Milhaud s’inscrit sciemment dans une tradition formelle plutôt libre, dans laquelle il n’est pas rare qu’un chanteur unique prenne en charge des successions de narrations et de dialogues – on pense notamment au Roi des Aulnes de Schubert ou au Colloque sentimental de Debussy, deux exemples phares. Milhaud choisit donc une forme dont les conventions sont quelque peu plus libres dans leur traitement du texte que celles de l’opéra. Par ailleurs, en s’inscrivant dans la tradition du chant/piano, il choisit un format chambriste, ce qui a comme nous le verrons son importance.

              1.3. Cantate et théâtre de l’esprit

            Un autre terme est fréquemment employé pour désigner Alissa, sans doute en raison de l’affection que Milhaud portait pour ce mot qu’il a souvent employé pour désigner ses œuvres : celui de cantate. C’est encore un terme que l’on peut interpréter de manières différentes : étymologiquement, il désigne simplement une œuvre « chantée ». Mais on sait qu’une tradition s’est formée autour de ce vocable, sacrée et profane, qui a culminé dans la musique de Bach. Relevons la définition qu’en donne Rousseau dans son Dictionnaire de musique, qui la décrit comme une « pièce dramatique », qui reçoit du compositeur « la chaleur et les grâces de la musique imitative et théâtrale »[5]– formellement, il ne la distingue pas de l’opéra autrement que par le fait qu’elle est, selon l’usage, donnée « en concert », c’est-à-dire sans mise en scène. La théâtralité des cantates de Bach ne réside pas simplement dans le dialogisme entre plusieurs voix (le modèle sur lequel s’appuiera Le Retour du fils prodigue de Milhaud, qu’il appelle également « cantate ») – la cantate BWV 199 pour voix seule, par exemple, est un grand monologue, que l’on peut considérer comme un petit monodrame, qui retrace le parcours d’une âme tourmentée de la culpabilité à la paix intérieure[6]. Nous touchons à un autre élément important : j’ai bien parlé du parcours d’une « âme » – ce n’est pas la vie quotidienne, la carrière, les intrigues d’un individu qui sont mis en représentation, mais une vie intérieure, qui donc ne se prêterait a priori pas à une mise en scène dite « théâtrale », dans un décor, avec des « événements » tangibles, montrables. Je me fais évidemment ici l’avocat du diable en proposant une définition aussi restrictive du théâtre, puisque c’est bien sûr cette fracture qui est intéressante : est-il intéressant de matérialiser l’immatériel, de rendre visible l’invisible ? L’existence même d’œuvres qui ont recours à une forme de théâtralité tout en se privant à leur création du recours à la représentation théâtrale est une mise en critique de ce que le théâtre peut montrer et mettre en scène.

                  1.4. Du paradigme « roman » au paradigme ouvert 

            Pour résumer les étiquettes variées qui lui ont été accolées par son auteur, on peut comprendre Alissa comme une combinaison de différentes formes, à savoir : un cycle de chapitres de la vie intérieure d’un personnage. Pour en élaborer la dramaturgie, Milhaud impose un traitement intéressant au roman : il assume d’en sélectionner ponctuellement des passages, et il s’efforce d’en effacer les marqueurs temporels et spatiaux, tel que le nom de la ville d’Alissa, Le Havre. On ne sait donc pas non plus que les protagonistes sont de bonne famille, que Jérôme est promis à de brillantes études, ni que le déclencheur psychologique majeur d’Alissa est le traumatisme du départ de sa mère, qui vient de quitter sa famille pour vivre avec son amant. L’œuvre de Milhaud s’ouvre sur le prêche du pasteur Vautier qui dans le roman suit ces événements.

            C’est un très étrange incipit : rien n’est fait dans la partition pour nous présenter les personnages en présence, nous faire comprendre la situation dramatique – à savoir, pour résumer, « un jeune homme entend un prêche, et se trouve inspiré par lui ». Nous ne savons donc pas qui parle, dans quel lieu, et avec quels antécédents – le roman explicite la sociologie et la psychologie du jeune couple, qui disparaît complètement dans la cantate. La scène du prêche est par ailleurs dépouillée des commentaires du pasteur et du monologue intérieur de Jérôme, pour se réduire au texte évangélique, et même à l’essence de celui-ci, à savoir la parole rapportée du Christ. La première question qui se pose est bien sûr : cette scène du prêche a-t-elle encore un intérêt quelconque une fois dépouillée de son contexte ?

            Bien peu, si l’on y cherche une transposition qui nous dispenserait de lire le roman. Mais beaucoup, si l’on considère la forme dans son originalité, si l’on accepte de ne pas avoir devant nous la « scène originelle » telle que minutieusement décrite et analysée par Gide, mais plutôt son écho, comme un souvenir énoncé par une voix anonyme. Si l’on accepte ainsi ce premier numéro de l’œuvre, notre écoute est conditionnée pour ce qui suit : nous allons entendre des voix différentes, portées par une seule chanteuse.

            1.5. Adéquation forme/fond

            Il y a aussi un enjeu autre que formel dans l’oblitération des marqueurs géographiques et socio-culturels : le discours spirituel. Celui-ci est déjà très ambigu dans le roman, en raison des oscillations de Gide lui-même, et de son credo de « ne pas juger »[7]. Le regard qu’un juif pratiquant va poser sur ces dilemmes catholico-protestants va encore ajouter au trouble.

            Gide est une figure œcuménique, qui a connu des hésitations entre les religions, et qui a traduit le panthéiste Rabindranath Tagore, notamment ses retranscriptions des poèmes de Kabir, un mystique qui a cherché à concilier les spiritualités hindoue et musulmane. Milhaud s’intéressera aux traductions de Tagore par Gide, ce qui montre bien que c’est aussi cette expression universelle qui l’intéresse. De fait, à part la citation évangélique qui sert d’incipit et de déclencheur dramaturgique, il supprime toutes les allusions à une religion précise qui étaient contenues dans le texte original : des mots importants comme « pasteur », « sainteté » disparaissent, de même l’allusion à l’ouvrage de piété L’Internelle consolation, et restent des termes plus universels comme « méditation », « prière » et même « Dieu » qui, comme on le sait, est un terme qui est couramment utilisé même en dehors des grands monothéismes. Mieux, Milhaud conserve une invocation au « Dieu jaloux », qui est traditionnellement celui de l’Ancien testament. Et il n’est pas non plus anodin que certains passages comme le remerciement adressé à Dieu d’avoir « fait la nuit si belle » ou ses allusions à la « joie parfaite », renvoient au lexique de la mystique franciscaine, qui a débuté hors du dogme catholique romain, dans un besoin d’authenticité et de retour à une interprétation simple et intuitive du texte évangélique.

           C’est ce même besoin d’exprimer un sentiment plus universel de spiritualité que l’on retrouve dans la dramaturgie construite par Milhaud – on peut bien sûr la considérer comme une trahison du roman, qui décrit un groupe sociologique spécifique, à savoir la bourgeoisie protestante du Havre. Mais on peut aussi considérer, et c’est une approche qui me semble plus intéressante, que Milhaud a extrait l’essence du texte de Gide, et l’a ramené à son expression la plus épurée.

            1.6. Une radicalisation progressive

           Un mot encore sur la révision effectuée par Milhaud sur sa propre partition. Frank Langlois s’est attaqué hier au « rabotage » de l’œuvre par Milhaud en 1931. Même sans avoir la même connaissance que M. Langlois des originaux des deux versions, je constate que ces remaniements vont dans le sens de cette essentialité recherchée par Milhaud par rapport au roman qu’il adaptait. Sans prendre le temps de lister toutes les modifications faites par le compositeur, travail que Pierre Cortot a déjà excellemment fait dans thèse[8], je peux rappeler qu’il a réduit de moitié la durée de l’ensemble, et coupé un certain nombre de fragments du texte, en allant également, semble-t-il, vers une simplification de l’expression musicale, tout en donnant à celle-ci un moment d’expression original sous la forme d’un Prélude pianistique d’un peu plus de trois minutes, qui intervient au moment crucial où Alissa se coupe définitivement du monde – ce qui se traduit, formellement, par le passage d’un bloc de texte constitué de ses Lettres pour Jérôme au texte tiré de son Journal. C’est le passage qui correspond à la phrase « Hic incipit amor Dei » dans le roman, et il est approprié que cette charnière mystique se fasse sans mots, au-delà des mots.

           Globalement, l’œuvre devient plus mystérieuse dans cette nouvelle version, en témoigne la suppression d’un passage qui contient la clef de tout le roman, présent dans la première version mais absent de la seconde :

« Crois-moi [dit un jour Alissa à Jérôme], nous ne sommes pas nés pour le bonheur
Que peut préférer l’âme au bonheur ? [réplique Jérôme]
— La sainteté » [répond Alissa][9]

           La seconde version me semble donc plus radicale, en ce qu’elle va davantage vers le non-dit, la suggestion, et se rapproche de fait de l’objectif gidien : décrire, mais ne pas juger. Je trouve que cette version de 1931 fonctionne très bien dans son unité ciselée, et dans ses omissions. L’œuvre porte la possibilité d’une cohérence interne. Mais peut-être l’élément qui manque généralement à sa pleine réalisation est-il précisément une réalisation scénique.

