RIMBAUD ET VERLAINE VOUS DISENT ZUT [billet d’humeur]

À l’occasion de la pétition suggérant la panthéonisation des deux poètes.

« Terrible cortège » (pour citer le premier d’entre eux) que celui de ces ministres de la Culture qui s’en viennent pétitionner pour la mise en Panthéon de deux poètes qui n’ont rien demandé.

On se rappelle que le fils d’Albert Camus avait eu le bon sens de refuser que ce contre-sens soit infligé à la dépouille de son père. Car il y a des âmes qui ont mis toute leur énergie (œuvre et vie enfin mêlées) à sortir de tout plutôt qu’à entrer dans quoi que ce soit. À être irrécupérables à force d’être inacceptables même à leurs amis de vie ou de pensée, impardonnables même. « Ne vous laissez jamais mettre au cercueil », disait l’une d’entre elles, Antonin Artaud.

C’est en face du Panthéon, à l’Hôtel des Étrangers, au coin de la rue Racine et de la rue de l’École-de-Médecine, que se réunissaient les Zutistes, dont Verlaine et Rimbaud, dans une éphémère confrérie qui vomissait spirituellement tout ce qui au monde était officiel, jusque dans la poésie, surtout dans la poésie. Ce sont deux Quartiers Latins qui s’opposent là, entre lesquels il n’y a pas de synthèse possible, pas de réconciliation, mais seulement l’absorption de l’un par l’autre, la même récupération qui, pour la forme enguirlandée de Littérature, fait de tous les révolutionnaires des « gloires nationales », prétextes à l’auto-congratulation, et aussi bien de tous les quartiers populaires des investissements immobiliers pittoresques. C’est à tout cela qu’ils disaient Zut.

Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas une question partisane. Ce n’est pas que la couleur politique de Rimbaud et de Verlaine les rende incompatibles avec le geste que consentirait tel gouvernement de telle autre couleur politique. C’est que Rimbaud et Verlaine n’ont rien à voir avec les gouvernements, avec le gouvernement en général. Ce n’est pas seulement qu’ils ne soient pas de ces figures édifiantes qu’il conviendrait de mettre dans cette conserve de « grands hommes ». C’est que, plus radicalement, ils n’ont même pas de programme. « Parce que c’est notre projet » ? Non, pas de projets, le présent seulement, la table rase : « Cette société elle-même. On y passera les haches, les pioches, les rouleaux niveleurs. » Faut-il les porter aux nues pour cette posture ? Non, justement pas. Ce ne sont pas des saints, pas des héros, pas des modèles. On ne souhaite à personne le brasier atroce d’être Verlaine ou Rimbaud. Même à un anarchiste ils n’offrent aucun catéchisme. Même à un hédoniste ils n’offrent pas de maître à vénérer ou de programme à suivre, pas en tout cas si on les lit vraiment, si on accepte de subir dans leurs mots le chemin tortueux de leurs violences et de leurs contradictions. Alors un roman national !

Rien de plus étranger à Verlaine et Rimbaud que la Nation. Rimbaud abhorre la France et le « patrouillotisme », pendant la guerre franco-prussienne il réclame l’occupation des Ardennes en même temps qu’il conchie Bismarck. De ses « ancêtres gaulois », il ne revendique que « la cervelle étroite » et « tous les vices » accumulés, il injurie la bêtise des paysans autant que celle des bourgeois. Rien à récupérer, pas un fond de gamelle à racler pour la Nation, pas même un paganisme bon ton pour accommoder un patriote en mal de racines ou de campagnes.

Rien de plus étranger à Verlaine et Rimbaud que l’État. Le mouvement, oui. Ce qui monte plutôt que ce qui pèse et impose. La Commune contre Thiers. Encore une fois, la sensation plutôt que le programme. Rien à construire, pas même un messie à attendre, mais le présent : « Il ne s’en ira pas, il ne redescendra pas d’un ciel, il n’accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce pêché : car c’est fait, lui étant, et étant aimé. »

Rien de plus étranger à Verlaine et Rimbaud, enfin, que la Culture. Les grands noms, les coteries, les établissements, les manuels scolaires. Cette Culture qui fabrique des grands hommes et les arrange en panthéons. Non, seulement l’art, geste par geste. Et même là, une bonne blague plutôt qu’un grand-œuvre. Et que s’étouffe dans sa bave l’esprit de sérieux. Rien qui dure, rien qui édifie. Rien à apprendre, tout à vivre dans leurs errements et leurs erreurs. Pas même un exemple à imiter par d’autres poètes, il n’en restera que des poses bohèmes affectées et de la mauvaise poésie grandiloquente.

Alors cette colonne de ministres, de la Culture de surcroît, devant la colonnade du Panthéon ! « On rit de tant de sottise solennelle », lance Verlaine dans son texte « Panthéonades », hommage ironique à l’intronisation de Victor Hugo « dans cette cave où il n’y a pas de vin ».

Passons sur l’injure dernière, l’argument de la pétition qui consiste, en gros, à faire du couple Verlaine/Rimbaud une carte « minorités sexuelles » à jouer – il est simplement abject et dans la droite ligne de toute la récupération de la culture et de l’histoire LGBTQ dont nous gratifient aujourd’hui les instances officielles et les entreprises avides de communication éclairée et de « pinkwashing ». Le travail de mémoire, oui, la lutte contre les discriminations à travers les représentations, mille fois oui, mais l’aseptisation des cultures alternatives, leur réduction à un folklore patrimonial, à une caution d’ouverture qui ne sert qu’à faire durer ce contre quoi les cadavres ainsi enrôlés s’étaient dressés, non, jamais.

Un autre Communard, Eugène Varlin, a fameusement écrit la phrase terrible : « Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines ». Tant qu’il y aura encore des palais où tout regorge, on n’édifiera pas à leurs portes des statues d’Eugène Varlin. C’est bien normal, il faut être conséquent. Alors que les ministres, tant qu’ils existent, ne se mêlent pas de mettre Rimbaud et Verlaine dans leur Panthéon. Personne n’est légitime à se revendiquer des jaillissements géniaux et monstrueux des esprits absolument libres et tourmentés qui se sont donnés sans concession à la jouissance, à l’idéal et à la destruction, tout ensemble et (surtout) dans le désordre.

LA MORT D’AMOUR RÊVÉE D’INGEBORG BACHMANN

Ces fragments ont été écrits par Ingeborg Bachmann dans le sillage de sa rupture avec Max Frisch fin 1962, et de son séjour à l’hôpital de Zürich qui s’en est suivi. On se fonde ici sur la retranscription proposée en 2000 par les ayant-droits de la poétesse.

Nous indiquons en gras le texte (parfois modifié) tiré du livret de Tristan und Isolde de Wagner ou de la légende, qui fonde dans un jeu de citations l’unité de cet ensemble de poèmes. D’autres échos à ce texte, thématiques ou formels (vers courts, allitérations) jaillissent dans le mouvement de l’écriture et de la lecture.


LA TORTURE

Celui qui mange avec ma cuillère
qui couche dans mon lit
qui dilapide mon talent  
Il aime, celui qui prend un bain de soleil
dans mon soleil. Et où est ce soleil ?
Il est loin.
Car je
suis là où je
ne peux pas être.
Ah il tolère cela celui
qui un court instant qui a duré plusieurs années
ne m’a même pas aimée, il tolère cela,
le voyez-vous mes amis
ne le voyez-vous pas
je commence partout
à creuser ma tombe,
dans ce papier même je gr-
ave mon nom et
je me dis que je voudrais me reposer
mais que non toujours pas, que jamais je
n’aurai de repos, que
ça dure, ce fer
dans le corps, ce poing sur
le crâne, cet otage
dans le dos, qui fait
que le Kurfürstendamm
en un rire strident
éclate, par mille réclames
hurle, que le café chaud
sur la main m’est
versé, qu’on m’arrache
la peau, qu’on me
découpe la chair,
m’on me brise les os,
et qu’on m’emmure,
là-bas un petit requin scie
là-bas je saute dans l’eau,
il me dévore, me
dévore un plus grand requin
un poisson carnassier qui
s’appelle souffrance.
Et je balance, privée
de raison, ma tête
par-dessus cela. En dessous
un bateau qui s’en va
je le vois, le voyez-vous mes amis.

*

DOUCEMENT, TOUT BAS [Mild und leise]

Une autre nuit, la nuit avant la dernière.
Avec un autre souffle qui vient plus vite
que ne va sinon le souffle.

le voyez-vous mes amis, ne le voyez-vous pas ?
Comment l’œil, comment le souffle, le sentez
et le voyez-vous, ils ne regardent plus,
déjà m’étranglent déjà me harnachent,
et sur le harnais ne sonnent
pas les cloches du fou, ce n’est
pas le moment d’ailleurs, ça le fut jadis,
et la bouche, déchirée aux commissures,
avec tous les appareils, mesurant, éclairant
écrivant des écrits sur moi, ça
se laisse lire, ça traîne par terre
contenu aucun.

*

DOUCEMENT, TOUT BAS [Mild und leise]

Quand ça commence tout juste,
ça commence, doucement, tout bas,

Le voyez-vous mes amis, 
ne le voyez-vous pas ?car

qui voudrait vivre,
si à respirer
il n’avait pas la voile
noire toujours hissée

Qui voudrait vivre
si à respirer il n’avait pas
la voile noire toujours hissée.
le jour rien qu’une nuit 
la nuit rien que jour,
quand tout s’en va et
ne vient plus et
jamais plus ne viendra.

Ce jour, ce désert
aimés encore tant détestés.

*

DOUCEMENT, TOUT BAS [Mild und leise]

Tout est mort. Mort, tout.
Et dans ma corbeille à pain argentée
moisit le reste de trognon de pomme empoisonnée
qui ne descendait plus.

Sur mes assiettes, qui donc mange dedans,
reste sans doute encore un peu de la corde
qui avait été tressée pour moi.
Dans mon lit, qui donc couche dedans,
bruisse sans doute encore le brouillon
que j’y ai cousu.

