UN THÉÂTRE D’IDÉOGRAMMES [Ezra Pound, Ernest Fenollosa et le Nô]

Version longue d’une étude sur les versions de textes de Nô réalisées par Ezra Pound, publiée dans le programme de salle de l’opéra de Kaija Saariaho Only the Sound Remains, à l’occasion de sa reprise dans la mise en scène de Peter Sellars à l’Opéra national de Paris, en janvier 2018.

British Museum, 1909. Ezra Pound a vingt-quatre ans et vient de quitter les États-Unis pour s’installer à Londres, et s’imprégner d’une tradition artistique qui selon lui fait si cruellement défaut à son pays. Il est le secrétaire du poète irlandais W.B. Yeats, de vingt ans son aîné. En Europe l’heure est au « japonisme », et ils viennent souvent ensemble visiter le département d’arts orientaux. Parmi les collections remarquables réunies par des officiers et banquiers de l’Empire britannique, Pound et Yeats admirent notamment la peinture chinoise – son renouveau permanent dans la tradition – et les estampes japonaises, qui stylisent avec élégance des scènes de théâtre, ou des scènes de vie théâtralisées. Un art qui, à la même époque, inspire de différentes manières Claude Debussy, Claude Monet, ou Edward Gordon Craig, qui avec la complicité de Yeats invente de nouveaux langages scéniques.

Pound commence à se faire un nom. On repère de loin, à ses habits chamarrés et à son sombrero, ce dandy provocant qui pourfend de son érudition encyclopédique et polyglotte l’ignorance et la médiocrité qu’il prête à ses contemporains – ce qui ne l’empêche pas de militer avec abnégation pour faire publier ceux qu’avec flair il estime, tels T.S. Eliot, William Carlos Williams, Robert Frost, James Joyce. Pound est intransigeant, selon lui le poète est le gardien de la langue, contre ceux qui la galvaudent, et sa mission est de première importance : « Lorsque les mots cessent de coller au plus près des choses, les royaumes s’effondrent et les empires périclitent ». Il faut prendre le parti de la poésie contre celui de la rhétorique, qui nivèle et dilue tout. Et écrire de la poésie, se souvient-il, en allemand se dit dichten : littéralement « condenser », « densifier ». Pound lance « l’imagisme », un mouvement poétique fondé sur la concentration de la forme et la puissance d’images évocatrices. Il s’inspire notamment des formes courtes de la poésie japonaise classique (tankas et haïkus) dont se multiplient alors les traductions.

Ce rapport un peu dilettante à l’Asie prend bientôt un tournant inattendu. En 1913, dans un salon londonien, Pound rencontre Mary McNeil Fenollosa – son mari Ernest Fenollosa, universitaire et orientaliste, décédé cinq ans plus tôt, avait préparé plusieurs manuscrits en vue d’une publication future, et elle cherche quelqu’un qui voudrait bien y mettre un peu d’ordre. Pound, quoique ne connaissant pas les langues asiatiques, accepte, et s’en trouve transformé.

Il avait déjà fantasmé une civilisation disparue, l’Europe des troubadours, celle d’une union désormais perdue de la poésie et de la musique et de cultures réunies dans un même continuum avant les rabougrissements nationalistes, et avant que l’on ne dévalorise l’art noble et crucial de la traduction. La traduction est pour Pound un sacerdoce – « la littérature, dit-il, vit de la traduction » qui seule permet son constant renouvellement – et grâce à Fenollosa un nouveau champ s’ouvre à lui. Il voit dans l’Asie ce qu’y verra aussi Roland Barthes : la possibilité de « connaître, réfractées positivement dans une langue nouvelle, les impossibilités de la nôtre ; apprendre la systématique de l’inconcevable ; défaire notre « réel » sous l’effet d’autres découpages, d’autres syntaxes » (Barthes, L’Empire des signes). Et Fenollosa ne propose pas seulement une matière mais aussi une méthode : un de ses manuscrits, L’idéogramme chinois comme médium poétique, est un véritable manifeste que Pound fait sien. Les idéogrammes chinois et japonais offrent selon lui l’exemple d’une langue idéalement souple dans sa syntaxe, expressive, et toujours immédiatement métaphorique, contrairement à nos langues indo-européennes « anémiques » où l’image se perd dans les méandres de l’étymologie : ainsi, l’Est 東 désigné par la surimpression des caractères qui signifient arbre 木 et soleil 日 – le soleil derrière un arbre au matin, le Levant. Un autre passeur, le poète et traducteur François Cheng, fera plus tard lui aussi l’éloge de la poésie du « langage pictural chinois ». Pound déjà trouve dans cette analyse linguistique un fondement à son propre projet « imagiste », et adopte le paradigme du poème-idéogramme, à atteindre par traduction et transposition du modèle oriental. Au même moment, Guillaume Apollinaire imagine lui aussi des poèmes aussi graphiques que ceux de la Chine – il les appelle idéogrammes lyriques, avant d’inventer le mot de calligrammes.

Outre son éloge de l’idéogramme, Fenollosa a laissé plusieurs ébauches de traductions et Pound, en les « arrangeant » (selon son propre terme), les transforme en démonstrations imagistes. Il y a d’abord en 1915 Cathay, un recueil de poètes classiques chinois qui fera dire de façon ambiguë à T.S. Eliot que « Pound est l’inventeur de la poésie chinoise à notre époque ». De fait ce recueil assoit la réputation de Pound comme poète, et marque aussi la pratique moderniste de la traduction poétique comme exercice de création littéraire.