2. Une mise en scène

           Nous avons donc présenté[10], avec Clément Mao-Takacs et la soprano Sayuri Araida, une version scénique de cette Alissa de 1931.

            2.1. Approche thématique

            Une particularité de notre approche était que nous avons présenté Alissa en diptyque avec une autre œuvre que j’ai eu l’occasion d’évoquer plus tôt : Amour et vie de femme de Robert Schumann. C’est encore une pièce qui, comme je l’ai noté, tout en appartenant au genre de la mélodie, possède une unité dramaturgique profonde. Elle décrit les fantasmes d’une femme tels que rêvés par le poète Adelbert von Chamisso et Schumann, et l’on peut rétrospectivement poser un regard très dur sur cette conception masculine de la psychologie féminine : la femme est candide, fébrile, impulsive, ne cesse de se dévaloriser et n’aspire qu’à être aimée par un homme, puis à se marier et à avoir des enfants. La violence de la chose est que ces mots sont mis dans la bouche d’une femme, qui les chante à la première personne.

           La question centrale que posent ces deux œuvres est : qu’est-ce que le bonheur ? Dans le cas d’Amour et vie de femme, nous voyons une jeune fille qui a complètement intériorisé une certaine image de la femme et du bonheur. Grâce à la citation de tout à l’heure, nous savons qu’Alissa parle de la même chose : la jeune Alissa se voit offrir le bonheur auquel la société la destine, à savoir de se marier avec son cousin Jérôme (sympathique, de bonne famille, normalien) – mais elle décide d’y renoncer, en pensant qu’il doit y avoir une autre chemin, une « voie plus resserrée », qui mène à la « Vie » avec un grand V, et non l’existence conventionnelle et normée à laquelle elle est promise. C’est clairement cette quête de la part de la jeune femme qui intéresse Milhaud, puisqu’il concentre le propos sur elle dans le titre même de son adaptation et, entre les deux versions, supprime de plus en plus le personnage falot de Jérôme (« Jérôme m’ennuie »[11]), Jérôme qui est effectivement périphérique dans cette problématique – il n’est que prétexte à fantasme, vecteur de sublimation, selon les paramètres de « l’amour de loin » tel que Clément Mao-Takacs nous les a exposés. Alissa appelle ce fantasme « sainteté », mais nous voyons bien que le questionnement est plus général, et pourrait se formuler ainsi : quelle alternative trouver quand la société ne nous donne pas le choix de choisir notre bonheur ? C’est cette question que nous avons un peu examinée dans notre diptyque, que nous avons nommé Deux vies rêvées de femmes.

            2.2. Pistes scénographiques

            Voici quelques images de notre dispositif. Il y a une homonymie qui est je pense signifiante : nous avons affaire à des œuvres « de chambre », c’est-à-dire intimistes ; et nous avons pour espace unique des chambres de jeunes filles, citées par elles dans leurs textes respectifs comme leurs refuges intimes. Cela a fondé notre approche scénographique : non pas une approche naturaliste du décor, mais l’idée que la chambre réelle est le reflet de cette autre chambre qu’est l’esprit de ces jeunes filles, dans lesquelles nous allons pénétrer – ces œuvres ont donc bien en commun avec les cantates de Bach de figurer un théâtre de l’esprit. Je n’entre pas dans les détails, mais nous avons élaboré en miroir les deux espaces des chambres des jeunes filles schumanienne et milhaudienne, le premier fermé sur lui-même, le second ouvert avec une travée dans le public, reconfigurant ainsi le regard même du spectateur et son rapport à la représentation entre les deux œuvres.

            Aux moments de leurs compositions respectives, ces œuvres n’avaient pas d’équivalent théâtral à leur dramaturgie musicale – en 1913, Milhaud ne savait rien de ce que tentaient au même moment Appia, Craig ou Meyerhold pour renouveler la grammaire du théâtre. Or, rétrospectivement, ce qu’on aurait pu à l’époque considérer comme des œuvres peu « efficaces dramatiquement », ou peu propices à la scène, sont celles qui posent les défis les plus intéressants pour nous : le théâtre qui soit au niveau de raffinement de la dramaturgie musicale de Schumann ou, pour ce qui concerne aujourd’hui, de Milhaud, est à inventer.

             2.3. Théâtre de l’attente, théâtre engagé

           La radicalité formelle ainsi envisagée est à la hauteur de celle du sujet : il s’agit d’un texte comme nous l’avons vu très contestataire, et effectivement reçu comme tel par Milhaud (et Latil). D’ailleurs, Alissa fait partie d’une série d’œuvres (les romans de Colette par exemple) qui, à cette époque, mettent en scène une femme qui est en contrôle de sa propre existence ou qui tente de l’être – si l’on replace ce personnage dans le contexte de ses homologues d’opéra, force est de constater que son attente n’est pas celle de Violetta à la fin de La Traviata, ou de Cio Cio San dans le second acte de Madame Butterfly, ni même celle du personnage d’Erwartung : ce n’est pas une attente de femme délaissée par un homme cruel, en plein délire catatonique, cyclothymique, hystérique, au choix.

           Alissa choisit d’attendre, et c’est en quelque sorte le seul choix qui lui soit offert – et mieux, elle fait attendre l’homme, non pour le faire souffrir comme une mal-aimante vénéneuse, mais pour lui imposer son propre rythme ! Qui avait osé cela, depuis La Princesse de Clèves (qui est évidemment une grande référence gidienne) ? Le « paradigme Pénélope », qui suppose la femme passive, soumise et fidèle, sera d’ailleurs ridiculisé en bonne et due forme plus tard par Milhaud dans Le Pauvre matelot, que l’on peut considérer comme une variation tragi-comique et cruelle sur le mythe du « retour d’Ulysse dans sa patrie », dans le sillage des Opéras-minutes à sujet mythologique : sauf que l’épouse fidèle jusqu’à la maniaquerie, qui refuse de reconnaître son mari, loin de finir par se soumettre comme chez Homère, le tue par erreur – le mâle dominant, sûr de lui, le « héros aux mille tours » qui voulait faire le malin, en prend pour son grade.

            2.4. Dramaturgie du masque

            En dehors de celle de l’espace, la principale question dramaturgique que pose Alissa est celle du personnage. Une chanteuse joue tous les « rôles » et la narration, et ne se contente pas d’incarner le personnage titre.

            Dans une tentative de mettre l’œuvre en scène, on pourrait être tenté de répartir davantage les voix, afin de « théâtraliser » un peu grossièrement la partition – mais si Milhaud avait désiré cela, il aurait pu suivre l’exemple de Bach dans ses cantates et oratorios à plusieurs voix/personnages, exemple dont il était bien conscient au moment de composer Alissa, que l’on a pu, encore une fois, appeler par ailleurs « cantate ». Il me semble que céder à cette facilité littéraliste serait passer à côté de l’essence et de l’originalité de cette œuvre, contemporaine de pièces où le rôle de la « chanteuse soliste » est exploré de manières très variées : par exemple le Pierrot lunaire (1912) de Schönberg, les Altenberg-Lieder (1913) de Berg, et même Sibelius dans son poème symphonique Luonnotar (1913), toutes œuvres dans lesquelles il y a multiplication des voix et décalages, portés par une seule personne, et de préférence, ces exemples le montrent, une voix de femme.

            Ce personnage/chanteuse fait d’une certaine manière écho à ce que Lionel Pons appelait hier la « dépersonnalisation » dans les opéras de Milhaud. Nous avons en effet affaire à une chanteuse qui ne saurait tout à fait être Alissa, et qui est même dans la position antagoniste à celle de l’incarnation, celle de la narration des événements du point de vue de Jérôme. Il s’agit donc pour l’interprète de jouer avec ces différents masques, procédé qui atteint son point culminant quand elle incarne les deux voix d’un dialogue ! En dehors de l’intéressante distanciation gidienne[12] qui est créée, il faut noter une oscillation entre plusieurs identités, qui peu à peu se stabilise, puisqu’au cours de l’œuvre la parole d’Alissa devient de plus en plus omniprésente, jusqu’à devenir exclusive dans la dernière partie – comme si Alissa se « trouvait » peu à peu elle-même dans l’ascèse, en même temps que la chanteuse trouve son personnage.

            Le parallèle de la question du locuteur est celle du destinataire. Ce personnage à l’identité fuyante, à qui s’adresse-t-il ? La parole se précise, le prêche liminaire adressé à tous devient dialogue, puis adresse à Jérôme, qui elle-même devient adresse à Dieu, et enfin à soi-même – les deux extrêmes étant fusionnés dans la dramaturgie globale : tout n’est adressé qu’à soi, en même temps que tout nous est adressé, à nous public.

               2.5. Exemples de la diversité formelle d’Alissa

            Illustrons les enjeux que nous venons de décrire par quelques extraits.

            Extrait vidéo 1. « J’ai fait un triste rêve… » (III.)

            Notons d’abord le jeu sur la caractérisation vocale dans ce « dialogue à une seule voix ». Paradoxalement, c’est surtout Jérôme qui est dans le registre aigu (en particulier dans ses phrases les plus péremptoires : « Moi, je ne te quitterai jamais… », « Eh bien moi, ce matin… »), ce qui contribue à mettre à distance ce personnage de jeune homme glapissant d’amour, par opposition à la gravité (effectivement musicalement plus grave, mais aussi plus calme et posée) des interventions d’Alissa.