Si peu de présent ! Ce n’est que
dans les objets lointains que je rôde encore,
dans la lampe, dans la lumière,
que j’allume pour dire :

tout le sang, tellement de sang qui
a coulé. Mes assassins.

*

ARIA DE LA CONSOLATION

Tout est mort, mort, tout.
Arrangés chaque lieu, chaque objet, chaque sensation presque émancipée,
à qui je manque et qui ne me demande plus
des comptes. Je me suis inscrite en toi pour plusieurs vies
ce n’est pas distribuer,

*

PRENEZ GARDE [Habet Acht]

Laissez-moi mourir.
Jouer aux cartes toute la nuit
ce n’est pas pour moi,
non plus la palabre,
posée dans des maisons avec
des amis. Le sentez-vous
mes amis, ne le voyez-vous pas.

Prenez garde, le jour
s’en revient, finies les
douleurs comme les douleurs de
tout un chacun, mais prenez mille fois
garde.

Doucement, tout bas, personne ne
se [–], doucement, tout bas,
ça continue, le voyez-vous mes amis,
ne le voyez-vous pas. Tant de temps
est déjà passé, et pourtant
le temps ne passe pas.

Doucement, tout bas, comme ça sonne,
sonne plus encore et sonne pour tout le monde,
je ne peux pas le dire, je le redis,
noire est la voile, bien accrochée,
il n’y a plus de monde, il n’y a plus que l’un,
comme l’œil, comme il vit,
comme je vis, seulement dans l’angoisse,
seulement derrière la paupière close, œil pour œil.

Qui va séparer rien de tout,
Mourir, oui, et si éloignés,
nulle question, nulle réponse,
le voyez-vous mes amis, ne le voyez-vous
pas.

Les nuits seront plus claires,
dans l’ivresse la vérité. Enivrez-
vous, saoulez-vous encore, Œil
pour œil la vérité, et la
fin on ne la sent pas, indolore,
là où il y avait tant de souffrances, étranglée
la vérité, retranchée, Prends donc, le fric,
Pas de billevesées, pas de travail,
pas de vengeances pour me réveiller,
Plus que l’œil qui me réveille encore
réveillé lui-même par le murmure,
défenestration, pour s’écraser, pour crier,
Pour s’étaler, pour s’anéantir,
doucement, tout bas, je le redis,
je ne le dis plus, réveillez-
moi,

*

Tout est mort. Mort, tout.
Et l’œil s’est vidé, mes yeux, vous êtes-vous vidés,
toutes les images s’en vont dans le flux,
et ça mes oreilles, n’entendez-vous que plus de cris,
il y a des oiseaux qui tombent du toit,
toutes les maisons s’effondrent,
les avions tombent du ciel,
cœur après cœur s’emballe,
un par un tout le monde meurt,

alors va-t’en mourir et fais-le tout bas,
doucement, tout bas, ne voyez-vous pas,
le voyez-vous mes amis, ne voyez-vous rien.

Toutes les fêtes finissent autrement, fête de mort
dans une fête de vie, reflux rapide en mille images,
jaillissant du lit, et le lit
d’huile et d’onguent, de vomissement, de suffocations,
d’hémorragie, de crise cardiaque est son champ de bataille,
et tintent les ampoules dans les seringues,
s’enfoncent les aiguilles dans la chair et
ça coule dans les veines, dans les muscles se
répandent les fluides, pour vivre,

Et j’entends : continuer de mourir, continuer de vivre,
continuer de mourir, Ah, un jour se lève,
et le soleil sur la falaise, et la place du soleil
est vide, j’étais couchée là, j’ai mangé et fumé,
et j’ai cru ne pas être
seule, je l’étais pourtant déjà alors, 

*

UNE NOUVELLE VIE

une nouvelle vie, qui, puisque je n’en aurai pas,
en aura encore une ? La monotone
répétition d’un roman policier
d’un scruter-l’autre, mais un quelqu’un
qui est dedans, entièrement dedans,
pas une nouvelle vie, c’est la seule chose sûre.

*

Il m’apparaît avec clarté ce que c’est, les jours d’agonie.
Depuis l’étage le plus haut je regarde dans les profondeurs
depuis la note la plus haute je glisse vers le grave
et [–] le [–] brille la grise douceur
Personne n’est là qui m’appelle par la fenêtre.
sous les terrasses vit la blessure-profondeur
le canyon de la rue est béant comme une fournaise

Je ne vis d’aucun mot, ici n’arrive aucune main
Qui n’écrit plus aucun mot dans son livre de sang

Chaque instant a une douce profondeur

Esquisses de temps pur
et leur ouvrir ce livre des sangs
De chaque parapet je regarde dans les profondeurs
Les hommes rejettent une femme

Celui qui a répudié jusqu’aux amis
voudrait dormir encore et celui qui voudrait veiller
celui-là l’œil le fixe

*

Ainsi mourrions-nous
pour être inséparés
Ta maison doit encore
rester ma maison.
Je dois pouvoir en sortir et y entrer
je dois pouvoir y rester,
veiller à ce que tout soit d’équerre,
car sinon personne ne verra
ce que tes yeux flétris
trouvent le soir, rien que moi
je le sais, c’est pourquoi
ta maison ma maison
doit rester pour toujours, où
que je sois, je dois arranger le soir,
et aider les pensées à se re-
lever dans le sommeil.

*

ENIGMA

Ainsi mourrions-nous, pour inséparés
en nous-mêmes ne plus nous rappeler
ce que personne ne peut séparer. L’art,
une transaction salissante
avec les mots, elle sera honorée,
une fois j’étais couchée à l’orée des bois
et je tenais quelques pages griffonnées
pour pures et absolues, elles l’étaient d’ailleurs.
J’en suis de nouveau là, depuis que je
vois ce qu’ils fichent avec les mots.
pour le Dieu d’amour, c’est-à-dire pour la plaine
et les fourmis et les essaims de mouches, pour absolument
licite.
Les petites morsures ne m’ont pas dérangée.

*

Que c’est difficile le pardon,
un travail si lent et si pénible,
auquel toute seule je m’attache,
depuis tant d’années.
La haine m’a rendue malade,
je suis défigurée, ces furoncles
m’interdisent désormais de me
montrer parmi les humains.
Je sais seulement que je n’ai
plus le droit de haïr ainsi
plus le droit de souhaiter ta mort,
que d’ailleurs je ne souhaite pas du tout,
de ma main en tout cas,
J’ai appris que je dois
aimer ses ennemis, et
c’est si facile, car comment
mes ennemis pourraient-ils
me faire plus que du mal.
Si une balle se perd,
si quelqu’un me crache au visage,
comme hier, je ne remets pas en cause
l’amour qui m’est dévolu.
J’ai peur de l’amour
que tu m’as insufflé
avec les visées les plus cruelles.
Entièrement dissoute par les acides tranchants
des nombreux arsenics, de l’opium,
entièrement engourdie par ma propre destruction.
Car je ne vis plus en toi,
et je suis déjà morte, où suis-je.
Compter les bâtonnets, persévérer,
bouffer deux fois par jour, et puis
faire ses besoins,
quémander le moyen
de me plonger dans un sommeil de plusieurs années.

*

Le voyez-vous mes amis, ne le voyez-vous pas !
que je n’y ai pas survécu
et que je ne l’ai pas surmonté, ne le voyez-vous pas,
que je rentre en moi-même, que même
je parle en moi-même, que
je me replie sur moi-même, que je défais
mes cheveux que je griffe mes mains
rentre ma parole, ne le voyez-vous pas,
le voyez-vous,
que je me défais moi-même, que je plonge,
que je me défais de moi-même,
et que je crie, car les fous tâtonnent
à la recherche de leurs gardiens comme
moi à la recherche du mien.

CANTIQUES (danser et chanter au moins aurait été un passage à l’acte)

Théâtre.
(Extraits.)


ACTION 1

Essayer de retrouver le singe en soi.

Ne pas s’arrêter avant d’avoir bien gratté jusqu’au squelette.

CHANT D’AMOUR 1

Une fête profane. Le chant d’amour de deux corps inconnus, séparés par un mur invisible.

Pour l’heure, impossible de se toucher. Cette impossibilité donne au lien une existence.

Un labyrinthe de murs invisibles dessine par défaut nos trajectoires, et nous tâtonnons jusqu’à comprendre les rôles qui nous sont permis.

PETITE ÉPOPÉE 1

(D’après le nô Kinuta de Zeami Motokiyo.)

Une femme était connue comme l’épouse d’un jeune avocat d’affaires, et c’est donc ainsi que nous aussi nous la connaissons : de réputation. Leur mariage était heureux / mais un jour l’avocat eut l’opportunité de s’occuper d’un client important dans la Capitale, et il dut s’absenter. Or à l’ouverture du procès on découvrit une affaire dans l’affaire, qui était une histoire déjà assez sordide en soi et qui s’avéra bientôt n’être elle-même qu’une petite affaire imbriquée dans une plus grande affaire aux ramifications et aux scandales multiples. On n’en finissait plus de trouver des squelettes dans les placards des uns et des autres, le carnet d’adresses de notre avocat n’en finissait pas de gonfler, et de fil en aiguille il resta trois ans dans la Capitale, sans jamais avoir l’occasion de rentrer chez lui, aux confins du sud du pays.

Pendant ce temps, sa femme n’a pas d’autre occupation que de l’attendre.
Les nuages passent, et dans leurs cadres les portraits du couple deviennent des souvenirs,
La maison elle-même se transforme en herbier de vieilles choses jaunies.
Ces trois années sont un seul et même automne
Et l’épouse ne sait plus pour quoi elle doit chaque jour se faire belle
Et quand elle pense à l’homme qui lui a préféré les fastes de la Capitale
C’est beaucoup de larmes qu’elle essuie sur sa plus belle robe
Qu’elle s’obstine à porter.
La nuit elle ne rêve pas de la vie qu’elle aurait pu avoir
Qu’elle ne sait pas imaginer
Mais de la vie que lui / mène sans aucun / doute pleine de belles personnes.
Elle sait bien qu’il ne rêve pas d’elle
Puisqu’il n’y a pas là de quoi rêver
Et puis quand on rêve des gens on a l’urgence / de leur dire.