En même temps paraissent progressivement les versions réécrites par Pound du grand chantier de Fenollosa : les traductions de quinze textes et canevas de théâtre nô. L’ambition est cette fois plus grande encore, car si Pound voit dans ces pièces écrites au tournant des 14e et 15e siècles la possibilité de réaliser ce qu’il croyait jusque là impossible, à savoir « de grands poèmes imagistes », d’immenses idéogrammes vivants, il a aussi conscience de contribuer à faire connaître en Occident plus que des textes, une forme théâtrale hautement sophistiquée, avec deux conséquences : établir qu’une civilisation non-européenne avait pu produire une forme d’art que l’on ne saurait rejeter comme simplement primitive et folklorique, un « drame lyrique » total dans lequel Pound décèle, à travers les textes et quelques démonstrations d’acteurs, une beauté hiératique supérieure – et donner l’impulsion d’une révolution théâtrale, donc esthétique, et donc politique.

La restauration Meiji de 1868, qui a démantelé le règne féodal des shoguns au profit de la centralisation impériale, a aussi mis en péril la tradition, ininterrompue depuis plus de quatre siècles, des compagnies de nô abritées jusque là par les cours seigneuriales. L’acteur Umewaka Minoru a alors créé un théâtre et une école pour en assurer la préservation. C’est auprès de lui que Fenollosa s’est initié aux textes et aux techniques de jeu du nô. Fenollosa, qui donc a prolongé l’œuvre de Minoru, a vécu longtemps au Japon, s’est converti au bouddhisme, et a contribué à la vie culturelle de l’Archipel et à la diffusion de son héritage à l’étranger, par des collections et des publications. Il a travaillé sur les textes avec un universitaire japonais qui comblait ses propres lacunes linguistiques – Kiichi Hirata, qu’il serait juste de citer comme le « troisième auteur » de ces traductions. Il y a quelque vraisemblance à l’affirmation de Pound selon laquelle Fenollosa était le meilleur connaisseur non-japonais du nô à ce moment-là.

Cette chaîne de transmission complexe, et forcément parfois hasardeuse, permet de nourrir d’une matière nouvelle le fécond fantasme que l’Europe se construit du théâtre oriental. Depuis Wagner une réforme bout : nombreux sont ceux qui souhaitent, sans savoir sur quel modèle, inventer un théâtre qui dépasse le naturalisme bourgeois et sa réduction de l’homme à sa dimension psychologique. On rêve d’un art total, à la démesure du monde qui nous traverse, et qui soit à la fois poétique, musical, gestuel et visuel. Les « théâtres d’ailleurs » offrent alors à chacun une surface de projection sur mesure. Yeats, avec qui Pound partage son travail, collabore avec un danseur japonais et écrit trois « nôs irlandais », puisque seul le nô peut montrer « la lutte d’un rêve avec le monde », et prêcher l’importance d’écouter les spectres, ce qui importe à l’occultiste qu’il est. Bientôt, en Russie, le constructiviste Meyerhold annonce « une alliance des techniques du théâtre européen et du théâtre chinois », à telle enseigne que la bureaucratie stalinienne lui reprochera avant de l’éliminer de faire « un théâtre étranger » et « formaliste ». En parallèle, Brecht s’inspire du nô et de l’opéra de Pékin pour créer un théâtre du signe, dont l’acteur est le narrateur et le commentateur. Antonin Artaud, découvrant le théâtre masqué balinais à l’Exposition coloniale de 1931, imagine un théâtre où toutes les formes d’art convergent à égalité, en mesure donc de révéler au-delà de la psychologie individuelle – plus encore que « l’homme social » de Brecht – « l’homme total » face au cosmos. L’acteur deviendrait alors sur scène, dit-il, « un hiéroglyphe », un idéogramme.

Cet attrait pour un « ailleurs », méconnu donc propice au fantasme, doit comme nous l’avons vu beaucoup aux empires coloniaux, qui sont alors à leur expansion maximale. Pur exotisme ? Rêver l’autre est une façon de ne pas lui donner la parole, et l’emprunt culturel peut servir de caution au pillage impérialiste. Mais ce pour quoi plaide l’humaniste Ernest Fenollosa, qu’Edward Saïd épargne dans sa charge contre l’orientalisme, est bien la rencontre de l’autre en tant qu’autre, le dialogue interculturel, et le bouleversement de nos préjugés les plus fondamentaux. Il nous invite notamment à brouiller, comme les Japonais, la frontière entre l’art et la vie, ce qui sera aussi la lutte de toutes les avant-gardes du 20e siècle. Elles auront trouvé un laboratoire historique dans la rencontre des théâtres d’Orient et d’Occident partout en Eurasie.