            Nous voyons comment Sayuri Araida réussit ce jeu entre les différents locuteurs, et glisse avec aisance de l’un à l’autre. C’est un exemple de comment une forme très particulière, a priori contraignante, amène des solutions d’interprétation intéressantes. Non seulement le dialogue entre Alissa et Jérôme ne perd rien de son intensité à être interprété par une personne unique, mais il y gagne même : la mise en jeu du dédoublement permet de mettre en critique le discours même d’Alissa et son fantasme non seulement d’une « âme sœur », d’un double terrestre, mais d’une seconde vie, plus vraie que la première, dans l’Au-delà, qui serait le véritable espace de réalisation de l’amour. Dans notre mise en scène, ce va-et-vient était amplifié autant par le dédoublement du jeu de la chanteuse que par le miroir en fond de scène (cf. Fig. 3).

            Extrait vidéo 2. « Merci, mon Dieu, d’avoir fait cette nuit si belle » (VI.1.)

            Le bloc central de l’œuvre est constitué de lettres adressées par Alissa à Jérôme, forme qui suppose des solutions de mise en scène différentes de celles des dialogues.

            La situation d’énonciation très précise propre au genre épistolaire permet pourtant une grande liberté formelle, tant musicale que scénique. Certaines lettres, traitées comme une prose poétique, deviennent de véritables mélodies reprenant tous les procédés du genre. L’extrait suivant, d’une grande sensualité, tire le meilleur profit de toutes les formes auxquelles elle emprunte : la qualité littéraire du texte en fait un beau poème d’amour qui embaume l’été, et qui se prête naturellement à une mise en musique, tandis que le dispositif épistolaire, en jouant de l’absence du destinataire, met en jeu la révélation d’un désir érotique d’autant plus fort et d’autant plus libre dans son expression que son objet est distant – situation qui se prête éminemment à une « mise en théâtre ». 

          D’autres « scènes » sont intrinsèquement théâtrales dans leur capacité à camper une situation dramatique et des rapports de force, par exemple la lettre du mouvement IV. dans laquelle Alissa demande à Jérôme d’attendre encore plus longtemps avant le mariage : la musique traduit parfaitement qu’elle se sent en terrain sensible et avance ses arguments comme sur des œufs, procédé qui culmine dans le moment où elle « signe vocalement » sa lettre de son nom, sur trois notes, tout simplement : « Alissa ». Milhaud parvient à faire de cette signature incongrue un moment pertinent de sa dramaturgie musicale, où la nudité quasi purement référentielle, voire phatique, du propos devient par contraste un lieu d’expression émotionnelle forte. C’est ce genre de petits détails qui font d’Alissa une forme intéressante à exploiter scéniquement, pour peu qu’on n’en fasse pas une lecture trop littérale et illustrative.

            Extrait vidéo 3. « Dieu jaloux, […] emparez-vous donc de mon cœur. » (VIII.4.)

            Le Journal d’Alissa, qui constitue le dernier bloc formel de l’œuvre, amène une dimension encore plus intériorisée, plus proche peut-être d’une expressivité de Lied plus typique. Mais le caractère morcelé ainsi que la présence de multiples situations d’énonciation conduisent aussi à inventer une forme d’expression scénique, qui ne peut pas être simplement celle d’un monologue de théâtre conventionnel. Ainsi, la prière au « Dieu jaloux » qui constitue notre dernier extrait est symptomatique de ce dernier bloc, extrêmement varié musicalement, alternant révolte existentielle, désespoir et apaisement, et qui culmine ici dans ce qui ressemble à une mélodie hassidique. Nous avons donc dû inventer un langage chorégraphique et imagé varié qui soit à la hauteur de la richesse de cette dernière partie de l’œuvre, où nous semblons formellement être au plus près des variations les plus subtiles de l’esprit d’Alissa, sur le modèle d’une cantate ou d’une aria baroque.

            Dans mon catalogue du kaléidoscope formel de cette œuvre si riche, je pourrais aussi prendre l’exemple du Prélude pianistique, si le temps m’en suffisait : ce passage purement instrumental, loin d’être dépourvu de force théâtrale de par l’absence de paroles chantées, en acquiert d’autant plus que, comme nous l’avons vu tout à l’heure, c’est un silence par autocensure, un silence choisi, qui doit donc être montré et mis en scène.

            Conclusion

          Le temps manque en réalité surtout pour faire un travail d’analyse rigoureux qui nous permettrait de prendre enfin la mesure de la diversité musicale passionnante d’Alissa– une diversité qui trouve ses origines dans l’originalité du projet dramaturgique de Milhaud. C’est du moins ma théorie : je pose le postulat que la complexité du matériau littéraire a conduit Milhaud a trouver des solutions musicales originales à la mesure d’un matériau comme la musique n’avait pas l’habitude d’en traiter – et que, de même, la forme musicale qui en résulte incite l’interprète et le metteur en scène à trouver de nouvelles solutions scéniques qui soient à sa mesure. C’est pourquoi le regard du metteur en scène est intéressant pour comprendre une œuvre telle que celle-ci : dans sa recherche de telles solutions, il peut poser le doigt sur les originalités formelles d’une œuvre qu’une approche purement musicologique pourrait se contenter de considérer comme un objet explicable selon des critères immanents à la création musicale.

          Ce mouvement d’influence à double sens entre littérature, musique et théâtre pourrait se résumer en ce que nous appellerons une écologie formelle, qui consiste à se laisser inspirer par une forme venant d’un autre art pour renouveler sa propre discipline. Alissa procède ainsi en prenant pour base un texte qui n’était prédestiné ni à la musique ni au théâtre.

          Pour illustrer ce concept d’écologie formelle, qui doit nous permettre de penser de manière plus ouverte l’histoire croisée des arts (et, pragmatiquement, la réalisation d’un art interdisciplinaire), prenons l’exemple paradigmatique de la Renaissance italienne. Quand progressivement toute une série de compositeurs se sont rendus compte qu’il y a avait des textes intéressants écrits à leur époque, dans le sillage de Pétrarque, ils ont tenté de se servir de ces textes comme matrice formelle, de prolonger leurs potentialités expressives par la musique, une nouvelle forme était née : le madrigal. Et c’est en développant cette forme que Claudio Monteverdi et d’autres ont tenté d’aller jusqu’au bout de cette idée en créant des « actions musicales » de plus grande envergure, dans lesquelles les formes précédentes du texte, du drame et de la musique se transcendent mutuellement, et que l’on a plus tard appelées des opéras. De cette forme est d’ailleurs également issue la « cantate ».

          Voilà pourquoi je pense que nous pouvons tous, ici présents, spécialistes de la musique ou spécialistes de sa communication, apprendre de la tentative de mettre en scène des œuvres comme Alissa. Loin des arguments dus aux préjugés (« ce sujet n’est pas dramatique », « la dramaturgie n’est pas suffisamment théâtrale »), nous pouvons tous élargir notre vocabulaire et notre compréhension de ce que peut être une dramaturgie musicale, sujet passionnant et qui souffre encore de lacunes imputables au manque d’interdisciplinarité autant dans la pratique artistique que dans la recherche universitaire.

          C’est pourtant une telle recherche critique qui permettra un renouvellement formel réel dans le domaine du théâtre musical dont l’inventivité repose essentiellement, nous l’avons vu, sur l’écologie formelle. De cette démarche Alissa peut être en quelque sorte un manifeste, de par sa tentative d’inventer une nouvelle musique pour un texte nouveau, et de permettre d’inventer un nouveau théâtre pour ce texte et cette musique : un « théâtre de chambre » (ce que Frank Langlois appelait hier « l’anthropologie de l’intime » de Gide) qui devient un « théâtre de l’invisible » – c’est-à-dire qui ne reste pas en superficie des choses, qui nous fasse prendre conscience, en les mettant en scène, que la parole et la pensée sont aussi action. C’est d’un tel théâtre que Milhaud nous a, aussi inconsciemment mais aussi sincèrement que Haendel ou Bach, montré la voie, et dont les grammaires sont encore à écrire.


[1]Thèse soutenue en 2003 à l’EHESS, sous la direction de Françoise Escal.

[2]Comparaison développée dans P. Cortot, op. cit., p. 303 et suivantes.

[3]D. Milhaud, Ma Vie heureuse, éd. Zurfluh, 1999, p. 39.

[4]Prenons-en pour preuve que des mises en scène ont souvent été tentées de ces deux dernières œuvres, plus que d’un certain nombre de « cahiers » de Lieder ou de mélodies à l’unité plus lâche.

[5]J.-J. Rousseau, Dictionnaire de musique [fac-similé de l’édition de 1768], Actes Sud, coll. « Thesaurus », 2007, p. 72.

[6]Encore une fois, symptomatiquement, cette cantate a pu être portée à la scène – le plus fameusement par Peter Sellars, couplée à la cantate BWV 82, dans un spectacle créé à la Cité de la musique à Paris en mars 2001, avec la mezzo-soprano Lorraine Hunt-Lieberson et sous la direction musicale de Craig Smith.