À la fin de la troisième année voici qu’arrive l’assistante de l’avocat avec de mauvaises nouvelles : il y a eu des rebondissements inattendus dans l’affaire, de nouveaux éléments ont fait surface, très-incriminants, et le mari devra une fois de plus passer l’hiver dans la Capitale.

La femme de l’avocat n’écoute plus ce que dit l’assistante, ses oreilles bourdonnent, et elle entend seulement au loin la cadence des femmes qui battent le linge au lavoir pour le sécher / ou peut-être que c’est un sèche-linge qui tambourine. On raconte, dit-elle, l’histoire de cet homme qui a été exilé dans les steppes sans sa femme et ses enfants. Une nuit sa femme est montée battre le linge au sommet d’une montagne et elle l’a battu tellement fort que son mari en a entendu le bruit par-delà les déserts, et à défaut d’être ensemble sous un toit, ils ont été ensemble dans leurs pensées. Moi aussi je veux battre le linge pour mon mari.

L’assistante a beau protester, rappeler que ce n’est pas aux femmes de sa condition de laver et de battre le linge.

Déjà l’épouse a fait couler l’eau de la lessive
Elle a retiré sa robe durcie par le sel de ses larmes
Elle a déplié le tissu fleuri de sa tristesse
Et dans l’eau il s’imbibe et elle le frotte
L’eau qui noircit éclabousse sa peau nue
Et bientôt entre ses mains la robe dégorge
Et elle frappe le vêtement contre le sol contre les murs
Contre tout ce qui peut / se frapper // contre son corps
En elle la force de toutes les lavandières du monde
Elle frappe pour que l’univers entier entende
Elle frappe pour que son mari réponde
Elle frappe comme si elle pouvait flageller son cœur
Et quelque part dans la forêt il y a un cerf
Qui brame comme elle frappe.

Bientôt épuisée elle s’effondre, son cœur est vide, de son sang essoré.

Quand il apprend le décès de sa femme, l’avocat rentre chez lui, dans sa maison dévastée, et il ne comprend pas ce qui s’est passé et dont il ne peut pas faire appel.

De sa femme il ne reste plus que la robe chamarrée qui sèche sur un cintre,
et qui fume à grosses volutes comme si elle contenait un brasier inextinguible
qui ne la consume pas.

C’est que l’esprit de sa femme n’est pas en paix, elle est prisonnière entre les mondes. Cette fois quand elle gémit il peut l’entendre.

Oui tu m’entends alors que maintenant quand je crie aucun son ne sort
Je continue de battre le linge furieusement mais / mes coups ne font aucun bruit
Autour de moi les arbres plient sans craquer sous un vent qui ne gronde pas
Mais tout cela dans ta tête fait un bruit d’horreur.
C’est que je suis enfermée dans la maison en feu qui déjà était ma vie.

L’avocat ne sait pas à qui adresser son plaidoyer, il comprend que ce dont il est coupable est au-delà de toutes les condamnations. Elle morte, et lui vivant, sont désormais ensemble dans un même enfer / qui découvre son identité. Ce verdict terrible, cependant sonne aussi comme une délivrance. Il dit à sa femme, Le feu qui te brûle, le feu qui déjà te brûlait, tu as découvert que jamais tu ne pourras l’éteindre. Est-ce qu’il faut vraiment que je récite le Sutra du Lotus, que je psalmodie au rythme du linge qu’on frappe au lavoir ? Il n’y a pas un après du désir et de la souffrance, c’est toujours maintenant le moment de guérir. Ton erreur a été de croire que le paradis n’est pas de ce monde, de m’attendre pour vivre, comme on attend la mort. Et ces mots apaisent la voix de sa femme dans sa tête.

Alors au milieu des flammes qui s’élèvent de la robe, de nombreuses fleurs montent et éclosent en guirlande comme le long de la branche d’un abricotier, des fleurs blanches dans la neige blanche qui remplit la maison.

Eh bien, c’est une moins belle histoire d’amour que celle de cet homme qui avait un hippopotame, un hippopotame qu’il avait élevé depuis l’enfance et avec lequel il nageait tous les jours, qu’il considérait comme son compagnon fidèle, et qui un matin l’a mordu de sa grande gueule carnassière, l’a emporté au fond de l’eau et l’a noyé. 1 200 kilogrammes d’amour.

VOIX DU DEDANS 1

Ça me déplaît beaucoup, en m’approchant d’une mite que je m’apprête à écraser, de voir ses longues ailes poudreuses repliées le long de son corps, qui lui donnent la silhouette d’une grande dame dans une cape qui tombe jusqu’aux pieds. Une cape cuivrée et scintillante, celle d’un soir de gala sur l’escalier de marbre de l’Opéra. Ironie de cet insecte qui dévaste mes meilleurs vêtements. Ce n’est pas comme tuer un mammifère ou un oiseau, quand sous la main la viande se fait chair, et qu’au moment de donner la mort s’impose et explose l’expression pure de la vie : la panique, le spasme. À ce moment-là, quelque chose de beaucoup plus troublant que cette conscience-là de tuer : le saisissement de ne plus être capable de voir dans la vermine autre chose que l’expression d’une suprême élégance. Je ne sais pas si c’est cette beauté-là qu’on attribue aux catastrophes.

Après l’acte, sur mes doigts la même écaille d’or que sur ceux d’un vieux moine
qui peint une icône sainte
face à la mer à Corfou.

ACTION 2

Sur une table, un grand concombre frais, et à côté un cornichon unique flottant dans un bocal, transparence trouble du vinaigre.

Une conférence muette où il ne s’agira pas de prouver, mais d’éprouver.

Le concombre élance, impudique un peu, l’estocade de sa courbe audacieuse.
C’est lui, dans toute sa verdeur fondamentale,
nous présentant sa peau qui est presque une écorce.
C’est lui, le banal totem du bac à légumes, qui suggère en aucun festival
autant la mollesse que la fertilité.
C’est lui, le melon interlope venu d’Asie avec Krishna-Dionysos.

En lui étincellent les vitres resplendissantes des serres
qui sont comme les marches pierreuses du temple de Phukhao Thong.

Admirez tout ce qui là-dedans dit le printemps.
On sent qu’il grandit dans la terre la plus chaude, celle qui boit le plus goulûment.

Pure gourmandise, aliment de paradis qui toujours rafraîchit et jamais ne rassasie.
Le concombre, de mémoire d’homme, c’est l’aristocratie de la jouissance.

À côté, son avatar à la croissance contrariée semble un fœtus dans le formol.
Acidité, goût de saumure qui ramène à ce genre d’hivers qui s’anticipent.

Dégustation du concombre, aqueux, juteux, ça se délite, comme ça dégouline bien.
Les routes du commerce sont interrompues, on croit manger le limon cévenol à même le sol.

Point d’orgue : Quelqu’un vient, attrape le cornichon, et croque dedans.

VOIX DU DEDANS 2 (ACTION 3)

Ma croissance, que tout semble contrarier.

Et chacun de mes organes, un ennemi personnel.


PETITE ÉPOPÉE 3

Au printemps 2120, la colonisation des lunes de Jupiter put enfin commencer.

L’exploitation du sol martien et de la ceinture d’astéroïdes s’était avérée plus coûteuse que prévu, et surtout ces nouvelles ressources en fer, en nickel et en manganèse ne rencontraient plus de marché intéressant sur Terre – sans compter en outre le prix du transport. Trouver dans le système solaire extérieur une utilisation pour ces matériaux propices à la construction était une nécessité qui ne pouvait que susciter la création d’un nouveau marché.

Surtout, Jupiter et ses quatre satellites dits « galiléens » – Io, Europe, Ganymède et Callisto – offraient deux choses dont les précédentes colonies étaient avares, et qui commençaient à se faire rares sur la planète-mère elle-même : de l’hydrogène et de l’hélium en abondance, c’est-à-dire de l’énergie (par combustion et par fusion nucléaire), et surtout, de l’eau. Europe recelait deux fois plus d’eau que l’ensemble des océans de la Terre réunis. Le destin spatial de l’espèce humaine semblait tout tracé.

C’est donc naturellement sur Europe que nous nous sommes d’abord précipités. Un peu trop précipités, d’ailleurs. Largement soutenus par leurs États respectifs, les principaux conglomérats de l’exploitation des ressources extra-terrestres ont eu tôt fait de se battre pour revendiquer de vastes concessions qu’aucune autorité légale n’administrait. Il s’en est fallu de peu que n’éclate un conflit armé que les autres colonies n’avaient pas provoqué, de par leurs tailles comparativement grandes et le caractère rudimentaire de la technologie de l’époque, peu adaptée au combat spatial.

Dans l’intérêt bien compris de tout le monde, on en vint donc à créer un organe de coopération politique. En assurant le respect des frontières par des traités diplomatiques, on garantissait la prospérité de l’exploitation des ressources. Et en garantissant la prospérité de l’exploitation des ressources / par une mutualisation avantageuse des moyens et des technologies au bénéfice des entreprises exploitantes / on assurait le respect des frontières. Ce cercle vertueux semblait inattaquable. Ainsi est née sur Europe la Communauté Européenne de l’Eau, des Combustibles et de l’Atome (CEECA). C’était, paraît-il, un hommage à une expérience politique avortée du début du siècle dernier, mais on n’y pensait guère. La région terrestre qui s’appelle également « Europe » a beau être le berceau de la civilisation moderne selon les manuels d’Histoire, elle est totalement délabrée et arriérée depuis la fermeture de ses frontières extérieures et intérieures et l’effondrement démographique, économique et culturel qui s’en est suivi. Soyons honnêtes, aujourd’hui, quand on parle d’Europe, il est rare qu’on parle d’autre chose que de la lune de Jupiter qui porte ce nom.