Ezra Pound, s’il s’est employé lui aussi à dessiner une culture-monde, s’est perdu en chemin, sans cesser d’être hanté par ses traductions de nô fondatrices. Loin des théâtres, celles-ci irriguent la création solitaire du poète. C’est au moment de les travailler qu’il entame le projet démesuré qui l’occupera plus de cinquante ans : les Cantos, ce cycle poétique et épique définitivement inachevé dans lequel, à chaque étape de sa vie, il déversera ses enquêtes et ses fulgurances, au fil de paraphrases érudites et d’idéogrammes. Un nouveau projet de traduction, également venu de Fenollosa, prend aussi une importance croissante : en Confucius, Pound trouve « l’invariable pivot » de sa pensée politique, conservatrice et autoritaire mais sociale. Fasciné par la figure et l’action de Mussolini, il s’en fait dès 1927 un ardent défenseur dans des pamphlets, puis à la radio officielle du régime fasciste. Après Pearl Harbour, n’en démordant pas, il affirme sans ironie que si les Américains avaient jadis pris la peine de lire les papiers de Fenollosa, jamais ils n’auraient sous-estimé la civilisation japonaise, ni ne se seraient permis de se croire les gendarmes du monde. Emprisonné en 1945, et longtemps mis à l’écart dans un hôpital psychiatrique, il réserve dans un manuscrit des vers amers à la conclusion toujours reportée de son poème infini : « J’ai perdu mon centre / dans mon combat contre le monde. (…) / J’ai tenté d’écrire Paradis (…) / Puissent ceux que j’aime tenter d’oublier / ce que j’ai fait. »

Ces vers font partie de ceux que Kaija Saariaho a choisi de mettre en musique dans son cycle pour baryton et ensemble Sombre en 2012, et c’est cette œuvre qui a fait naître entre elle et Peter Sellars le projet d’Only The Sound Remains, qui en est l’excroissance littéraire et musicale directe. De fait, Sellars fait partie de la lignée de réformateurs qui, de Meyerhold à Grotowoski et Brook, ont imaginé par la « connaissance de l’Est » un théâtre total et musical qui soit aussi un théâtre-monde, et par son travail sur le geste il transforme en effet bien ses acteurs en hiéroglyphes chantants, auxquels répondent les idéogrammes imaginaires de la plasticienne Julie Mehretu. Le texte même, à la fois joué et projeté en surtitres, réalise alors à sa manière l’ambition d’une poésie à la fois chant et idéogramme, horizontale et verticale : car Sellars est aussi un disciple revendiqué de l’éthique de la traduction créatrice de Pound et Fenollosa, qui donne à son théâtre sa méthode. Plus qu’une imitation d’une tradition lointaine, l’opéra né de la rencontre du tandem Sellars-Saariaho et de cette longue chaîne discontinue de voix qui se répondent à travers les siècles comme dans une pièce de nô, est le drame trop humain de la dangereuse quête d’Ezra Pound à la lisière entre l’intraduisible et l’innommable : notre aspiration partagée à une beauté qui nous réunisse, et qui dans un même ravissement nous révèle et nous élève.

Voir aussi : « Traduire Ezra Pound traducteur »

JEAN-BAPTISTE BARRIÈRE : UNE BRÈVE INTRODUCTION

Ce texte est la version éditée de la présentation donnée en ouverture d’un concert monographique des œuvres de Jean-Baptiste Barrière le 5 janvier 2018 au Reid Hall de Columbia University à Paris, à l’occasion du soixantième anniversaire du compositeur.

« Depuis toujours, l’une des tâches essentielles de l’art fut de susciter une demande en un temps qui n’était pas mûr pour qu’elle reçut une pleine satisfaction. (…) L’histoire de chaque forme d’art comporte des époques critiques, où elle tend à produire des effets qui ne pourront être librement obtenus qu’après modification technique, c’est-à-dire par une nouvelle forme d’art. »

Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique[1]

En guise d’introduction à ce concert, je ne ferai pas d’énumération biographique, que l’on pourra trouver ailleurs. Je ne ferai pas non plus une conférence sur le timbre, l’enveloppe spectrale, et leurs différents facteurs à l’ère du post-post. Je voudrais simplement restituer un peu, avec quelques cas concrets, un certain état d’esprit qui préside à la démarche de Jean-Baptiste, dont nous aurons quelques exemples récents dans ce concert[2]. Dans l’idée du titre de son installation audiovisuelle interactive Autoportrait en mouvement (1998), faire un « portrait en mouvement ». Certains connaissent Jean-Baptiste par un seul des aspects de sa personne ou de son travail, alors que c’est justement la cohérence globale de sa démarche qui le caractérise. Je resterai donc à un certain niveau de généralité, que les spécialistes m’en excusent.

Jean-Baptiste Barrière est né au même moment que l’informatique musicale[3]. Tant et si bien qu’ils sont tous les deux arrivés « à maturité » à peu près en même temps, à la fin des années 1970. Jean-Baptiste a précocement perçu le potentiel de cette brèche, et c’est ce qui l’a conduit à rejoindre en 1981 l’IRCAM[4] et à y conduire et diriger des projets pendant dix-sept ans. La possibilité de la synthèse de sons par ordinateur était selon lui une révolution copernicienne équivalente à celle de l’atonalité de Schönberg, ce moment de l’histoire de la musique où une note pouvait enfin être suivie de n’importe quelle autre, où cet enchaînement n’était plus codifié par les règles de l’harmonie tonale. L’ordinateur permet de franchir un palier supplémentaire : n’importe quel son audible par l’homme peut être synthétisé et enchaîné avec n’importe quel autre, sans aucune contrainte matérielle et notamment instrumentale. Un jeune compositeur ne pouvait que se sentir grisé (sans jeu de mots spectral…) d’avoir accès à ce domaine illimité à travers l’ordinateur, un outil que Jean-Baptiste décrit comme un « système ouvert », « façonnable à volonté par l’intentionnalité musicale en mouvement »[5].