[7]Credo affirmé notamment dans la préface de L’Immoraliste, pendant assumé à La Porte étroite (« … je n’ai fait en ce livre non plus acte d’accusation qu’apologie, et me suis gardé de juger. [… ] Au demeurant, je n’ai cherché de rien prouver, mais de bien peindre et d’éclaire bien ma peinture. » Mercure de France, 1902, pp. 14 et 16) – ainsi que dans le titre même de la collection consacrée aux faits divers que Gide a fondée en 1930 à la NRF : Ne jugez pas

[8]P. Cortot, op. cit., ch. 4.5, p. 302 et suivantes.

[9]A. Gide, La Porte étroite [1909], Mercure de France, rééd. 1949, p. 145.

[10]Deux vies rêvées de femmes, d’après Chamisso/Schumann et Gide/Milhaud, spectacle donné en juin 2010 au Théâtre de l’Hôpital Bretonneau. Avec Marianne Seleskovitch et Sayuri Araida. Direction musicale et piano : Clément Mao-Takacs. Mise en scène, scénographie et lumières : Aleksi Barrière.

[11]D. Milhaud cité par P. Cortot, op. cit., p. 275.

[12]La juxtaposition du V-Effekt brechtien et de l’esthétique gidienne semble a priori incongrue. On relève néanmoins une intention « critique » proche de Brecht chez Gide (« La Porte étroite est la critique d’une certaine tendance mystique », note-t-il dans son Journal). Par ailleurs, le procédé à la fois gidien et brechtien de « peindre un tableau » offert à la réflexion du public d’une part, et celui d’une distance entre le personnage et celui qui l’interprète de l’autre, semblent des outils intéressants pour aborder les procédés de narration du roman de Gide autant que les enjeux dramaturgiques de l’adaptation qu’en fait Milhaud. La mise en jeu de codes classiques du théâtre musical (le simple fait de chanter, ou le surtitrage du texte) relève également d’effets de distanciation dont nous avons pu tirer profit, et qui semblent plus judicieux pour saisir l’essence de Gide que les codes naturalistes par lesquels il est quasi systématiquement abordé, par exemple quand il est adapté au cinéma ou à la télévision.

ALTENBERG-LIEDER

On voudrait traduire les « textes de cartes postales » de Peter Altenberg comme Alban Berg les a mis en musique : en respectant le génie de leur concision, mais en mobilisant la puissance et les couleurs d’un grand orchestre. Ciseler finement ces poèmes qui affectent la négligence, tout en se réservant les coudées franches de la familiarité, c’est un privilège réservé à l’auteur – celui du compositeur étant, dans le cas de Berg et de ses Altenberg-Lieder, d’inventer ce que serait en musique leur scandale, à la fois bourru et lyrique, tendrement sacrilège. On imagine volontiers Peter Altenberg se rire du traducteur que son art de la formule met en difficulté, incapable de, comme lui, tout envoyer balader.


Seele, wie bist du schöner, tiefer, nach Schneestürmen – – -.
Auch du hast sie, gleich der Natur.
Und über beiden liegt noch ein trüber Hauch, wenn das Gewölk sich schon verzog!

Mon âme, tu es tellement plus belle et plus profonde après les tempêtes de neige…
Toi aussi tu as tes tempêtes, comme la nature.
Et sur elle comme sur toi flotte ensuite une brume trouble, une fois que les nuages se sont retirés !

Sahst du nach dem Gewitterregen den Wald?!?
Alles rastet, blinkt und ist schöner als zuvor – -.
Siehe, Fraue, auch du brauchst Gewitterregen!

Tu as vu la forêt après l’orage ?!?
Tout se tait, scintille, est plus beau qu’avant…
Tu vois, femme, toi aussi tu as besoin d’orages !

Über die Grenzen des All blicktest du sinnend hinaus;
Hattest nie Sorge um Hof und Haus!
Leben und Traum vom Leben, plötzlich ist alles aus – – –
Über die Grenzen des All bliekst du noch sinnend hinaus!

Tu regardais, pensif, par-delà la frontière du monde…
Jamais tu ne te souciais des choses domestiques !
Vie et rêve de vie, tout est fini maintenant…
Et tu regardes encore, pensif, par-delà la frontière du monde !

Nichts ist gekommen, nichts wird kommen für meine Seele.
Ich habe gewartet, gewartet, oh – gewartet!
Die Tage werden dahinschleichen,
Und umsonst wehen meine aschblonden Haare um mein bleiches Antlitz!

Rien n’est venu, rien ne viendra pour mon âme.
J’ai attendu, attendu, oh… attendu !
Les jours s’en iront à petits pas,
Et c’est pour rien que mes cheveux blond cendré flottent autour de mon blême visage !

Hier ist Friede. Hier weine ich mich aus über alles! Hier löst sich mein unfaßbares, unermeßliches Leid, das mir die Seele verbrennt. Siehe, hier sind keine Menschen, keine Ansiedlungen. Hier tropft Schnee leise in Wasserlachen – – -.

Ici, je trouve la paix. Ici je me répands en larmes sur tout ! Ici se déchaîne mon inconcevable, mon incommensurable souffrance, qui me consume l’âme… Vois, ici il n’y a pas d’hommes, pas de villages. Ici la neige ruisselle doucement en flaques d’eau…

Peter Altenberg, 1911

LE RIRE ET LA LENTEUR (cinq considérations inactuelles)

Note de programme pour le concert de Secession Orchestra La Vie et le Rêve de la Vie, conçu et dirigé par Clément Mao – Takacs, en mai 2013.

« Notre époque est obsédée par le désir d’oubli et c’est afin de combler ce désir qu’elle s’adonne au démon de la vitesse ; elle accélère le pas parce qu’elle veut nous faire comprendre qu’elle ne souhaite plus qu’on se souvienne d’elle ; qu’elle se sent lasse d’elle-même ; écœurée d’elle-même ; qu’elle veut souffler la petite flamme tremblante de la mémoire »

Milan Kundera, La Lenteur

            I.

            Directeur de l’Opéra de Vienne, Gustav Mahler n’a plus le temps de composer. Même s’il y intègre certains matériaux plus anciens, c’est pendant les étés 1899 et 1900, c’est-à-dire pendant son congé, l’unique moment qu’il peut se permettre de consacrer à la création, qu’il conçoit et accouche de sa Quatrième symphonie. Est-ce donc un hasard si, détournant la forme traditionnelle qui suppose une alternance de mouvements lents et rapides, les titres des quatre mouvements de cette œuvre semblent être des variations sur l’idée de lenteur : Modéré, sans se presser / Tranquille, sans hâtePaisible, poco adagio Très à l’aise ? Non pas que cette musique ne s’anime pas d’un mouvement interne parfois rapide, ne palpite pas – mais elle le fait dans un long déploiement qui, entre reprises, intermèdes et variations, ne s’empresse jamais d’aller droit au but, quel que celui-ci puisse être d’ailleurs. 

            La Quatrième symphonie est l’éloge de la lenteur par un homme pressé.

            II.

            Le 31 mars 1913, ce que l’on a convenu d’appeler la Seconde École de Vienne (le maître Arnold Schönberg, ses disciples Alban Berg et Anton von Webern, et le franc-tireur Alexander von Zemlinsky) présente en concert un florilège de ses œuvres. L’ambiance n’est cette fois ni « modérée », ni « tranquille », puisque les chaises volent et le public éructe son indignation à l’audition de la pièce de Berg, les Cinq Lieder sur des textes de cartes postales de Peter Altenberg – l’événement sera surnommé « das Skandalkonzert ». Schönberg et ses élèves opposent au gigantisme postromantique des séries de petites miniatures, des œuvres si minuscules qu’elles semblent dérisoires. Comment ose-t-on comparer la plus haute expression du génie musical, le fleuve majestueux de la symphonie, à de telles bagatelles déjà finies quand elles viennent à peine de commencer, et pire, comme Schönberg, pousser la provocation jusqu’à composer une Symphonie de chambre pour quinze instruments, qui ne dure que vingt minutes ? À l’image de ses Six petites pièces op. 19, les Altenberg Lieder de Berg et les Six pièces pour orchestre op. 6 de Webern enchaînent des petits morceaux d’une ou deux minutes qui suscitent bien peu l’enchantement hypnotique attendu par le public, tant elles semblent proches du silence. Dans le premier cas, les textes lapidaires et un brin prosaïques de Peter Altenberg, poète des cafés et cabarets viennois, érotomane, alcoolique et patient d’hôpital psychiatrique, n’aident en rien à l’affaire.

            Serait-ce, à la veille de la Première guerre mondiale et de l’effondrement de l’Empire austro-hongrois, l’expérience même de la musique qui se trouve changée à jamais, au profit d’une musique en capsules, plus adaptée au mode de consommation d’une société où plus personne n’a de temps à perdre… La musique de notre temps (appelons-la donc contemporaine) est-elle vouée à être une musique pour gens pressés ?

            III.

            On serait tenté d’accepter cette interprétation facile, si le symphoniste Mahler n’était pas la figure tutélaire de la Seconde École de Vienne, le premier soutien de Schönberg, le maître qu’il a, avec Berg et Webern, revendiqué, et fait président d’honneur de son Association des artistes-compositeurs en 1904. Ce n’est pas un hasard si la dernière pièce du Skandalkonzert(qui ne fut jamais jouée en raison de l’émeute du public) devait être le premier des Kindertotenliederde Mahler : c’était rendre hommage à un compositeur qui avait mis la recherche d’une unité musicale et dramaturgique unique au-dessus de la reproduction d’une convention classique, qui avait porté l’exploitation des formes traditionnelles jusqu’à leur point critique d’implosion en mêlant inspirations savantes et folkloriques, occidentales et orientales, vocales et symphoniques, qui s’était fait le pionnier des nouvelles sonorités en floutant les frontières à l’intérieur du cadre tonal fondamental de notre musique.