Pour les premiers arrivés, les conditions étaient plutôt extrêmes, et nous étions un assemblage assez hétéroclite de pionniers. En plus des prisonniers de droit commun et des immigrés de l’hémisphère terrestre sud, qui formaient le gros de la main d’œuvre, il y avait quelques aventuriers qui croyaient dans leur bonne étoile (ou du moins qui croyaient que celle-ci serait la bonne) et bien sûr les scientifiques qui supervisaient l’ensemble des opérations, et qui redoublaient d’astuces pour faire financer sur le côté par les entreprises qui les employaient des recherches en astronomie, en cosmologie, et sur les formes de vie primitives qu’ils espéraient découvrir sous l’épaisse couche de glace qui recouvrait Europe. De cela on ne parlait pas beaucoup.

Le reste de la population terrienne était plutôt effrayé par les températures glaciales et par l’impact sur la santé de la gravité réduite, de l’absence d’atmosphère et de nourriture non synthétique, des vents solaires et de la radiation mortelle due à la magnétosphère de Jupiter. Mais au fur et à mesure que les conditions de vie se dégradaient sur Terre, on relativisait ces inconvénients, et bientôt le nombre croissant de candidatures aux emplois dans les colonies jupitériennes permit de diminuer considérablement les salaires et de préserver la rentabilité des affaires.

La beauté de ce que nous avons vu, nous les premiers Européens, personne ne pourra nous la retirer. Tous les trois jours terrestres le lever d’un soleil lointain, Jupiter qui ne se couche jamais et obnubile le ciel de son immensité orange et monstrueuse, la nuit étoilée vertigineuse de la face cachée. Les geysers jaillissant de la glace froide et sans vie. C’était un nouveau monde et il nous appartenait.

Rétrospectivement, il semble clair que nous aurions pu nous dispenser de la fable selon laquelle il s’agissait d’assurer la pérennité de l’espèce. On parlait déjà de prospections dans les anneaux de Saturne, on disait que les conditions matérielles seraient bientôt réunies pour que l’humanité, maîtresse du système solaire natal, essaime vers de nouveaux soleils. Que nos arrière-petits-enfants verraient les matins rouges sur lesquels se lève Proxima du Centaure. Tout cela, les grands projets des conglomérats spatiaux qui dans ces termes nous vendaient de nouvelles opportunités et de nouveaux chantiers, nous indifférait quelque peu. Dans le labeur, dans l’horizon toujours repoussé de la prospérité universelle, nos vies ressemblaient aux vies de nos parents, chaque jour ressemblait au précédent, et il semblait égal que ce même jour se lève une seule et dernière fois ou un million de fois nouvelles sous un million d’autres soleils.

De toute façon, cela ne dura pas. Il s’avéra bientôt que toutes les concessions n’étaient pas aussi fructueuses, et face au refus des pays membres de mutualiser égalitairement les ressources, la Communauté Européenne de l’Eau, des Combustibles et de l’Atome se disloqua rapidement. C’étaient parfois des lunes entières qui faisaient sécession, non seulement de la fédération, mais aussi de leurs nations-mères terrestres avec lesquelles elles n’entretenaient plus d’autre lien que commercial. Bientôt la Terre cessa toute communication. Nous n’avons pas cherché à en savoir plus. Après tout, ils ont leurs problèmes, et nous avons les nôtres.

Aujourd’hui je travaille pour une entreprise qui assure la gestion des déchets nucléaires jupitériens. C’est une filière qui a beaucoup d’avenir.

Pardon. Je voudrais ajouter une autre histoire à cette histoire.

Un soir de janvier, en l’an 1610, un homme qui s’appelait Galileo Galilée a observé le ciel avec un télescope, et il a découvert quatre petits astres dont il fallait bien se rendre à l’évidence qu’ils orbitaient autour de Jupiter. On ne savait pas quoi faire de cette information, parce qu’on vivait dans un monde très bien ordonné, que Dieu a fait avec la Terre au milieu et un soleil, une lune et des planètes qui lui tournent autour en cercles. Un univers tout rond, avec rien de trop, et surtout pas des planètes qui tournent autour d’autres planètes comme si les autres planètes pouvaient se prendre pour la Terre, qui est celle autour de laquelle toutes les autres tournent. On n’aima pas beaucoup la découverte que ce Galilée était allé farfouiller dans la nuit obscure avec son instrument, qui nous montrait dans notre monde un monde qu’on ne reconnaissait plus, un monde qu’en fait, on ne connaissait pas. On lui en tint rigueur. C’est une autre histoire. Moi je me demande simplement à quoi rêvait cet homme en ce soir de janvier quand il a regardé dans son télescope.

UNE ÉCOLOGIE DE GAUCHE DANS LE SPECTACLE VIVANT ? [billet d’humeur]

L’écologie politique française navigue dans des eaux troubles – si elle ne s’est pas nommément déclarée libérale comme en Allemagne, ou conservatrice comme en Autriche, les logiques politiciennes et ses divergences idéologiques internes menacent constamment de l’éloigner du cœur de son message. Dans l’urgence à la fois climatique, sociale et politique, il est plus que jamais temps de réaffirmer avec force la cohérence qui relie les combats de la gauche, écologie comprise : aujourd’hui, la solidarité est inséparable de la sobriété, la justice climatique est une justice sociale et sanitaire, la réorganisation des modes de production est un préalable à la survie collective, et il n’y a pas de bonne gestion des ressources naturelles et des espaces de vie sans intention planificatrice égalitaire autant que démocratique. En outre, le « progressisme des valeurs » n’est rien sans économie politique, pour réaliser dans les faits les victoires symboliques de l’égalité des chances, après un siècle de sociologie, de féminisme et d’anti-racisme qui comme l’écologie ont irrigué de pensée vive la gauche, et nourri ses programmes – hélas, à un niveau souvent tout théorique.

Il est de bonne guerre aujourd’hui de demander des comptes : l’écologie politique est-elle bien anticapitaliste, donc cohérente avec elle-même ? Et la réciproque est tout aussi importante : la gauche a-t-elle cessé d’être productiviste, et est-elle donc devenue cohérente avec elle-même ? Sans réponse affirmative à ces deux questions, le malaise restera entier de part et d’autre d’un gouffre savamment entretenu sur l’échiquier politique.

Ce n’est pas à nous à y répondre ici, mais aux principaux concernés de clarifier dans les faits leurs idées et leurs programmes. On ne peut que se contenter d’un vœu pieu : que la gauche sache par le travail des idées se retrouver dans un matérialisme authentique, incompatible autant avec l’antiscientisme qu’avec l’idéologie du progrès sous sa forme productiviste. La pensée en existe aujourd’hui, encore faut-il qu’elle soit accueillie dans les structures partisanes.

Un mot cependant, puisque c’est notre endroit, sur la place des artistes dans tout cela.

Nombreux sont ceux qui se sont payés de mots à l’occasion du ralentissement du monde pendant la crise sanitaire, et il est difficile d’anticiper ce qu’il restera de ces bons sentiments plus ou moins opportunément formulés. Mais dans le domaine du spectacle vivant, qui consomme beaucoup de crédits et produit beaucoup de mouvements de travailleurs, la question est particulièrement aiguë.

Là encore, c’est aux artistes qui s’identifient comme étant de gauche de montrer l’exemple en se posant la question à leur propre sujet. Je passe sur l’argument couard par lequel on peut se défausser : que le théâtre et la musique sont des économies marginales, et qu’à ce titre il faudrait leur lâcher les basques. C’est d’abord aussi fumeux que le premier metteur en scène gauchiste venu, que ses positions politiques affichées n’empêchent pas de pratiquer les pires formes de management sauvage, et de harceler des collaboratrices et des collaborateurs dans des décors par ailleurs somptuaires qui émettront des gaz toxiques au moment de leur incinération. (Ce sont des clichés ? Les intéressés se reconnaîtront pourtant.) Il est temps pour le théâtre de cesser d’être seulement le lieu où les utopies s’annoncent, mais d’un peu chercher à explorer comment elles peuvent se réaliser. Dans un avenir fait d’échanges mais aussi ancré dans un ici et maintenant, généreux mais sobre, global dans sa pensée mais local dans son action. Aussi soucieux de son économie qu’il est débordant, imprévisible et interdisciplinaire.

C’est tout un modèle qui est à revoir. Pour en rester aux metteurs en scène, peut-on être directeur de CDN et aller cachetonner en allant faire toute l’année des spectacles ailleurs ? Et on ne parle pas ici de créations ponctuelles, mais d’un système. Quel metteur en scène peut prétendre, en son âme et conscience, qu’il fait bien son travail en créant plus de deux spectacles de grande ampleur par saison, en plus des spectacles déjà créés qui continuent de jouer ou de tourner (où il est par ailleurs admis que son absence va de soi, comme si cela ne le concernait plus, car « on ne s’en sortirait plus sinon », si un spectacle était indéfiniment sur le métier, c’est-à-dire s’il était un spectacle) ? Car c’est bien de qualité du travail qu’il s’agit ici, n’en déplaise aux collègues qui ne répondent à ces questions qu’en se justifiant par les retenues sur leurs salaires de directeurs censées écarter le soupçon de cumul. Masquant ainsi la réalité de leur pensée : d’une part qu’ils aiment travailler vite et mal, d’autre part que dans un monde fini cela leur convient parfaitement qu’un seul metteur en scène fasse cinq spectacles (quitte à multiplier par ailleurs les trajets), plutôt que de donner à cinq metteurs en scène l’opportunité d’en faire un bien.

(Le quasi-monopole exercé par les metteurs en scène sur les directions de théâtres, au détriment des autres professions artistiques, est encore un autre sujet. Je l’ai évoqué ailleurs.)

Je n’érige pas pour autant en idéal le mode de production auquel sont contraintes beaucoup de petites compagnies, traînant laborieusement sur plusieurs années, de résidence en résidence, des maquettes de spectacles poussives. L’absence de moyens (produite par rien d’autre que l’inégale distribution des ressources) n’engendre pas que de la débrouillardise – elle suscite aussi le renfermement sur soi-même, l’incapacité à accéder au luxe que représentent l’expérimentation contrôlée, la remise en question, et même l’enrichissement mutuel intrinsèque au fait de cultiver plusieurs projets à la fois, tant que c’est dans une temporalité non-productiviste.