Il ne s’agit pas de soudain laisser la technique envahir la musique. En fait elle y a toujours eu sa place, d’une part dans les traités qui façonnent la théorie et la pratique musicale au fil des siècles, d’autre part de façon implicite et impensée dans la facture des instruments et les techniques de jeu et d’écriture, et souvent c’est quand nous croyons être les plus « libres » et nous fier à ce que nous appelons « l’intuition » que ces impensés parlent à travers nous. Or toute technique est déjà porteuse d’un certain potentiel artistique inhérent. Les instruments eux-mêmes sont la cristallisation d’une théorie musicale. Le piano par exemple matérialise le système tempéré (la division de l’octave en douze intervalles chromatiques égaux), et il permet d’inventer de la musique à l’intérieur de ce système-là. Si donc on veut créer de la musique en dehors de ce cadre, il faut transformer l’instrument ou créer un nouvel instrument, ce qui revient au même. Ce sont notamment les compositeurs de l’IRCAM qui ont poussé Yamaha à réaliser le premier synthétiseur numérique commercial permettant de changer l’accord et de sortir du tempérament égal. La même chose vaut bien sûr aussi pour l’orchestration, et le fait de commander aux compositeurs des œuvres pour toujours le même type d’instrumentation standard vient avec ses conventions sur la manière de l’utiliser.

L’ordinateur, selon Jean-Baptiste, peut donc permettre de surmonter tout cela. D’abord en s’inscrivant dans une perspective de continuité avec l’histoire de la musique : le projet de la recherche en informatique musicale, c’est méthodologiquement d’abord de « rendre explicites toutes les manipulations conceptuelles en œuvre dans le travail compositionnel »[6].

Car il ne s’agit pas d’avoir un rapport à la technologie qui soit fétichiste ou technophobe (post-heideggérien), les deux tendances dominantes à l’époque, et singulièrement encore aujourd’hui. La technologie peut être l’instrument de la barbarie totalitaire et du consumérisme aliénant, mais aussi celui de la science, de la création et de la démocratisation des connaissances. Pour cela il faut une méthode, et si on est capable de comprendre de l’intérieur la technologie, les principes qui en permettent l’existence, elle peut justement nous fournir cette méthode elle-même, et permettre son propre dépassement. Vous le savez si vous avez déjà touché à la programmation : si vous voulez qu’un ordinateur fasse ce que vous voulez, vous devez être capable de dé-composer et d-écrire ce que vous voulez obtenir. C’est du reste déjà le problème qui se pose dans la notation musicale traditionnelle au compositeur qui veut transcrire ses idées et obtenir du musicien-lecteur le résultat qu’il s’imagine. Problème, et vertu : l’informatique musicale comme la notation en général obligent à formaliser une pensée musicale, c’est donc aussi l’occasion de la clarifier et de la développer, de la même manière que la notation est pour beaucoup dans l’évolution et le développement de la musique occidentale[7].

Mais développer pour faire quoi ? Face à l’infini des sons accessibles par synthèse, se profile justement le même danger qui s’est fait jour au moment de la libération atonale : le compositeur a besoin de se donner une méthode (étymologiquement, un « chemin au-delà ») pour construire des successions de sons, ce qui a conduit Schönberg lui-même à inventer la méthode dodécaphonique dont a émergé le sérialisme. Le sérialisme permettait de générer des séries de hauteurs qui soient différentes des gammes tonales, et quand ce système s’est épuisé on a pu appliquer le principe aux autres paramètres d’une note, comme les rythmes ou les durées, ce qu’on a appelé le sérialisme intégral. Au moment où Jean-Baptiste commence à composer, ce sérialisme intégral s’est un peu essoufflé, notamment selon lui parce qu’il peine à produire des tensions et donc un « discours musical ». Cependant il lui prête un rôle historique déterminant : celui d’avoir apporté « l’idée qu’on puisse décomposer la musique en paramètres » et traiter ces paramètres à égalité, en sortant de l’idée que tout repose sur un paramètre-roi, la hauteur, et sur la mélodie qui est la combinatoire des hauteurs. Mais en les séparant, le sérialisme a cloisonné ces différents paramètres, et a négligé les « ordres de perception conditionnés par le système complexe des relations qu’entretiennent [entre eux] les différents paramètres »[8]. Une science alors en plein essor, la psycho-acoustique, permet d’envisager comment les différents paramètres font système, c’est-à-dire qu’ils se modifient les uns les autres dans la perception. On peut créer des outils pour ne plus écrire à partir des sons comme abstractions formelles, mais dans la complexité de comment ils sont perçus.