            Il y a quelque chose chez Mahler qui irrite profondément beaucoup de mélomanes classiques. Ceux-ci voudraient que la musique ne soit que pure… musique, harmonieuse évasion et jouissance sensuelle. La musique de Mahler nous refuse ce plaisir : d’abord, elle se laisse souvent qualifier de « musique à programme », expression effrayante qui laisse présager une écoute note d’intention à la main – prostituer la symphonie à une dramaturgie, aussi libre qu’elle soit, est une première trahison. Dans la Quatrième, le dernier mouvement nous impose un deuxième désagrément : la présence incongrue d’une chanteuse qui, loin de venir simplement nous charmer par sa voix, incarne, plus qu’un poème, un monologue à la première personne, consistant en somme à jouer un rôle (sinistre de surcroît, celui d’un enfant, mort ou en sursis, qui nous livre ses impressions contrastées sur le paradis). Mais le summum de l’infamie, le pire avilissement que puisse subir l’art céleste de la musique, est une intrusion des plus impardonnables : celle de l’humour.

            IV.

            L’idée que le grotesque puisse et doive côtoyer le sublime est l’essence même du romantisme, mais elle n’a jamais cessé de choquer l’auditoire de la musique « sérieuse » : comment peut-on accepter la présence du bizarre, du décalé, de l’ironique même, alors que l’on voudrait écouter en paix sa symphonie, se laisser porter par elle, des premières notes au climax soigneusement préparé (ici aussi, la Quatrième nous déçoit, en finissant sur un mi grave joué pianississimo et donc à peine audible)… en somme, faire l’expérience de la transe et du sublime ? Mahler n’hésite pourtant pas, en abordant le plus grave des sujets, celui de la mort, à reprendre dans le deuxième mouvement le motif médiéval de la danse macabre, sous la forme de Freund Hein, équivalent germanique de notre Camarde : il convoque ainsi les fables et chansons populaires, les marionnettes de foire, tous ces moyens ancestraux et vulgaires d’évoquer l’omniprésence de la mort dans nos vies, et rappelle que ce n’est qu’en riant, jaune peut-être, que l’on peut contempler le néant en face. De même, le texte chanté dans le dernier mouvement, tiré de la littérature folklorique, met en scène avec une fausse naïveté cet Au-delà que nous ne pouvons pas connaître, en mêlant les espoirs de béatitude que nous nourrissons pour nos disparus à des éléments de catéchisme plus ou moins bien assimilés.

            L’idée que le grotesque puisse et doive côtoyer le sublime est l’essence même du romantisme, mais elle n’a jamais cessé de choquer l’auditoire de la musique « sérieuse » : comment peut-on accepter la présence du bizarre, du décalé, de l’ironique même, alors que l’on voudrait écouter en paix sa symphonie, se laisser porter par elle, des premières notes au climax soigneusement préparé (ici aussi, la Quatrième nous déçoit, en finissant sur un mi grave joué pianississimo et donc à peine audible)… en somme, faire l’expérience de la transe et du sublime ? Mahler n’hésite pourtant pas, en abordant le plus grave des sujets, celui de la mort, à reprendre dans le deuxième mouvement le motif médiéval de la danse macabre, sous la forme de Freund Hein, équivalent germanique de notre Camarde : il convoque ainsi les fables et chansons populaires, les marionnettes de foire, tous ces moyens ancestraux et vulgaires d’évoquer l’omniprésence de la mort dans nos vies, et rappelle que ce n’est qu’en riant, jaune peut-être, que l’on peut contempler le néant en face. De même, le texte chanté dans le dernier mouvement, tiré de la littérature folklorique, met en scène avec une fausse naïveté cet Au-delà que nous ne pouvons pas connaître, en mêlant les espoirs de béatitude que nous nourrissons pour nos disparus à des éléments de catéchisme plus ou moins bien assimilés.

            Peter Altenberg et Alban Berg ont, comme Mahler, lu et admiré Nietzsche, et ses invectives contre « l’esprit de sérieux » : « L’objection, l’écart, la méfiance sereine, l’ironie sont des signes de santé. Tout ce qui est absolu est du domaine de la pathologie. » (Par-delà bien et mal)

            V.

            Cet écart, produit par les contrastes, les effets de citation, le détournement de formes classiques ou la création de formes diamétralement opposées aux attentes du public ne sont pas, on s’en doute, destinés à produire un simple effet de comique ou à choquer le bourgeois. L’humour, tel que le conçoit Nietzsche, est l’outil qui nous permet de prendre du recul, non pour nous cacher de la réalité et en être absent, mais pour y être plus pleinement, plus vivement présent que jamais – ce que l’on appelle « être contemporain ».

            Cette distance n’est possible qu’à condition de prendre son temps : à la philosophie du « gai savoir » se mêle ici l’exigence du philologue, qui veut que l’on lise lentement, en se demandant d’où viennent les choses, de quoi elles sont tributaires, pour mieux apprécier leur pertinence pour notre temps. C’est précisément cette exigence que retrouve Mahler, en forçant les citoyens à oublier leurs urgences et à suivre avec lui un cheminement qui avance sans se presser, exigence reconduite par les compositeurs de la Seconde École de Vienne, en proposant des pièces qui, quoique courtes, réclament une attention totale, et une lente décantation. Ce sera d’ailleurs la raison d’être de la Société d’exécutions musicales privées fondée par Schönberg : inscrire la musique dans la durée, inciter le public à réentendre des pièces difficiles (difficiles car nouvelles), parfois plusieurs fois au cours du même concert, que ce soient les siennes, celles de ses disciples, ou les symphonies de Mahler, dont il a produit et fait produire des versions de chambre, plus accessibles économiquement et intelligibles à l’écoute. Ce n’est qu’ainsi que la nouvelle musique peut devenir connue de son public, par opposition à l’habitude encore tenace de ne plus jouer une pièce après sa première exécution – et devenir ainsi le lieu d’une réflexion, qu’elle soit inquiète ou apaisée, hors de la tourmente d’une époque qui ne nous la permet pas. C’est cette exigence qu’il nous faut retrouver aujourd’hui.

            Ces compositeurs nous enseignent la discipline de la lenteur, qui est celle de la véritable contemporanéité. Celui qui suit la mode, qui est au goût du jour, qui s’efforce d’être à la pointe de l’actualité ne saurait être contemporain : occupé qu’il est par sa fuite en avant, il en oublie de considérer en quoi consiste son présent, et il est immanquablement déjà en retard sur son époque, ses problématiques et ses préoccupations. On ne peut être de son temps qu’en étant à contretemps, en prenant ce recul que Nietzsche appelle l’inactualité.

            Il est grand temps, un siècle après le Skandalkonzert, d’accepter enfin d’être nos propres contemporains.

Voir la note de dramaturgie « Ce qui rit là-haut est perfide et lâche » sur l’humour dans le Ring

Archive des notes de programme pour Secession Orchestra.

RICHARD WAGNER 1813-2013

Note de programme pour le concert de Secession Orchestra Ombres et Lumières, conçu et dirigé par Clément Mao – Takacs, en avril 2013, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner.

« Tout ce qui est debout est destiné à s’effondrer, telle est la loi éternelle de la Nature, la condition de ce qui vit […]. Je veux faire table rase de l’ordre qui est le fondement de vos vies, car sa racine est le péché, sa fleur la misère, et son fruit le crime – mais le temps de la moisson est venu et c’est moi qui brandis la faux. Je veux détruire les illusions qui terrorisent les hommes. Je veux détruire la domination d’un seul sur tous les autres, des morts sur les vivants, de la matière sur l’esprit – je veux briser le pouvoir des puissants, de la loi et de la propriété. »

Richard Wagner, La Révolution, 1849

Comparons deux instantanés tels que nous en offrent les biographes zélés :

1849. L’ambitieux Richard Wagner a trente-cinq ans, il lit Feuerbach et Bakounine, publie des centaines de pages de manifestes enflammés, et son esprit est hanté par des histoires de chevaliers-bardes errants, prophètes et justiciers – il caresse le rêve secret d’écrire un opéra sur la vie de Jésus. Il monte sur les barricades lors de l’insurrection de Dresde, et en paie le prix par un exil politique qui durera douze ans.

1876. Est-ce bien le même Richard Wagner que l’on retrouve à Bayreuth, courtisan roué, entrepreneur mégalomane, inaugurant le théâtre qu’il s’est fait construire sur mesure pour l’exécution exclusive de ses propres œuvres, à la tête d’un véritable empire wagnérien qu’il entend pérenniser par sa propre dynastie et la création de « sociétés Richard Wagner » destinées à propager son culte ? Il est maintenant cet homme que Nietzsche assimile à un gourou sectaire, celui qui deviendra le héros du nazisme et le symbole d’une certaine culture prussienne et élitaire.