Deux créations par an, seulement ! Cela fait frémir d’horreur les collègues les mieux établis, qui sentent poindre l’ennui. Que faire de tout ce temps libre ? Et pourquoi pas : mieux travailler, mieux creuser ? s’éduquer, lire des livres ? faire de la pédagogie ? développer des petites formes pour expérimenter des idées et des procédés, loin des grandes scènes et peut-être loin des scènes tout court ? Mais aussi faire ce que font tous les collègues de toutes les autres professions du spectacle vivant : se joindre au spectacle d’un collègue, en tant qu’acteur, dramaturge, scénographe, traducteur, éclairagiste, que sais-je encore, bref se nourrir du métier et le lui rendre, et garder au théâtre sa dimension de conversation perpétuellement ouverte ? Et ainsi, peut-être, faire du prochain spectacle quelque chose qui ne soit pas une variation paresseuse du précédent. Car ce « recyclage »-là n’est pas écologique, au contraire il pollue et sature les salles de spectacles, capte des ressources de production précieuses, et empêche l’émergence de nouvelles idées et de nouvelles générations, autant que de nouveaux publics.

Nous avons beau jeu de nous plaindre de l’absence de politique culturelle consistante dans l’écologie politique française. Non pas qu’on le fasse toujours à tort : de fait les « pratiques amateurs » sont vitales, mais elles ne constituent pas un programme, pas plus que la réappropriation de lieux de travail et d’artisanat – simplement déplacés toujours plus loin dans les périphéries – en lieux culturels à destination des bobos. Mais à défaut de propositions convaincantes, c’est à nous artistes d’y contribuer. Ce n’est pas seulement pour des raisons politiciennes qu’il n’existe pas en France de politique culturelle ambitieusement écologiste et authentiquement de gauche : sans les propositions des artistes, et tout simplement sans culture écologiste de gauche, elle ne peut que tourner à vide. 

On connaît la rengaine. Il ne s’agit pas de se laisser dicter des décisions artistiques par des impératifs de communication, mais il faut aussi en toute bonne foi exposer à quel point l’argument esthétique peut servir de cache-misère intellectuel : si certains metteurs en scène exigent toujours de leurs scénographes certains types de décors, s’ils n’envisagent pas qu’un personnage puisse être joué par un.e interprète de tout âge, de tout sexe, de toute couleur de peau, c’est avant tout une limitation de leur horizon esthétique, par habitude, par ignorance et par paresse intellectuelle. L’esthétique, on en serait désolé de devoir le rappeler, c’est aussi de l’idéologie, et à ce titre elle peut aussi bien servir à justifier le maintien d’un statu quo délétère. Là où elle devrait sans cesse se réinventer, dans une perpétuelle écologie critique, qui en repensant ses propres moyens, aide à repenser en actes le monde.

Le travail que nous pouvons réaliser dans les représentations (notre travail premier, le plus noble et le plus ancestral) sera inopérant tant qu’il ne repensera pas sa propre idéologie esthétique et ses modes de production d’une part, d’autre part tant qu’il ne prendra pas au sérieux sa mission de s’adresser à tout le monde. Entendons-nous bien : s’adresser à tout le monde, ce n’est pas faire des spectacles qui ressemblent à des productions commerciales, celles du divertissement théâtral, musical et télévisuel. Ce n’est pas offrir ce qui semble familier, mais bien plutôt, comme disait un certain maître du genre, montrer ce qui est étrange/r dans le familier, et ce qui est familier dans l’étrange/r. Faire bouger toutes les lignes, sans rien conforter, ni réconforter personne. Nous n’aidons pas à faire passer le temps ou à se changer les idées, comme la télévision de divertissement (qui trahit la télévision). Nous n’offrons pas de simulacres de guerres qui nourrissent le tribalisme comme le sport de divertissement (qui trahit le sport). Nous offrons la substance des nuits d’insomnie, des remises en cause radicales de soi, des causeries interminables autour d’un verre avec des amis ou à la table du dîner de famille, contre l’indifférence nous exacerbons les émotions, nous réactivons les sensations et les pensées diluées dans le quotidien, nous radicalisons les affects d’empathie et d’amour du beau autant que ceux de colère et d’indignation, nous montrons le monde tel qu’il peut être pensé et senti et non tel qu’il est habituellement médiatisé, nous jetons le trouble, par le beau parfois, par la pensée toujours, nous donnons des raisons de sortir de chez soi, des raisons de faire, de hausser le ton, de voter ou de refuser ce à quoi il nous est donné de voter. Si on ne l’a pas oublié, et si l’on n’est pas là simplement pour faire carrière, ce n’est pas une petite tâche. Montrons-nous en un peu dignes.

LES IDÉES MEURENT AUSSI [billet d’humeur]

À l’occasion de la vague de déboulonnages successifs des statues de grandes figures de l’esclavagisme, et des débats qui s’en sont suivis.

Il n’y a pas à Bruxelles de statue de Philippe II d’Espagne, mais il y a celle des comtes d’Egmont et de Hornes, martyrs en 1568 de la répression par Philippe II des velléités d’indépendance qui agitaient sous son règne les Pays-Bas espagnols. Le Duc d’Albe, maître d’œuvre de la répression militaire des séparatistes et des protestants conjointement révoltés, est alors nommé gouverneur et fait construire à Anvers une citadelle, où se dressera notamment une statue de lui-même, fondue dans le bronze de canons pris au combat. Son successeur, un peu plus politicien, comprend que les Anversois sont humiliés par cette statue, aspire à un règne tranquille, et la fait mettre dans un lieu un peu moins exposé. Quelques années plus tard, la « pacification de Gand » permet peu à peu l’autonomie des villes par rapport à l’armée espagnole, et en 1577 se fait indépendante la République calviniste d’Anvers. On démolit alors la citadelle du Duc d’Albe, et on y retrouve sa statue, qu’on met en pièces – on est alors au lendemain d’une crise iconoclaste politisée : les images sont un des endroits par où il est naturel pour les protestants d’attaquer les catholiques –, et on fond le bronze de cette statue… pour faire des canons. La boucle est bouclée.

Qu’à Anvers, où l’on comprend par la force des événements que l’histoire se réécrit d’année en année, on déboulonne aujourd’hui la statue de Léopold II, cela relève donc en quelque sorte de la tradition locale. Mais à Bruxelles c’est plus compliqué : dans les capitales on n’aime pas faire le tri. À Paris aussi on aime bien avoir le beurre et l’argent du beurre, que Napoléon absorbe le Louvre, que la République s’installe dans les ors des hôtels particuliers de la noblesse d’antan : ce sera toujours, nous dit-on, la même idée (confuse) de la France. À Bruxelles donc, la statue équestre de Léopold II – dont l’inscription indique aussi que sa matière première est un don gracieux de l’Union Minière du Haut-Katanga – est située Place du Trône, c’est-à-dire aujourd’hui aux portes du quartier de Matongé, celui de la diaspora congolaise. À bon droit elle a fait l’objet de plusieurs propositions plasticiennes de transformation, dans le but assez sain de mettre en perspective les rapports entre Belgique et Congo, fondés sur autre chose aujourd’hui, on l’espère, que l’extorsion des ressources, de la force de travail et de la dignité d’un peuple dans des conditions proto-génocidaires, par un roi dilettante qui s’est approprié à grande échelle la manière du grand capitaine d’industrie du 19e siècle. Il y a eu beaucoup de belles idées au fil des ans pour mettre à jour ce monument, qui de toute évidence ne relève pas, ni par son histoire, ni par sa position, du mobilier urbain neutre. Que cette réalité symbolique soit moins urgente que la fin effective dans l’urbanisme et sur le marché de l’emploi des relations qui ont structurellement été celles entre colonisateurs et colonisés, cela s’entend. Mais l’argument selon lequel il n’y aurait aucun rapport entre nos représentations collectives et la réalité des rapports sociaux, et entre les formes visibles de l’urbanisme et le tissu social, est un peu difficile à admettre. Autant que celui de la pente savonneuse, selon lequel retirer ou amender tel exemplaire de statuaire idéologique constituerait un dangereux précédent – certes les idéologues aiment bien argumenter hors l’histoire à défaut de la connaître, mais ici nous parlons quand même d’un procédé qui a l’âge des statues elles-mêmes, et qui leur est intrinsèque.

On connaît le « paradoxe des jumeaux », l’expérience de pensée par laquelle Paul Langevin expose la dilatation du temps dans la théorie de la relativité restreinte : séparés et placés dans des référentiels différents, l’un en mouvement par rapport à l’autre, deux jumeaux en se retrouvant auront vieilli différemment, puisque dans des référentiels de temps distincts. La statue équestre de Léopold II réalisée par Thomas Vinçotte nous donne l’opportunité d’une telle expérience dans le domaine des représentations collectives : suite à son inauguration bruxelloise en 1926, une copie identique en a été envoyée en 1928 à Kinshasa, qui s’appelait encore Léopoldville. À la fin des années 1960, la statue fait les frais de la politique d’ « authenticité » du président Mobutu, et elle est déboulonnée dans le mouvement même par lequel le nouveau pays est renommé Zaïre, et les noms et accoutrements européens sont prohibés. Aujourd’hui, l’emplacement précédent de la statue est occupé par une statue gigantesque de Laurent-Désiré Kabila (réalisée par le fameux Atelier Mansudae de Pyongyang, spécialiste mondial du culte de la personnalité), et la statue de Léopold II a récemment été exhumée pour être présentée sur le Mont Ngaliema, au Musée national ethnographique de Kinshasa, avec d’autres reliques coloniales. La statue de Kabila et celle de Léopold sont évidemment aussi pompières l’une que l’autre, et en cela elles illustrent bien deux états successifs de décomposition des représentations collectives : un jour la première ira rejoindra la seconde, dans l’espace ethnographique qui seul peut accueillir de tels objets après une certaine date de péremption.