Mais tout cela ne fait pas encore un chemin dans les sons. Les compositeurs sont à ce moment au désespoir de construire des formes à partir de la multitude de sons possibles. Ils cherchent partout des modèles formels, dans les probabilités, dans la théorie des jeux, dans la théorique cinétique des gaz en physique. Jean-Baptiste a la chance de faire ses études dans les années 1970 et de pouvoir se nourrir d’un terreau intellectuel autrement plus fécond que le simple formalisme mathématique, qui convient pour la combinatoire sérielle mais pas pour l’approche totale qui l’intéresse. Toutes les sciences sont alors en train de converger dans l’étude interdisciplinaire de ce qu’on appelle les systèmes complexes et dynamiques, à l’aide de nouveaux champs comme la systémique et la cybernétique, on formalise l’émergence, c’est-à-dire l’idée intuitive (mais peu compatible avec un certain réductionnisme) selon laquelle le tout produit quelque chose qui n’est pas dans la somme de ses parties. Deleuze et Guattari parlent de rhizomes, de corps sans organes – des modèles à la fois scientifiques, poétiques et politiques. La physique explore les systèmes ouverts à bifurcations. La théorie des catastrophes permet d’envisager l’unité de processus discontinus, des processus complètement inaccessibles aux sciences classiques mais aussi au sérialisme par exemple. C’est une période passionnée dans la recherche en épigénétique, c’est-à-dire la recherche sur les processus complexes par lesquels les organismes se forment, et des chercheurs comme le biologiste C.H. Waddington[9] dont la lecture est fondamentale pour Jean-Baptiste, envisagent que les modèles qui émanent de ses recherches peuvent s’appliquer en dehors de la biologie, à l’étude de l’univers en général et des sociétés humaines en particulier. C’est un moment extraordinaire où l’on défie l’hyperspécialisation scientifique, et où l’on découvre des structures complexes communes à toutes sortes de phénomènes et d’échelles, et Jean-Baptiste comprend qu’il ne s’agit pas simplement d’une approche formaliste, mais de faire émerger dans la musique des structures qui traversent l’ensemble de l’univers, ce que le cybernéticien Gregory Bateson appelait « les structures qui relient »[10], une expression que Jean-Baptiste cite à peu près dans tous ses textes avec une obsession faustienne.

Ce qu’il entreprend donc grâce à l’ordinateur, c’est en filant la métaphore biologique de construire une morphogenèse, une méthode de « genèse des formes », « une grammaire des processus formels ». Une méthode qui permette de gérer en compositeur tous les paramètres de la composition de façon organique. Par exemple, et c’est aussi un point de méthode important dans la musique dite spectrale qui se formalise à ce moment-là à l’IRCAM, analyser un matériau sonore permet de développer des façons de l’organiser qui en émanent directement, grâce au formalisme de l’ordinateur[11]. Donc littéralement de s’inspirer de la complexité organique des processus biologiques pour créer une musique complexe, mais émanant d’un développement organique, en phase avec la nature du son et de la perception, et ce en quoi cette nature-là nous relie au reste de comment la nature fonctionne, ce qu’il fait avec une référence directe à Waddington dès sa pièce pour bande Chréode I en 1983. Ces modèles ne se substituent évidemment pas au geste compositionnel, mais lui offrent des matériaux et des principes d’organisation, qui doivent pouvoir aussi être utilisés et, selon le terme de Jean-Baptiste, « court-circuités » : l’intéressant « ce n’est pas le modèle en tant qu’imitation, mais bien plutôt en tant que potentiel de dérivation »[12].

Sur cette organicité qui s’applique à tous les niveaux, je vais citer Jean-Baptiste un peu plus longuement : « L’hypothèse de continuité est sous-jacente à toute cette démarche : continuité de l’expérience vécue avec l’expérience culturelle sédimentée, continuité entre l’intuition musicale et les représentations mentales, continuité des systèmes de production et de perception, continuité des référents à travers des médiums différents, continuité entre synthèse, traitement, instruments, c’est-à-dire finalement continuité entre différentes catégories perpétuellement réévaluées sur l’axe qui mène du naturel à l’artificiel. »[13]

Et en effet il est révélateur que la clef empirique du modèle-phare du traitement électronique du son lui vienne de la pratique instrumentale acoustique, plus précisément de l’expérience suivante : quand un flûtiste chante dans son instrument tout en jouant dessus, l’instrument filtre la voix et la transforme, et donne lieu à un nouveau timbre. Le timbre, rappelons-le pour les non-connaisseurs, est cette propriété assez mystérieuse qui permet de reconnaître à l’oreille qu’une même note autrement identique est produite par tel instrument, ou par telle personne dont on connaît la voix. Le timbre, qui résulte de plusieurs variables indépendantes, est alors mal connu et s’avère riche à la fois en éléments compositionnels une fois qu’on est parvenu à les analyser, et en ce que Jean-Baptiste appelle des métaphores ou analogies, c’est-à-dire des transpositions parfois assez libres de concepts d’un champ à l’autre et qui ouvrent de nouvelles dimension[14]. Bref, pour revenir à notre flûte, le filtrage qu’elle produit, l’électronique permet de le reproduire à l’infini en filtrant et en perturbant n’importe quel son analysé informatiquement selon certains de ses paramètres avec un autre. Non seulement à l’inverse filtrer le jeu de la flûte dans du chant, ce qui est impossible acoustiquement, mais aussi bien n’utiliser que des modèles construits informatiquement et, ce qui est sa solution favorite, mélanger les niveaux acoustique et électronique, jouer sur leur continuité et construire des boucles de rétroaction. C’est le cas du filtrage qui conduit les équipes de l’IRCAM à formaliser les fameux modèles de résonance[15], donc à imiter ce que fait le corps d’un instrument, son résonateur, en réaction au son produit par son excitation par l’instrumentiste. On peut ainsi hybrider différents modèles de résonance et interpoler les timbres, hybrider les caractéristiques de différents instruments, créer des « chimères sonores ». Ici, la psycho-acoustique permet d’étudier quels paramètres sont pertinents dans la perception de l’auditeur, et de construire des modèles à partir d’eux. À l’IRCAM Jean-Baptiste défend en particulier cette interconnexion entre recherches scientifique et artistique, dans laquelle chercheurs comme artistes trouvent leur compte : mieux comprendre le son et sa perception, et en retour mieux écrire de la musique à partir de cette réalité.[16]