La biographie de Wagner semble discréditer son projet politique originel, celui d’une révolution par l’art, d’une régénération du corps social qui se retrouverait autour d’un théâtre conçu comme la rencontre des disciplines artistiques et des individus, sur le modèle de la tragédie grecque. Comme l’opéra bourgeois qu’elle entendait remplacer, la forme qu’il a inventée reste un grand spectacle réservé à l’élite. Léon Tolstoï, qui partageait les fondements de la philosophie de Wagner – abolition des classes et de la propriété, non-violence, réinterprétation sociale du message évangélique, rôle de l’art dans la réforme de la société, végétarianisme… –, s’est moqué quelques années plus tard de ces représentations pseudo-mythologiques en costumes médiévaux, et a dénoncé un art somptuaire qui noie toute réflexion dans ses poses et dans son esthétisme hypnotique. Bien qu’il ignorât tout du projet originel dont il était étonnamment proche, il formulait déjà le constat cruel de l’échec de la révolution wagnérienne, repris plus tard par Brecht, Adorno et tant d’autres.

Mais la fascination de Franz Liszt pour Wagner, depuis la découverte de Tannhäuser jusqu’à la reprise en main du festival de Bayreuth, nous force à y voir autre chose et à contester une condamnation aussi intempestive. Pendant quarante ans de fidélité absolue, le Hongrois cosmopolite aura dirigé et retranscrit les opéras de Wagner pour mieux les faire connaître et les diffuser partout en Europe. Lui, l’ambassadeur de la paix, le chantre des révolutions et des folklores nationaux, n’aura jamais cessé de croire dans le pouvoir de transfiguration de cette musique, dans l’idée que sa nouveauté même était le symbole d’un changement possible vers une société plus juste et plus ouverte.

Ce soir, il s’agit de voir Wagner à travers le regard généreux et humaniste de Liszt. Pour cela, nous utiliserons l’outil musical qu’il a mis au point, qui incarne pleinement pour lui la liberté de la musique, force vive qui abolit les frontières, et antithèse de l’idée qu’on peut se faire du compositeur comme créateur d’une œuvre monumentale et close : la transcription. Paraphraser Wagner, c’est le libérer des contraintes de l’opéra, massif, cher, élitaire, dont les codes mêmes sont incompréhensibles au grand public, et dont la machinerie encore pataude frustrait les ambitions de Wagner lui-même – avant l’invention de l’art de la mise en scène, précisément inspirée des tentatives de Bayreuth, elle se préoccupe davantage de produire des effets que du sens, et sert bien mal « l’œuvre d’art totale ». Mais dans le cadre du concert, dont Liszt a inventé la forme moderne, ces chants d’amour, d’espoir et de victoire redeviennent simple musique, accessible à tous les musiciens et donc à tous les publics. En faisant l’objet d’une constante réécriture, qu’elle soit le fait de Franz Liszt ou de Clément Mao-Takacs, elle est rendue au mouvement de la vie. Ses dernières pièces, dont nous entendrons des exemples emblématiques, montrent que Liszt était plus que l’artificier virtuose auquel on a voulu le réduire, mais bien un militant de la « musique de l’avenir », qui dans les audaces de La Lugubre gondole dépasse l’horizon esthétique de Wagner tout en lui rendant hommage, comme une fenêtre ouverte, déjà, sur la musique du 20e siècle. La commémoration des morts, dans un geste artistique fort, porte déjà l’espoir d’une résurrection, et ce n’est pas un hasard si Wagner a tant mis en musique le printemps, symbole de toutes les révolutions.

La vie et l’œuvre de Richard Wagner posent avec constance une question lancinante, dans toute sa paradoxale complexité : comment l’artiste peut-il inspirer et servir ce changement qu’on appelle parfois révolution ? S’il a perdu tout espoir de modifier l’institution dans sa rigidité et son conformisme, et si le temple qu’il s’est érigé n’a pas eu l’impact sociétal qu’il désirait (mais n’est-ce pas le destin ordinaire des révolutions que d’être récupérées et détournées ?), cela n’a pas empêché sa musique et ses rêves d’art total de traverser les frontières et d’imprégner durablement plusieurs générations de compositeurs et d’hommes de théâtre, qui ont changé à jamais le visage de la musique et de l’opéra. Là où le théâtre a, provisoirement, échoué, la musique transcrite a vaincu.

Que nous dit secrètement cette musique ? La généalogie des anarchistes mystiques (quel que soit le sens librement donné à ce dernier mot) nous emmène de Wagner à Bakounine, de Bakounine à Tolstoï, de Tolstoï à Mohandas Gandhi. Dans les faits, tout semble opposer le faste du maître de l’opéra, tel qu’il a été décrit plus haut, à l’ascèse du Mahatma. Mais songeons plutôt à ce qui les rapproche : leurs visées pacifistes et œcuméniques, leurs tentatives partagées de trouver aussi bien dans les Évangiles que dans les textes fondamentaux du bouddhisme les principes d’un Amour destiné à devenir discipline de vie, arme politique et loi universelle. L’idée que nulle tyrannie n’est invincible, surtout quand on la met face à ses contradictions morales, et que chaque individu peut contribuer à l’abattre en affirmant son absolue liberté et sa générosité vis-à-vis de ceux qui l’entourent est au cœur de tous les opéras de Wagner : c’est précisément à ce projet de société que Gandhi a donné une voix et un visage. Oublions les contradictions dont les vies des hommes sont faites, c’est de mythologie qu’il est question. Et Gandhi est un mythe, il est un personnage de Wagner, et même, la somme quintessentielle de tous les héros wagnériens – il est, pour paraphraser la formule qu’on lui attribue, « le changement que Wagner voulait voir dans le monde », mais que Wagner n’a jamais su réaliser ailleurs que dans son théâtre, ce qui est déjà beaucoup. Ce rapprochement, aussi étonnant qu’il puisse paraître, agit comme un révélateur au sens photographique et doit transfigurer notre écoute de cette musique.

Voilà le plus juste hommage que nous pouvons rendre à Wagner ce soir : il ne s’agit pas de « vénérer des cendres, mais de nourrir des flammes », pour citer Gustav Mahler, son plus fameux héritier. Dans un acte profondément lisztien, il nous est possible de faire vivre une musique qui n’est pas cette mélodie fétiche que l’on va entendre sous les lustres et les lambris, mais le souffle des grandes idées passant sur des hommes qui essaient de ne pas être trop petits pour elle – l’essence du drame wagnérien, en somme. Il nous faut refuser que ce soit une musique de l’hypnose et du ronronnement, pour y voir ce programme, poétique et politique, formulé, au moment même où Wagner composait Siegfried, par un autre adolescent hyperactif, Arthur Rimbaud : « arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens » – non pas l’extase snob qui endort la raison et l’esprit critique, mais la remise en cause constante de nos repères et de nos habitudes, l’attisement de notre espoir, de notre désir, de notre enthousiasme et de notre soif de changement.

Ce combat appartient aux interprètes, mais aussi aux publics d’aujourd’hui : la lettre de Wagner tue, mais son esprit nous vivifie.

Voir aussi l’article « L’opéra, un creuset européen ? Rêverie d’après Wagner »
paru dans la revue théâtres & musiques (n° 6, janvier 2011).

Voir la note de dramaturgie « Ce qui rit là-haut est perfide et lâche » sur l’humour dans le Ring

Archive des notes de programme pour Secession Orchestra.

AUTOUR DES « KINDERTOTENLIEDER »

Notes pour la création de La Chambre aux échos
Tu ne dois pas garder la nuit en toi – théâtre musical

Deux fois les Kindertotenlieder de Gustav Mahler, sur des textes de Friedrich Rückert
et extraits de Tristan et Isolde et Parsifal de Richard Wagner.

Création le 22 mars 2013 au Théâtre de l’Hôpital Bretonneau à Paris
avec Oleksandra Turyanska (contralto), Claude Jamain (jeu masqué de Nô)
et Secession Orchestra
Direction musicale : Clément Mao-Takacs
Mise en scène, scénographie & lumières : Aleksi Barrière

Deuil et mélancolie

Les Kindertotenlieder sont le récit à la première personne du cheminement intérieur d’une mère endeuillée, des ténèbres du déni et de la culpabilité à la lumière de la résilience.

Gustav Mahler les a composés d’après un témoignage authentique, celui de Friedrich Rückert qui avait écrit 428 poèmes après la perte de ses deux enfants. Rückert, grand orientaliste, traducteur de Rûmi, parle au-delà d’une époque ou d’une confession, dans un langage simple et imagé.

Ce spectacle offre un double regard sur une œuvre dense, en proposant une réflexion sur le deuil : un « opéra de chambre », représentation du périple intérieur de la mère cloîtrée dans son appartement, suivi d’une version inspirée du Nô, où l’ombre du personnage narrera les étapes de son deuil, accompagnée par le jeu masqué de Claude Jamain, sur un mode dissocié caractéristique du théâtre oriental.

Et, entre ces deux interprétations, la musique tantôt mortifère, tantôt lumineuse d’un Richard Wagner imprégné de bouddhisme, qui a tant inspiré son successeur, aussi bien musicalement que thématiquement.

À travers deux lectures d’une même œuvre, deux conventions revisitées, il s’agit de comprendre comment l’histoire d’un individu devient celle, universelle, de toute âme en deuil : l’histoire de ce nécessaire travail de mémoire qui seul peut ramener la paix parmi les vivants.