Ce qui ne laisse pas d’intriguer, en revanche, c’est que la statue n°1 de Léopold – le jumeau resté à Bruxelles – n’ait pas fait l’objet du même travail de mémoire qui ne peut se terminer qu’au musée. Car enfin, en connaissance de cause, on devrait réagir de la même manière aux deux statues, qui rappelons-le sont strictement identiques : avec la distance critique qu’impose toute propagande politique. On pourra arguer que dans un cas la statue est le souvenir d’un régime passé, quand dans l’autre elle relève de la continuité nationale. Mais ce point ne peut pas, ne doit pas occulter une question plus inquiétante : quel que soit le régime politique en place, avons-nous bien changé de régime culturel dans nos représentations impérialistes ? avons-nous bien intégré que le monde dont relève le projet de Léopold II appartient au passé ? avons-nous « intégré » la présence parmi nous de ceux que nous assommons d’injonctions à eux-mêmes « s’intégrer » ? L’expérience des Léopold jumeaux nous force à nous poser la question sans tergiverser : la colonisation et le racisme relèvent-ils chez nous déjà du musée des idées, ou de l’idéologie vivante et structurante ?

Les réactions outrées du moment nous rappellent à quel point certains objets du patrimoine sont comme tant d’autres fausses évidences : on a perdu l’habitude de les remettre en question et de les interroger. D’ailleurs si ce n’était que cela, ce serait inoffensif, mais le problème des fausses évidences est qu’on mesure mal les systèmes de pensée délétères dont elles sont les symptômes. C’est sans doute encore plus vrai aujourd’hui qu’on dresse moins de statues, et qu’on a donc moins que nos ancêtres l’habitude de les abattre, nous contentant volontiers d’une information fluide et fluctuante, sans ouvertures ni terminaisons : nous ne sommes plus à l’époque où les régimes et les guerres se proclamaient et se clôturaient par des déclarations. Nous sommes d’autant moins équipés en France pour faire ce travail critique, empêtrés que nous nous découvrons dans un roman national qui veut la continuité de quelque chose qui serait la France par-delà toutes les ruptures historiques, et dont on n’aura jamais fini de débattre ce que cela pourrait bien être. Le récit commun ne devrait pas être la question de s’inventer un passé singulier, mais de s’inventer un avenir collectif, comme c’est le cas quand pour la première fois il devient un argument souverainiste dans l’insurrection des dix-sept provinces désunies des Pays-Bas espagnols. Ce nationalisme-là, suspect dès l’origine malgré ses visées émancipatrices, a viré au plus obscur fétichisme quand on croit devoir défendre la statue d’un Léopold II ou d’un Jean-Baptiste Colbert pour « faire nation ».

L’histoire commune est une matière partagée pour le débat d’idées, et à ce titre un élément fondamental de la « façon » démocratique qui est celle du désaccord et de la tension. La déférence pour des idoles statufiées n’a pas grand-chose à voir avec ce projet. Si l’on admet que ces effigies n’ont jamais été dans l’espace public autre chose que des moyens de propagande (sans compter que ce ne sont pas non plus, esthétiquement parlant, des cathédrales, propres à troubler nos sens et verticaliser nos directions), posons-nous quelques questions constructives en plus de déboulonner dès aujourd’hui les fausses évidences : 1) quand allons-nous trouver des manières réellement collectives d’investir les espaces publics, qui soient à la démocratie ce que la statuaire du culte de la personnalité est aux régimes actuels ? ; 2) si la statuaire n’est plus aujourd’hui le support dominant de propagande, dans quel médium se situent les statues que nous devons le plus urgemment abattre ? comment pouvons-nous nous attaquer aux représentations ? La soif en est grande, et elle est l’affaire de tous les groupes sociaux.

ÉPIDÉMOCRATIE [essai]

On lit beaucoup que ce moment de pandémie met à nu le monde dans lequel nous vivons. Il est vrai qu’un certain scientisme primitif, qui nous laissait croire que depuis Pasteur et la découverte des agents pathogènes se profilait une société du Progrès libérée du fléau des maladies, a du plomb dans l’aile. Il est vrai aussi que nous devrions être édifiés par la multiplication des crises sanitaires liées à nos modes de production : aux écosystèmes bouleversés par la déforestation et à l’industrie alimentaire, creusets génétiques où naissent sans cesse de nouveaux virus, mais aussi aux circulations des individus et des marchandises, qui permettent à la contagion de devenir mondiale en quelques semaines. Mais cette mise à nu n’est pas nécessairement une mise à mal. Cette crise révèle peut-être la mécanique de notre monde sans la ruiner, au contraire.

Les maladies infectieuses – ce qu’on appelait jadis les pestes, ou pestilences – sont traditionnellement interprétées comme le diagnostic d’un corps social malade. La peste de Thèbes sous le règne incestueux d’Œdipe, les lectures millénaristes des pestes médiévales, le choléra de 1832 compris comme une punition divine infligée au peuple de Paris insurgé et régicide… Dans bien des traditions la catastrophe se voit prêter le sens d’un révélateur, ne serait-ce que parce qu’on ne s’explique pas la présence du mal dans un monde bien organisé, que cette organisation soit ou non due à un dieu d’ailleurs. Nous avons désespérément soif de signifié. En dernière extrémité, nous préférons encore supposer l’inexplicable que l’absence de rapport de cause à effet direct entre nos actions et le mal qui nous afflige : influenza, le premier nom de la grippe, renvoie à une notion occulte de l’ancienne physique, « l’influence » : l’effet matériel invisible exercé par les astres sur les choses terrestres. Tout sauf croire que les turbulences du monde sont quelque chose que nous voulons bien, non comme punition mais comme turbulences.

Le mode de production capitaliste s’accommode de toutes les idéologies, jusqu’aux plus humanistes, et les endosse à l’envi. Il s’est emparé du libéralisme quand il s’est agi d’assurer la domination culturelle de la bourgeoisie individualiste et privatiser les communs. Il a instrumentalisé l’utilitarisme et l’hygiénisme quand il a voulu s’approprier les villes en éloignant les classes populaires qui en occupaient les centres puis les faubourgs, rationaliser la productivité, mettre au travail les prisonniers et les malades mentaux. Il s’est saisi du féminisme même, quand il a compris que la femme émancipée pouvait être transformée en force de travail, et de l’écologie quand s’ouvraient opportunément de nouveaux marchés. Il transforme les avancées de la psychologie en « développement personnel » et les spiritualités vénérables en marchés lucratifs du bien-être, le tout au service du vieux double principe taylorien qu’un travailleur en bonne santé est un travailleur plus productif, et que d’autre part un travailleur qui dépense l’argent qu’il gagne enrichit deux fois le capitaliste : une fois en lui vendant sa force de travail, la seconde en consommant ses produits.

La classe capitaliste dominante a changé mille fois de méthode et de stratégie. Il n’est donc pas aberrant, si comme l’a montré Foucault l’instauration d’un biopouvoir a jadis consisté en l’organisation d’un monde, qu’il consiste aujourd’hui en sa désorganisation permanente, et que cette désorganisation ne soit pas le signe de sa déchéance.

Gestion de crise, état d’exception permanent, guerres sans déclarations de guerre et aux ennemis sans visages, appels au sacrifice, abrogation supposément temporaire des acquis sociaux au nom du maintien de l’économie… Nous vivons l’époque du gouvernement par la catastrophe. À l’ère des masses, il faut une geste de la masse, et cette geste ne peut naître que de la révolution ou de la guerre, raison pour laquelle c’est en 1914-1918 qu’elle a été d’abord formulée, quand dans l’écroulement des empires de l’ordre éternel sont nés les empires du bouleversement permanent.

Et puis, la guerre engendre des héros, les appelle de ses vœux. Les héros sont des figures commodes. Leur sacrifice est absolu, ponctuel et définitif. Leur rétribution est largement symbolique. Célébrer les héros, c’est une façon de ne pas trouver de solutions structurelles aux maux qui les ont rendus nécessaires, au delà du « Plus jamais ça » de surface.

Sans qu’il soit besoin pour cela de se mettre d’accord, nous sommes donc désormais perpétuellement « en crise » (encore un terme médical ancien, désignant l’état symptomatique du corps malade), engagés dans une guerre que les États se donnent pour seule mission d’administrer, avec les outils que justifient des circonstances indéfiniment exceptionnelles. Avec sa médecine de guerre qui se substitue à une politique de santé durable et égalitaire. Avec son économie de guerre qui rend caduc tout projet politique social et solidaire. Les marchés sursautent, mais il ne faut pas s’y tromper : la crise est leur état de prédilection. Le spéculateur n’aime pas les marchés stables, qui certes produisent de la valeur mais à petits taux. Ce qu’on appelle les « valeurs refuges » (les livrets bancaires, l’immobilier ou encore l’or) c’est pour les timorés, les boursicoteurs du dimanche, pas les vrais capitalistes, à moins justement qu’une crise vienne pimenter les enjeux. Bien sûr, l’effondrement de la bourse et la mise en difficulté des entreprises ne sont pas au bénéfice du plus grand nombre à court terme. Mais pour ceux qui bénéficient des besoins spécifiques d’une économie de crise ou pour ceux qui misent sur ceux-là (toute guerre ayant ses profiteurs de guerre), ainsi que pour ceux qui au moment des krachs sont joueurs, qui investissent dans de nouvelles actions achetées à prix cassés en attendant des remontées spectaculaires, cette guerre-là est une belle aventure. L’adrénaline du risque, la dopamine du jeu, l’endorphine de la victoire sont de puissants stimulants, aussi patents et destructeurs ici que dans les mécanismes de l’addiction aux jeux de hasard.