L’important est aussi que les instruments nouveaux apportés par l’ordinateur sont évolutifs : chaque nouvelle exploration peut rejoindre une bibliothèque d’outils disponibles, par soi-même et par les autres, selon un modèle humaniste. Se dessine aussi le rêve d’un instrument intelligent, qui soit réellement capable d’être le partenaire de l’instrumentiste, et d’apprendre. C’est aussi toute cette utopie, qui est en partie réalisée aujourd’hui avec la démocratisation de l’informatique, les progrès dans la vitesse des processeurs permettant le traitement en temps réel, et dans l’intelligence artificielle, toute cette utopie donc dont il faut se souvenir, pour se rappeler d’où vient Jean-Baptiste et ce qui a continué de nourrir sa démarche.

Car cette idée de développer de façon organique les différents paramètres compositionnels s’est poursuivie dans plusieurs directions, dans la continuité de la définition que Jean-Baptiste donne de l’activité du compositeur, à savoir « une constante modélisation pluridisciplinaire »[17]. Le geste de l’instrumentiste, l’espace dans lequel a lieu l’expérience de l’écoute, ce sont aussi des paramètres compositionnels, à développer en continuité, respectivement grâce à la transduction des gestes des musiciens avec des capteurs[18], et avec les ressources de la spatialisation sonore. L’image aussi, pourquoi pas, peut être un paramètre musical si elle est envisagée en continuité avec les autres, et Jean-Baptiste a beaucoup exploré la forme de ce qu’il appelle le « concert avec création visuelle » (vidéo), dont le rôle est selon lui d’« écrire l’image comme si celle-ci faisait partie de l’orchestration, prolonger les gestes instrumentaux, éclairer les situations harmoniques »[19], et cela en transposant à l’image les méthodes précédemment appliquées au son comme le filtrage et la perturbation, et encore une fois hybrider les modèles, cette fois entre son et image[20]. C’est aussi le sens de son exploration de la notion d’interactivité, à la fois en concert et dans des formes installations, dont nous n’aurons malheureusement pas le temps de décrire ici les spécificités[21]. Il faut souligner que dans l’écriture musicale étendue de Jean-Baptiste, même si l’horizon toujours repoussé qu’il se donne est le progrès technologique dont il suit avidement les avancées, c’est toujours à la fois le musicien-interprète et l’auditeur-spectateur qui sont au cœur du dispositif. C’est l’humain qui est inscrit au centre de ces vastes structures qui relient l’univers, et il y a quelque chose de pour ainsi dire matérialistement panthéiste dans ce que produit cet athée-là, ce hippie structuraliste qui a opéré, pour lui-même et pour les autres, la synthèse entre ses deux inspirations fondatrices, le rock progressif et la cybernétique.

Notons pour finir que peu de compositeurs ont travaillé autant, à la charnière de la création artistique et de la technique, avec d’autres compositeurs, peu d’artistes multimédia avec autant d’autres artistes multimédia. Il y a ici non simplement un souci de partager des compétences, mais une foi profonde dans le dialogue entre les artistes, dans ce qu’il peut avoir de fécond, mais aussi de nécessaire pour que la création conserve sa vitalité, et continue de s’irriguer de questionnements communs et d’idées contradictoires entre contemporains, ce qui est l’esprit du projet collaboratif qu’il réalise actuellement à la New School for Social Research à New York, The Art of Change.

Dans ses propres mots : « Nous avons la preuve à travers l’exemple de certains recherches contemporaines, notamment dans les sciences cognitives, que seules l’interdisciplinarité et la collaboration – qui sont inséparables et complémentaires – permettent de maîtriser la complexité. »[22]

C’est sur cette déclaration programmatique que je voudrais clore cette présentation, et ouvrir enfin un concert qui verra célébrer certaines créations récentes de Jean-Baptiste (de 2003 à 2018), mais aussi justement ce que sa démarche a compté de collaborations et d’amitiés, car il ne s’agit pas, loin s’en faut, de la quête d’un homme isolé, mais d’une recherche en effet placée sous le signe de « l’interdisciplinarité et de la collaboration », et elle est loin d’être terminée.


[1]Cité dans J.B. Barrière, Pour une esthétique de la musique avec ordinateur (thèse de doctorat soutenue en 1990, sous la direction d’Olivier Revault d’Allonnes, inédite).

[2]Furent représentées à ce concert plusieurs œuvres pour soliste, électronique et images : ViolanceCrossing The Blind ForestEkstasis, ainsi qu’un extrait de l’œuvre en cours d’écriture The 38th Parallel.

[3]L’informatique musicale est un domaine multiple qui a poursuivi plusieurs chantiers parallèles et conjoints mettant l’ordinateur au service de la création musicale, notamment : la synthèse sonore, l’analyse et traitement du son (en différé puis en direct), et les interfaces d’aide à la composition.

[4]Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique, fondé par Pierre Boulez à Paris en 1970.