Les Kindertotenlieder, drame de l’invisible (note d’intention)

La parole aux survivants. La mort s’est éloignée de nous. En même temps que l’amélioration de nos conditions de vie a chassé les cadavres, les convois funèbres et les pestilences de notre espace public, l’évolution des mentalités en a congédié la représentation de la mort et la parole collective qui permettait jusqu’à récemment de surmonter ensemble l’épreuve de la perte. À notre société prospère conviendrait une mort aseptisée, d’où le deuil est absent.

Non pas que la mort, au sens de décès, soit absente du discours ambiant, au contraire. Mais elle apparaît sous une forme totalement dépsychologisée, polarisée en deux attitudes extrêmes : l’euphémisation qui consiste à parler de la mort en termes aussi distants que possible, notamment par la statistique – et la fascination morbide poussée à son extrême. La culture de masse reflète d’ailleurs cette tendance : les films de divertissement mettent généralement en scène soit des héros qui abattent des ennemis anonymes comme du bétail, selon l’éthique des jeux vidéos où toute vie (même la sienne) est dispensable, soit des sadiques qui se délectent de cris de douleur et d’éviscérations, dans des images saturées où l’on ne distingue plus rien tant l’hémoglobine coule à flots.

Cette double polarité est également présente dans les médias : les guerres (les nôtres) ont toujours la propreté impeccable des techniques modernes et des chiffres, et les faits divers sont toujours abominables. À la télévision, la mort est irrémédiablement argument politique ou grand spectacle. Le cas le plus récent est à cet égard exemplaire – il s’agit bien sûr de la fusillade de Newtown, le 14 décembre 2012, où vingt enfants ont trouvé la mort à l’école primaire Sandy Hook. Soudain, le deuil a de nouveau été montré, parce qu’il était tellement spectaculaire. En effet, outre les diverses récupérations politiciennes, la couverture médiatique sensationnaliste était impressionnante : les caméras de télévision et la presse écrite n’ont pas perdu une miette des réactions de ces parents bouleversés, qui ont immédiatement vu leurs propos relayés à l’échelle planétaire. De l’état de choc à l’hystérie, puis à la culpabilisation individuelle et collective, et à la consolation religieuse, tous les soubresauts déchirants de l’après-drame ont été filmés et enregistrés.

Comme pour la tuerie de Toulouse en mars 2012, les événements ont instantanément acquis une dimension symbolique, quasi mythologique, du fait que la plupart des victimes étaient des enfants, « innocents et inutiles martyrs du monde des adultes ». Généralement, on ne montre pas le deuil parce qu’on le juge trop intime. La mort serait le « sujet dramatique » par excellence, le climax classique. Le spectacle n’aurait pas à se mêler de ce qui se passe après, le deuil étant par essence tellement personnel et intérieur qu’il ne constitue pas un pitch intéressant.

Cette idée préconçue indique précisément où se situe le tabou dans notre société. Ce n’est pas un hasard si les histoires d’Antigone, de Hamlet, si les drames de Tchékhov et de Strindberg parlent de personnages en deuil – ce sont les textes fondateurs de notre théâtre. Plus loin encore, les deux berceaux du théâtre mondial, à savoir la tragédie grecque et le théâtre Nô, traitent du drame des survivants et mettent en scène des fantômes, avec le postulat fondamental que les vivants doivent être en paix avec leurs morts pour être eux-mêmes en paix, en tant qu’individus et en tant que société – par ce processus que l’on a appelé, à l’ère moderne, le deuil, et dont la psychanalyse a montré qu’il est un travail.

Le théâtre a pour vocation de traiter de ce sujet sous la forme d’une réflexion collective, sans indécence, parce que c’est le meilleur contrepoint au « grand spectacle » qui nous submerge, où les effets et l’action noient l’essentiel. Il lui incombe, comme il l’a toujours fait, de trouver le point le plus douloureux, celui de notre plus fondamentale fragilité face à l’angoisse de notre disparition, et d’en faire le point névralgique du drame.

Ni d’Orient ni d’Occident. Gustav Mahler écrit les Kindertotenlieder dix ans avant que Sigmund Freud ne décrive le deuil comme un processus normal de l’esprit humain, objectivable, qui a ses étapes et ses symptômes. Et non seulement Mahler invente une dramaturgie qui décrit précisément ce « travail », du lendemain du décès à la résilience, mais il choisit de le faire à partir d’un témoignage direct : le recueil du même nom de Friedrich Rückert, véritable journal de deuil en vers qui n’était pas destiné à la publication, et dans lequel l’auteur décrit, au fil de 428 poèmes, ses sentiments et réflexions à la suite de la mort de deux de ses enfants.

Rückert fait partie des grands oubliés du romantisme allemand, que le public d’aujourd’hui, par un détour curieux, connaît principalement parce que Schubert, Schumann, Mahler et quelques autres ont abondamment puisé dans ses œuvres. Mais les philosophes le connaissent comme l’un des premiers grands orientalistes allemands, de ceux qui ont ouvert une brèche dans la pensée insulaire européenne pour y faire entrer d’autres littératures et modes de pensée – il a notamment traduit le Coran, les poètes Ferdousi et Saadi, et surtout les Odes mystiques de Rûmi, sans doute la plus grande œuvre de deuil du patrimoine mondial, et livre de chevet, dans sa version, de Hegel et de Mahler.

Le témoignage de Rückert, en plus d’être un matériau de première main détaillé, idéal pour une étude psychologique du deuil, porte la trace des différentes influences de l’auteur, agnostique nourri de philosophie orientale. Mahler connaissait ces influences, et les partageait d’ailleurs : sa dernière œuvre achevée, Le Chant de la terre, sera un collage de poèmes bouddhistes et taoïstes traitant précisément de l’adieu au monde sur un mode universaliste, fidèle à son propre panthéisme.

Sans céder aux sirènes de cet orientalisme musical facile que l’on trouve chez nombre de ses contemporains, Mahler tend dès les Kindertotenlieder à une vision du deuil qui dépasse largement le cadre de la société dans laquelle il vit et de sa religion. Il va, comme Rückert, au plus simple, au plus dépouillé, dans le langage qui est le sien, solennel et expressif. Dans ce voisinage, Tristan et Isolde et Parsifal, opéras des plaies saignantes et des morts/renaissances, trouvent naturellement leur place, comme œuvres marquées par le bouddhisme et la mystique chrétienne, et comme éternels piliers esthétiques de Mahler.

Celui-ci, pourtant, n’écrira jamais d’opéra – paradoxe pour quelqu’un qui, en tant que chef d’orchestre, a toujours travaillé au renouveau de la scène lyrique. La démarche qui consiste à mettre ses œuvres en scène n’a-t-elle donc pas quelque chose de forcé ? L’idée est tentante pourtant de mettre à la disposition de la musique de Mahler des formes scéniques qu’il ne pouvait pas envisager en son temps, et d’aller ainsi plus loin dans l’acte d’interprétation que ne le permet le concert – par exemple en brisant les habitudes d’écoute en entendant l’œuvre deux fois de suite, dans deux versions différentes, mais aussi en utilisant des conventions théâtrales plus souples que celles de l’époque… et bien sûr en confrontant cette musique aux codes du théâtre oriental funèbre par excellence, le Nô, tels que revisités par Claude Jamain. Au-delà de leur sujet dont nous avons vu qu’il n’est « anti-dramatique » qu’en apparence, les Kindertotenlieder s’y prêtent particulièrement : le compositeur a conçu, à partir de son collage de textes, une véritable dramaturgie musicale, et a expressément demandé que l’œuvre soit jouée d’un seul tenant, comme la totalité organique qu’elle est.

Le théâtre a toujours trouvé dans la musique de nouvelles formes, capables de le tirer de ses propres automatismes et facilités : c’est donc une rencontre où chacun se trouvera idéalement enrichi. Dans notre première version, en tentant une traduction du cycle mahlérien en opéra, ou drame lyrique, et dans la seconde en prolongeant le pont jeté entre les cultures par Rückert et Mahler en imaginant la rencontre de cette musique avec le théâtre Nô.

Une des cinq catégories selon lesquelles le répertoire du Nô est traditionnellement classé est celle des « femmes folles » : ces pièces mettent en scène des mères rendues démentes par le deuil d’un amour, d’un enfant, et parties errer sur les routes du pays à sa recherche. Parfois le dénouement est heureux – la mère retrouve son enfant et, par là même, sa santé mentale. Mais, dans certaines pièces, la mère découvre le lieu où son enfant est mort, et elle ne pourra retrouver la paix qu’après l’avoir donnée au fantôme du défunt, par un rite funèbre. Dans ce dessein, la mère doit prononcer le niambutsu, l’invocation à Amida, le « Bouddha de lumière infinie ».

Quelle lumière ? La lumière est un des motifs récurrents des textes de Rückert sélectionnés par Mahler. Elle est au cœur de toutes les religions, d’Orient comme d’Occident. Tantôt elle descend du ciel, tantôt c’est des hommes eux-mêmes qu’elle émane (« l’illumination »). C’est à dessein que Rückert manie un symbole aussi universel, universel précisément parce qu’il est concret et renvoie à l’enfermement de celui qui a rejeté la lumière du monde, celle du soleil, pour se replier sur lui-même, derrière ses volets.