C’est un monde où les hormones sont reines qui nous est proposé. Le capital trouve alors à s’actualiser sous sa forme ludique idéale : un grand casino bruyant et rutilant où tout, semble-t-il, devient possible, où tous les espoirs sont permis. Ce casino, c’est aussi bien la guerre, qui aussi bien est l’humanité ravagée par les pandémies, atomisée en individualismes, où nous scrutons en nous serrant la ceinture les indices de contagiosité et les taux de létalité au fur et à mesure qu’ils s’actualisent, en espérant faire partie de ceux qui survivront, comme dans la vie nous espérons faire partie des gagnants, étant entendu que les pertes sont inévitables mais que « 100% des gagnants ont tenté leur chance ». C’est bien la maxime d’une société qui se prosterne devant le Dieu du Hasard, dont l’autel fumant dissimule commodément les déterminismes de classe que nous voyons aujourd’hui saillir dans toute leur laideur face à l’épidémie.

Les masses se donnent à voir et à gouverner à travers deux structures qui se superposent : la structure de la démocratie représentative qui organise le pouvoir politique, et les modèles de l’épidémiologie qui révèlent les distributions effectives de la puissance dans la société. On retrouve dans les deux termes un plus petit commun dénominateur : « demos », qui n’est pas la fiction qu’on appelle le peuple, mais dans la Grèce antique le dème, c’est-à-dire l’unité de base de la communauté politique qui organise son vivre-ensemble sur un modèle égalitaire. Si la démocratie est le gouvernement des dèmes par la délibération, nous appelons ÉPIDÉMOCRATIE le gouvernement des masses par la contagion, c’est-à-dire par le chaos. Ce chaos n’a pas besoin d’être créé, nulle question ici évidemment de gouvernements fabriquant des virus : il suffit, comme en bourse, d’entretenir un monde où les catastrophes sont inévitables et globales et de capitaliser dessus.

Il ne s’agit pas ici d’un rapprochement métaphorique. L’épidémie ne s’offre pas comme un point de comparaison, mais comme un paradigme politique réel. Si, dans le monde de l’ordre bourgeois dans lequel il vivait, Antonin Artaud souhaitait quelque chose comme la peste (pour lui, le théâtre) qui soit facteur de désordre salutaire, confrontation nécessaire avec les « forces noires », il nous faut comprendre que son vœu a été exaucé sur un mode dystopique, et que ce sont aujourd’hui les forces noires qui sont les courroies de transmission du pouvoir capitaliste, et non plus les structures bourgeoises traditionnelles. L’ÉPIDÉMOCRATIE n’est pas une philosophie ou un modèle économique, c’est un régime politique.

La démocratie est le régime du débat dont la continuité est assurée par celle des institutions, de la mise en discussion permanente non seulement des actions à entreprendre dans ce qui regarde la Cité et les communs, mais aussi des valeurs qui doivent guider ces actions, comme la solidarité et la vie bonne. C’est le régime des idées comprises dans leur réalité. L’ÉPIDÉMOCRATIE est le régime des émotions et de la gestion des risques, où les idées ne sont que des prétextes qui s’effacent devant l’injonction permanente à un « réalisme » qui ne nomme pas ses biais idéologiques. Il n’y a pas de projet, il n’y a que des paris.

Non pas que la démocratie ignore les émotions politiques, mais elles y deviennent sujets de débat et de distanciation, de représentation sur le modèle antique du spectacle de la tragédie. En ÉPIDÉMOCRATIE, la tragédie n’est pas donnée à voir sur une scène de théâtre mais sur les chaînes d’info en continu. Il nous faut garder précieusement en mémoire qu’il existe en démocratie une école qui relie le cœur à la raison, l’empathie à la distance, les faits à l’imagination, les émotions à leurs causes et à leurs expressions : l’expérience artistique. Scandaleuse, elle qui rassemble et divise dans une même dialectique est aussi nécessaire à la santé démocratique qu’elle est étrangère à l’état de crise permanente du régime épidémocratique, et même incompatible avec elle. En est-elle pour autant le remède ? Sans angélisme, disons qu’elle est du moins un des lieux où le corps social et le corps individuel lui résistent.

La démocratie repose sur la culture des passions d’empathie et de réciprocité, et l’indignation qui peut leur être corollaire. L’ÉPIDÉMOCRATIE quant à elle cultive les passions guerrières : le repli, le rejet, le stress, l’agression. Elle bout de la peur de la contagion (comme l’analyse par exemple Martha Nussbaum) mais elle répand l’émotion justement par contagion. Un mécanisme qui, encore une fois, est cognitivement différent de l’émotion partagée qui émerge dans un concert ou un spectacle, ou dans la discussion d’un livre ou d’un film.

Ainsi là où la démocratie opère par conviction, L’ÉPIDÉMOCRATIE agit par contagion. La coercition n’en est qu’un adjuvant, pas le trait caractéristique comme dans une dictature, ce qui ne manque pas de nous rassurer les jours où les manifestants sont estropiés par la police.

La démocratie est lente et laborieuse : elle suppose débats, délibérations, scrutins, accords, compromis. L’ÉPIDÉMOCRATIE est le régime de la vitesse et de la réforme, de la « shock doctrine ». De l’utilitarisme jusque dans les choix de vie ou de mort.

La démocratie réunit des individus et des communautés. L’ÉPIDÉMOCRATIE gère des masses et des peuples, des « populations ».

L’ÉPIDÉMOCRATIE est capable de toutes les injonctions paradoxales : le progrès technologique, naguère un rêve émancipateur, a donné naissance à un monde où plus personne n’a de temps. On rabiboche la proclamation de la liberté individuelle avec un pouvoir exécutif semi-autoritaire (lui-même placé dans un continuum direct avec l’entreprise capitaliste) sans faire mine de voir la contradiction, comme le souligne Hartmut Rosa dans son étude sur L’Accélération. Le discours de la réussite personnelle, celui de la sécurité, celui de l’intérêt général, celui de la préférence nationale, peuvent coexister pacifiquement : leur plasticité leur permet à chacun d’être mobilisé dans la situation qui s’y prête le mieux par un pouvoir dépourvu de garde-fous idéologiques. C’est un régime qui n’a pas de théorie politique, pas de substance intellectuelle. Il ne se propose même pas d’instaurer un certain ordre social : il installe un désordre social dans lequel la lutte des classes devient illisible et donc impossible à conduire à son terme nécessaire, à savoir l’émancipation des classes laborieuses.

Gardons cependant à l’esprit une chose : il y a là des stratégies, et il y a des structures de pouvoir, des empires même, et des coalitions, certes. Il y a même des ruses, de ces compromis institutionnels qui permettent de réguler la lutte des classes et les rapports de production comme précédemment dans l’histoire. Mais il n’y a pas de complot tout-puissant. Aussi monumentale qu’elle soit dans son échelle, l’ingénierie globale des rapports socio-économiques est maladroite, et irréalisable même avec les moyens les plus sophistiqués. Il y a des limites à l’art du dérapage contrôlé. Certes, moyennant de nouvelles métamorphoses, les rapports de production actuels pourraient très bien trouver de nouvelles manières de survivre à la supposée baisse tendancielle du taux de profit prévue par Marx, à l’épuisement inévitable des ressources naturelles, et à certains des scénarios d’effondrement qu’explorent aujourd’hui les collapsologues. Cette crise, comme les autres, passera, sans que le monde du mode de production capitaliste ne soit ébranlé – à moins qu’on ne s’en saisisse, il sera au contraire renforcé, comme après chacune de ses crises constitutives qui le nourrissent. Mais cela n’est dû qu’à la ductilité idéologique du capital, pour lequel rien n’est irremplaçable, pas même ses maîtres du monde.

Cette force redoutable devient aussi une faiblesse une fois que la maladie de notre société mondialisée est diagnostiquée sous le nom d’ÉPIDÉMOCRATIE. Il nous revient alors à nous de créer les modèles qui démantèlent les contagions, qui protègent et qui émancipent. Ayant pris conscience de nous-mêmes collectivement comme sujets de l’épidémie, nous pouvons nous concevoir à nouveaux frais comme sujets de la démocratie. Inventer grâce aux diagnostics que nous avons faits une société qui n’est pas une guerre, c’est-à-dire qui n’a pas de ces lignes de front invisibles qui divisent des classes sociales dont on nie l’existence, de ces généraux fous, de ces vautours qui ensemble aujourd’hui nous tuent. C’en est fini de la fable du vitalisme triomphant des entrepreneurs et des investisseurs. Le capital nous ayant montré son vrai visage qui est celui de l’ÉPIDÉMOCRATIE, c’est-à-dire de la mort, il nous est donné de véritablement réinventer ce que c’est que la vie, et de la vivre.

*WATERFIRE (an opera-in-progress)

Music by Juha T. Koskinen
Text by Aleksi Barrière

*WATERFIRE is a free interpretation in the form of an opera of the writings of Myoe Shonin (1173-1232), a Japanese monk who took concrete action in favor of the rejects and outcasts of his time, including women –but he is most famous for keeping a Dream Diary (Yumenoki) for over forty years.

What do we learn from our dreams? In them we meet memories, fears, fantasies. We visit real and imaginary places. Some say we witness glimpses from the future. At any rate, it is a space of exploration, of learning and of healing.

The audience is invited to experience one dream cycle together, 100 minutes of sound, vision and multiple languages of which we are the dreamers. Like in a dream, we will be visited by familiar things in strange forms.


Fragment / Prologue

I knock on the door and nobody will let me in.

We are the ghosts, the pariahs. This is our band. The banned band.
Oh, excuse me. (Quick introductions.) The band, the audience, the audience, the band.
We should get along. We are on the same side.
And together we will try to have a look at what’s on the other side. 

Let’s be honest. In life, you like to look away. You pay money to look away.
Isn’t it strange how some things you only face with closed eyes?
Every night. Rapid-eye-movement indeed.

At some point we will have to talk about you, you know?
Hush, it’s okay. Your mothers loved you all. You can deal with this.
And you will have to deal with the stench. It’s smelling awful.
No matter how much cologne you put on to hide it.
You pay to keep this place clean but the garbage just floats back in.
It’s like a nightmare.

Yes, yes, I know, 
‘Stop talking, Get to the point, Let’s get to the thing itself’.
That is, my dear friends, where you are wrong.
You will peel the onion layer after layer looking for the center
And when you will realize the center is empty
You will cry
Not for physical, but for metaphysical reasons.