[5]J.B. Barrière, Pour une esthétique…, p. 206. Cette définition vaut particulièrement en comparaison et opposition avec le synthétiseur, « système fermé », conditionné pour la diffusion commerciale et l’utilisation normée dans les champs musicaux relevant de l’industrie culturelle.

[6]J.B. Barrière, Pour une esthétique…, p. 306.

[7]Le raisonnement évoqué plus haut sur les théories musicales, formant un cadre compositionnel parfois impensé, cristallisées dans les instruments de musique, vaut aussi pour la notation : « Le choix d’un système de représentation n’est en effet jamais innocent, jamais neutre. » (J.B. Barrière, « Timbre et processus formels », in S. McAdams & I. Deliège, La Musique et les sciences cognitives, éd. Pierre Mardaga, 1989, p. 197.)

[8]J.B. Barrière, Pour une esthétique…, p. 36. Par ailleurs, « on néglige la spécificité et l’idiosyncrasie d’un paramètre, par exemple le fait que l’espace des hauteurs ou des amplitudes ne soit pas linéaire » (op. cit., p. 35).

[9]C.H. Waddington, Tools for Thought, éd. Jonathan Cape, 1977.

[10]G. Bateson, A Sacred Unity: Further Steps to an Ecology of Mind, Harper Collins, 1991.

[11]« La gestion des structures de contrôle des [différents niveaux] est en continuité dans le travail avec ordinateur, et est éventuellement justiciable des mêmes structures de description. » (J.B. Barrière, « Timbre et processus formels », op. cit., p. 188)

[12]J.B. Barrière (dir.), Le Timbre, métaphore pour la composition, Christian Bourgois, 1991, p. 158.

[13]J.B. Barrière, « Timbre et processus formels », op. cit., p. 198.

[14]Parmi les « métaphores » à son sens les plus fécondes proposées par ses collaborateurs, citons notamment « l’espace des timbres » et « l’image auditive » – Jean-Baptiste donnera d’ailleurs pour nom à son association de création multimédia Image Auditive. Plus concrètement sur les métaphores tirées de la recherche scientifique : « Les instruments conceptuels issus de ces représentations pourraient permettre de déterminer des analogies sur les transitions, les modes de substitution, la production de complexité, l’équilibre et l’invariance, la régulation, la résilience, qui pourraient s’avérer particulièrement utiles dans la recherche sur les interpolations de timbre, particulièrement s’ils étaient mis en interaction avec les aspects perceptifs et cognitifs, dans un cadre d’investigation plus général. » (Pour une esthétique…, p. 284). Sur sa pensée de la métaphore, voir bien sûr Le Timbre, métaphore pour la composition,op. cit.

[15]Cf. P.F. Baisnée, Y. Potard & J.B. Barrière, « Méthodologies de synthèse du timbre : l’exemple des modèles de résonance », in Le Timbre…op. cit.

[16]Pour une appréciation rétrospective du climat bouillonnant dans lequel cette utopie s’est réalisée dans les années 80 et son étiolement, cf. J.B. Barrière, « Kaija Saariaho and Musical Research at IRCAM », Music & Literature, n° 5, 2014.

[17]J.B. Barrière, Pour une esthétique…, p. 237.

[18]Cette transduction est en continuité avec le matériau sonore, d’abord évidemment parce qu’il existe un rapport causal direct entre le geste de l’instrumentiste et le son qu’il provoque, mais aussi parce que les processus de captation du temps réel mis en interaction avec l’électronique font aussi déjà partie des procédés de la musique électro-acoustique au strict niveau sonore (pitch followingenvelope followingtimbre following), procédés qui sont donc ainsi étendus/transposés à la gestique.

[19]A. Bonardi & P. Birot, « L’opéra en version de concert avec création visuelle – Points de vue et entretien avec Jean-Baptiste Barrière », in La création lyrique en France depuis 1900, Presses Universitaires de Rennes, 2015, pp. 329-342.

[20]Pour la description de ces méthodes, et la façon dont elles se déploient notamment dans le cadre pluridisciplinaire de l’opéra, cf. A. Barrière & J.B. Barrière, « When Music Unfolds Into Image », in Y. Kaduri (dir.), The Oxford Handbook of Sound and Image in Western Art, Oxford University Press, 2016.

[21]Sur les enjeux et les perspectives de l’interactivité, cf. J.B. Barrière, « It is the nature of the society in which we want to live that is in question », conférence prononcée à l’University of California, San Diego, en 2001, accessible sur le site du compositeur et professeur Roger Reynolds, http://www.rogerreynolds.com.

[22]J.B. Barrière, Pour une esthétique…, p. 14.

L’ÉCRITURE IN-CLUSIVE, UN OUTIL POUR SORTIR DE LA PER-CLUSION DE LA LANGUE [billet d’humeur]