Rückert n’invoque aucune religion particulière, et c’est ce qui rend sa description du deuil intemporelle. C’est précisément ce que recherchait Mahler, et c’est l’occasion pour lui d’écrire une musique qui parle d’ombre et de lumière, d’une manière tout aussi inextricablement intime et archétypale.

Il y a dans le titre choisi par Rückert et reconduit par Mahler une ambiguïté qui n’est jamais relevée : le mot composé Kindertotenlieder peut, par la grâce de la syntaxe allemande, se comprendre de deux manières. Kindertoten-Lieder, ce sont les « chants sur la mort des enfants », traduction usuelle, plus factuelle (on pourrait sur-traduire : « chants sur la mort de mes enfants ») ; Kinder-Totenlieder, dans la graphie de la première édition, ce sont les « chants funèbres des enfants », renvoyant donc à une dimension plus rituelle et liturgique : le chant funèbre existe dans toutes les cultures. Mahler tire l’œuvre vers le second sens, en proposant par son découpage une véritable dramaturgie du deuil, une description proto-freudienne de ce processus qu’il connaît si bien, même s’il n’a pas encore lui-même vécu la perte de sa fille – mais ce qui l’intéresse alors n’est pas ce deuil-là en particulier, mais la description de tout deuil, de toute perte, amoureuse ou funèbre, individuelle ou collective. Il s’agit de figurer un processus inhérent à nos vies, qui ne se contente pas de survenir dans notre réalité comme un événement extérieur, mais qui la structure. Même si l’on peut aussi voir dans l’œuvre de Mahler une réaction à un véritable « problème de société » de son époque, où un enfant sur cinq décédait en bas âge, on ne saurait l’y réduire, en condamnant par là même les Kindertotenlieder à la désuétude – le sujet dont il parle à travers cet exemple précis est au contraire un sujet universel ou, pour parler comme Antonin Artaud, « actuel comme le feu ».

Les Kindertotenlieder : un synopsis possible

1. État de choc, apathie absolue au lendemain de l’enterrement, dont le souvenir flotte encore dans l’air comme un écho de Requiem. Ou bien sommes-nous plusieurs semaines, plusieurs mois plus tard – quelle différence pour la Mère ? Dix ans après Mahler, Freud mettra des mots sur l’enfermement de l’endeuillé.

Elle voudrait être apaisée, partager son deuil insupportable avec le monde entier, sortir de cet isolement morbide, mais elle en est incapable. Le monde, d’ailleurs, n’en a rien à faire. Même son conjoint ne peut pas comprendre. Elle est seule avec sa tristesse, hantée par les réminiscences des funérailles qui reviennent par éclairs. Elle déteste ce soleil qui brille dehors alors que toute lumière s’est éteinte en elle.

2. La Mère vit dans les souvenirs du passé – ils l’obsèdent parce qu’ils n’ont aucun sens. Quand elle regarde des portraits de ses enfants défunts – moyen de s’adresser à eux, et de leur faire dire ce qu’elle voudrait entendre –, elle ne peut pas s’empêcher de remarquer l’intensité de leur regard. Comme s’ils avaient toujours su qu’ils étaient appelés à partir bientôt, et avaient voulu lui donner tout leur amour tant qu’ils le pouvaient encore… Cette pensée l’aide à se consoler de sa perte absurde : c’était écrit, c’était le destin, et elle n’y pouvait rien. Ces enfants étaient une bénédiction passagère. Mais maintenant, ils sont devenus des anges, et ils veillent sur elle.

3. La Mère refuse de combler le vide laissé par ses enfants, elle vit au quotidien avec ce vide et il dévore sa vie. Tenant toujours à l’écart ceux qui vivent encore et qui l’entourent, elle préfère parler à sa petite fille : elle lui raconte ce qu’elle traverse, combien la présence de son conjoint lui est devenue insupportable au point qu’elle ne peut plus le regarder en face. Il semble insensible à sa douleur, ou incapable de la partager. Elle préfère vivre avec les morts, mais finit par comprendre qu’ils ne sont plus là pour l’écouter. Lentement, le souvenir se trouble et s’efface, comme un corbillard qui s’éloigne.

4. La seule joie possible pour la Mère, c’est d’imaginer que ses enfants sont toujours là, que la vie continue comme avant. Il suffit de se dire qu’ils sont sortis jouer, qu’ils vont rentrer, là, bientôt. En fait, si elle écoute ce que lui enseigne sa religion, c’est tout à fait ça : ses enfants sont sortis jouer, dans un jardin plus beau qui s’appelle Paradis, et bientôt elle pourra les rejoindre là-bas. Alors la famille sera réunie et tout ira bien, pour toujours.

5. Mais cette histoire-là n’est qu’une histoire, elle ne vaut pas mieux que les autres mensonges qu’elle se raconte pour aller mieux ; elle ne lui permet pas davantage d’accepter ce qui s’est passé, de se consoler de vivre. Quand elle s’en rend compte, la chute n’en est que plus rude.

Ce retour violent à la réalité ouvre une brèche : enfin, elle est obligée d’affronter le souvenir de ce jour fatidique. Ce souvenir la remplit de colère et de rage, contre son conjoint et surtout contre elle-même : ils n’ont rien pu faire pour empêcher la catastrophe. Elle a soif de vengeance, elle est consumée par des envies de meurtre et de suicide.

Cet orage d’émotions la laisse épuisée – elle lâche enfin prise. Elle chantonne une berceuse pour fermer à jamais les yeux de ses enfants. Où qu’ils soient, ils sont maintenant en paix – ils sont revenus à la matrice de leur plus grande mère, la nature.

Nous la laissons dans cet état de résilience douloureuse que Le Livre des morts tibétain appelle la « libération ». Dans le silence qui suit la fin de la musique, un nouveau travail, une nouvelle étape commence.

Les Kindertotenlieder : une traduction possible

1.
Voilà, le soleil va se lever, aussi clair
Que si la nuit n’avait pas apporté le malheur.
C’est que le malheur n’a frappé que moi.
Le soleil, ça ne l’empêche pas de briller.
Tu ne dois pas garder la nuit en toi,
Tu dois la plonger dans la lumière éternelle.
Une petite lumière s’est éteinte dans ma guérite.
Salut à toi, lumière joyeuse de ce monde !

2.
Je comprends maintenant pourquoi je voyais
Des flammes si noires parfois dans vos yeux.
Ces yeux ! Comme si vous aviez voulu mettre
Toutes vos forces dans un regard.

Mais alors je ne devinais pas, parce que j’étais dans le brouillard
D’une fatalité que je ne pouvais pas regarder en face,
Que ce rayon vous emmenait déjà au foyer,
Là-bas, où naissent tous les rayons.

Vous vouliez me dire, avec vos lumières :
Nous voudrions tellement rester avec toi,
Mais le destin nous le refuse.

Regarde-nous bien, car bientôt nous serons loin de toi.
Ce qui pour toi n’est encore que des yeux aujourd’hui,
Dans les nuits à venir, ce seront des étoiles.

3.
Quand ta petite maman
Entre par la porte,
Et que je lève la tête
Pour la regarder,
Ce n’est pas sur son visage
Que tombe d’abord mon regard,
Mais sur cet endroit
Plus près du seuil,
Là où devrait être
Ton petit visage d’amour,
Quand, rayonnante de joie,
Tu entrais avec elle,
Comme autrefois, ma petite fillette.

Quand ta petite maman
Entre par la porte
Une bougie à la main,
Pour moi, comme toujours,
C’est comme si tu venais avec elle,
En trottinant derrière,
Tu entres dans la pièce comme autrefois.
Toi, toi, l’asile de ton père,
Lueur de joie
Trop vite éteinte.

4.
Souvent, je pense qu’ils sont seulement de sortie.
Que bientôt ils vont rentrer à la maison.
C’est une belle journée. Oh, n’aie pas peur.
Ils font juste une longue promenade.

Oui, ils sont seulement de sortie
Et maintenant, ils vont rentrer à la maison.
Oh, n’aie pas peur, c’est une belle journée.
Ils font juste une promenade sur la colline.

Ils sont seulement partis devant nous
Et ils ne demanderont plus à rentrer à la maison.
Nous les retrouverons sur la colline,
Au soleil. C’est une belle journée sur la colline.

5.
Dans cette tempête, dans ce tumulte,
Jamais je n’aurais envoyé les enfants dehors ;
Ils ont été emportés dehors ;
Je n’ai pas eu mon mot à dire.

Dans cette tempête, dans cette rafale,
Jamais je n’aurais laissé les enfants sortir,
J’avais peur qu’ils ne tombent malades ;
Pensée futile maintenant.

Dans cette tempête, dans ce carnage,
Je n’aurais jamais laissé les enfants sortir,
Je craignais qu’ils ne meurent demain,
Ce n’est plus à craindre maintenant.

Dans cette tempête, dans ce carnage,
Jamais je n’aurais envoyé les enfants dehors ;
Ils ont été emportés dehors,
Je n’ai pas eu mon mot à dire.

Dans cette tempête, dans cette rafale, dans ce tumulte,
Ils reposent, comme dans la maison de leur mère,
Aucun orage ne les effraie,
La main de Dieu les protège,
Ils reposent, comme dans la maison de leur mère.