This is not about the monk who went wandering into the mountains.
I am that monk, I would know.
I am a footnote. A surtitle.
Maybe, for a change, follow me.

CAPITALE-CAPITAL [billet d’humeur]

L’entreprise PARIS AÉROPORT (anciennement Aéroports de Paris, pas encore tout à fait privatisée contrairement aux apparences) distribue un nouveau « magazine gratuit » appelé PARIS VOUS AIME MAGAZINE : 170 pages de publicités (certaines déguisées en journalisme et d’autres non, c’est 50/50) pour à peu près tout ce qui peut se consommer, et tout ce dans quoi on peut investir, dans la capitale française. Cette grande opération de branding présente Paris comme une ville de culture et de goût, de haute couture, de gastronomie, de clubbing et surtout d’urbanisme innovant – pleine de belles opportunités grâce à la réhabilitation d’architectures industrielles en incubateurs de start-ups, et à la perspective des Jeux Olympiques de 2024. Que Paris, en cette veille d’élections municipales, soit devenue ce que de tels catalogues de la gentrification veulent faire d’elle, ce n’est pas une nouveauté et ce n’est plus un mystère, malgré tant de résistances de la rue et par la rue : à savoir, une zone urbaine hors-de-prix où la vie s’est laissée réduire à deux modes de l’existence, le travail et la consommation. Il est affligeant de voir force arguments intellectuels venir dans cette publication étayer le grand récit d’une capitale culturelle du 21e siècle, au service des divers marchés qui innervent ce qui ne prétend au fond être rien d’autre qu’une capitale touristique mondiale. Or en feuilletant cette propagande sur papier glacé devenue somme toute assez banale, difficile de ne pas rester interloqué par la double-page ci-jointe. On vous explique, donc, comment vous habiller pour aller à l’Opéra. J’ignorais que l’injonction vestimentaire existait encore en 2020, et rarement je l’ai vue exprimée avec autant de mauvais goût. On vous dit donc qu’il « vaut mieux » porter des bottines à 650 euros, ou une montre à 890 euros, pour aller voir un spectacle. Ça valait bien la peine de chercher à rendre l’art accessible, œuvrer à sortir l’opéra de sa ringardise, en faire un service public sous la forme d’un Opéra National, et puis à ce compte, ça valait bien la peine de faire une politique culturelle et un Ministère de la Culture, si c’est pour qu’au final on en soit encore à de telles âneries classistes, à une ségrégation sociale aussi décomplexée, à pouvoir appeler « bonne allure » quelque chose qui est à la fois aussi stupide et aussi violent. Entendons-nous bien : que ceux qui aiment s’habiller, pour qui cela participe d’un plaisir, jouissent sans entrave, que ce soit avec élégance ou extravagance – cela n’a rien à voir avec le prix des vêtements d’ailleurs. Mais ceux qui sapent (si j’ose dire) tout le précieux travail que fait l’art pour décoller l’expérience de la marchandise, pour créer des lieux désaliénés et des espaces communs, pour relier, sentir, interroger en dehors des marchés, ceux-là donc qui créent cette culture-qui-se-consomme et ne s’adressent qu’aux classes prêtes à payer le prix fort et ceux-là qui la vendent, qu’ils soient maudits, et je pèse mes mots. « Paris Vous Aime Magazine ». Quel cynisme, ce titre.

POUR SALUER MAÏA IZZO-FOULQUIER (1991-2019)

Il m’est difficile de parler de la disparition de Maïa Izzo-Foulquier. D’abord en termes de légitimité. Nous avons partagé une intense amitié il y a dix ans, et nos échanges étaient depuis devenus sporadiques au fur et à mesure que nos parcours de vie nous éloignaient, d’abord géographiquement. De ces regrets qu’on ne peut pas reprendre. Mais il ne s’agit pas de tomber dans le travers de parler ici d’abord de moi. Ce que je trouve important, c’est de dire ceci :

Maïa Izzo-Foulquier est née en 1991, et elle était écrivaine, plasticienne et activiste. Ces trois choses-là, elle les était déjà avec une maturité étonnante à dix-huit ans, bravant ses appréhensions, ses complexes, sa dyslexie. Quelle joie et quelle fierté, de l’avoir vue dans sa vingtaine devenir pleinement ce à quoi elle aspirait, sans renier le bagou et le mélange des genres et des tons qui déjà la caractérisait, ni cet équilibre précaire et lumineux entre extraversion et fragilité. Quand je l’ai connue, elle était autrice non seulement de romans qu’elle gardait pour elle, mais aussi d’un blog et du journal des élèves du lycée Condorcet, et elle n’a pas par la suite délaissé une certaine modalité d’écriture à la fois intime et publique, immédiate et réfléchie. Écrire à la première personne était un procédé littéraire, certes, mais aussi un art de vivre – une manière de toujours mettre les pieds dans le plat. C’est donc naturellement que le blog est resté pour elle un médium évident, mais aussi que son propre corps s’est retrouvé au cœur de sa recherche plastique, de la photographie à l’installation et à la performance. Que son corps, enfin, est devenu un sujet politique à la deuxième puissance, en tant que militante, et dans son expérience de travailleuse du sexe et porte-parole du syndicat de cette profession. Dans ce domaine, comme dans son travail de plasticienne et dans son écriture, elle s’est dépassée, et a gagné la reconnaissance et l’admiration de ses pairs, et j’espère bientôt de tous les autres auprès de qui son travail sera rendu accessible. Il est rare, à 28 ans, d’exceller dans autant de domaines (elle avait même commencé à faire de la musique), et il est plus rare encore de les réunir dans un même mouvement organique, une cohérence. Maïa en a été capable parce que ce mouvement était celui même de sa pensée et de sa vie, qu’elle a brutalement choisi d’interrompre.

Cette interruption, ce n’est pas par cela que je voulais commencer, mais cela ne peut pas être occulté. Je voulais au moins proposer d’abord autre chose : en souvenir de la jeune femme que j’ai connue, courageuse face à ses doutes et à ses peurs, parler dix ans plus tard de ce qu’elle a accompli et de ce qu’elle est devenue, ne serait-ce que trop brièvement et incomplètement.

Le reste nous concerne chacun plus intimement. Je m’accroche, avant que le temps ne les emporte, à quelques souvenirs ravivés par l’annonce de son décès le 16 décembre dernier. La mélancolie et la brusquerie de Maïa. Sa gouaillerie moqueuse et ses indiscrétions qui masquaient mal son empathie et sa générosité, et en procédaient d’ailleurs, vices véniels de qui comme elle écoute et regarde – de qui fait attention. Son goût de la littérature en mélange avec « le mal parler » (comme elle disait), son penchant à « faire des bêtises » (comme elle disait encore) et la maturité de ses conseils, qui allaient des petits drames du lycée à un souvenir devenu encore plus douloureux aujourd’hui : quand elle m’aidait avec bienveillance et discrétion à épauler une amie minée par des pensées noires et autodestructrices. Sa propre noirceur, bien sûr, bagage compris, mais raturée de beaucoup de joie et d’hédonisme. Un mélange aussi bariolé que celui qu’elle pratiquait, encore une fois, entre les tons et les genres. Typiquement, elle se revendiquait, en latin, de la devise de Descartes (Larvatus prodeo, J’avance masqué), à bas bruit parce que sans vouloir assumer de risquer de passer pour pontifiante, mais tout en souffrant qu’en raison de son exubérance, au lycée ses professeurs et ses camarades mésestiment ou ignorent carrément son intelligence et sa culture. Qu’est-ce qu’elle avait lu, écrit et vécu pourtant, me parlant de son enfance, des Caraïbes, de l’Afrique, de musique et de livres, se laissant grandir par ses blessures et travaillant à raffiner sa sensibilité – elle se définissait, sans ostentation, au-delà des genres, se disant simplement « un humain qui aime les garçons et qui a un corps de fille ». Nous discutions et nous apprenions à penser, à partir de ce qu’elle appelait chez elle sa « fluidité » et chez moi mon « anti-systémique ». Notre amitié l’un pour l’autre avait beaucoup à voir avec le refus des discours convenus, des phrases toutes faites, des projets de vie bien calibrés – dans refus, entendre désir de les refuser, sans toujours y parvenir. D’une voix, nous préférions une pensée originale avec laquelle nous étions en désaccord à un discours idéologique recraché tel quel avec lequel nous aurions eu plus de connivences. Nous formulions une façon de vivre, nous expérimentions une radicalité. Pour moi un objectif, pour Maïa une part naturelle de sa personnalité, et qu’elle a incarnée de façon flamboyante par la suite, bien au-delà d’une révolte adolescente à laquelle jamais elle n’aurait pu se laisser réduire. Elle me disait qu’être « entière » comme elle l’était allait la blesser, et elle a eu raison.

Si je regrette d’avoir tant manqué des dix dernières années de la vie de Maïa, ce n’est pas que j’aie la prétention de croire que mon amitié aurait pu l’aider, car je sais qu’elle était entourée de beaucoup d’amour, d’amitié, d’écoute, de compréhension. C’est que je regrette de ne pas avoir eu l’occasion de lui rendre ce qu’elle m’a – à moi comme à tant d’autres – apporté, malgré ce que je savais des fragilités que masquaient sa très grande force et son humour potache. Je veux aujourd’hui adresser mes condoléances à ses proches, et rendre hommage à une artiste et une amie qui ne sera pas oubliée après son passage marquant parmi nous, et qui n’est malheureusement pas la première personne remarquable de ma génération à faire ce choix. Alors nous autres qui restons, faisons un effort pour nous épauler. Rendons la société un peu moins dure et un peu moins froide pour les gens qui vivent et respirent parmi nous, et qui comme Maïa en ont besoin pour continuer à donner – donner leur désir d’aimer contre l’indifférence, leur joie contre la noirceur, leur lutte contre la violence systémique, la beauté contre la laideur de ce monde.

Maïa Izzo-Foulquier, « Curriculum vitae, Pute et peintre », performance filmée, 2017