De tous les arguments possibles pour critiquer les différentes formes d’écritures inclusives (oui, il y en a plusieurs, et elles s’offrent comme des outils disponibles et non comme une prescription unifiée), celui qui m’étonne le plus ces jours-ci est celui consistant à dire que c’est un « massacre » de « notre belle langue française », de son esprit, voire de son esthétique immanente. On se drappe dans quelques dix siècles de littérature « française » pour nous expliquer qu’il faut caresser ce bon vieil idiome dans le sens supposé de ses poils, parce que bon, ce n’est pas sa faute s’il n’a que le masculin pour neutre, et il s’en est très bien sorti comme ça jusqu’ici, sans avoir à inventer des mots et des conventions typographiques à tout bout de champ. Puisque cette langue et ses limites sont mon outil et mon « lieu » principal de travail tous les jours, je me permets quand même quelques remarques là-dessus. Passons sur ce que l’on peut opposer à une certaine vision anhistorique du langage en montrant que la grammaire a été orientée à certains moments-clefs selon une vision sexiste, sur les liens complexes entre la langue et la société, tout cela a déjà été dit et bien dit, et je ne peux que renvoyer à des commentaires plus éclairés tirés de la lecture féministe de l’histoire et de la linguistique.[1] Précisons aussi que ne suis pas intéressé ici par un quelconque projet de « réforme » qu’il s’agirait de défendre, et que je ne parle de la langue qu’en termes de pensée vivante et de plaisir, voire de sensualité, disons en anarchiste. C’est à ce titre que je veux évoquer ce rapport charnel, largement subjectif, à la langue, de certaines critiques sentimentales qui se revendiquent de l’érudition et de la sensibilité littéraire, contre une « novlangue » qu’on voudrait nous imposer.

Il y a d’abord l’éternelle, complexe et passionnante dialectique du féminin et du masculin, qui comme cela a souvent été répété ne relève dans certains cas que de l’arbitraire de l’histoire des mots et de la formation des langues, et qui fait qu’en français, contrairement à ce qui se passe ailleurs, chaque mot a un sexe, sans que l’on ait de raison particulière de penser qu’une chaise est spécifiquement féminine et qu’un tabouret est quintessentiellement masculin. C’est un particularisme qui constitue le cadre grammatical dans lequel la langue française évolue, bénin (quoique pas moins bizarre pour autant) quand on parle d’objets, plus problématique quand on parle d’humains, quand par exemple, pour citer des cas qui s’expliquent toujours par l’étymologie mais suscitent des interrogations légitimes, un homme est une sentinelle, ou une femme un mannequin (pour dériver sur ces exemples, évidemment l’enseigne, la vigie ou l’estafette non plus ne doivent leur genre à autre chose que l’histoire des mots, qui de substantivations en métonymies forment ainsi les titres et les noms de fonctions, quoique en l’occurrence on puisse noter que ce ne sont jamais les grades les plus élevés de la hiérarchie militaire qui sont concernés ; et remarquons aussi que le mot mannequin vient d’un objet qui est, étymologiquement, un modèle artistique de la figure humaine, étant entendu que l’étymon anglo-saxon masculin « man », ici convoqué via le néerlandais, désigne le genre humain en général : même dans ces cas admis-là rien n’est tout à fait neutre dans le langage). Soit, cet arbitraire est un donné, et on ne peut pas remettre du sens là où il n’y en a pas, dans une certaine mesure c’est en effet une spécificité du français. D’ailleurs pour y remédier quand ça pique les yeux et les oreilles, dans d’autres langues, que ce soit l’espagnol ou le suédois, où le suffixe de certains mots marque forcément un genre, on a pu naturellement inventer un neutre, un troisième genre qui n’existait pas. En français, où le féminin se construit généralement par un suffixe ajouté à la forme masculine qui sert de neutre par défaut, le cas n’est pas aussi binaire : dans certains cas il faut inventer une nouvelle forme, dans d’autres on n’a pas besoin de chercher à féminiser certains mots alors que l’on ne songerait pas à en masculiniser d’autres. Et ce n’est pas grave d’ailleurs, on apprend à aimer le trouble délicieux qui oppose LE soprano et LA basse, qui pourtant traduisent musicalement le paroxysme non seulement d’un genre, mais aussi d’un sexe dans la réalité physiologique auquel il correspond, et c’est une tension féconde, un jeu de masques plaisamment trouble. Ici la question de l’écriture inclusive n’est pas de démanteler le fonctionnement de la langue, mais de faire prendre conscience de ses mécanismes en cessant de les invisibiliser. On peut faire vivre davantage cette sexualité trouble des mots, en ne la reléguant pas aux impensés mais en se demandant comment elle affecte, teinte chacun des termes que nous employons, pourquoi un arbre (ou un poisson) serait mâle et une fleur (ou une abeille) femelle, avec tout ce que cela charrie de représentations. Ensuite, en pratique pour les mots sur lesquels on peut agir, le litige concerne principalement les noms de métiers et de fonctions. Or dans ce cadre il n’est jamais inintéressant, par simple désir de comprendre notre société et notre histoire, de se demander pourquoi traditionnellement certains mots seraient censés se contenter de la forme masculine, y compris quand l’étymologie permet naturellement les deux genres : si même le latin a auctor et auctrix, il n’y a pas trop de raisons de ne pas avoir auteur et autrice, et d’ailleurs sur ces choses le français est étrangement conservateur par rapport aux autres langues indo-européennes. Il s’agit aussi de prendre conscience, dans le cas où le mot existe mais est employé dans un sens précis, que l’usage est dicté par un cadre socio-historique, et que le temps où ambassadrice ne pouvait pas désigner autre chose que l’épouse de l’ambassadeur est révolu. Est-ce pour autant qu’il faut tout sur-genrer ? Non, au contraire, et pour toute une série de mots, il ne faut pas oublier que c’est précisément la réflexion critique sur le genre dans la langue qui a remis au goût du jour un terme technique de grammairiens, celui d’ « épicène », désignant les mots où le genre n’est pas apparent, et qui sont en pratique réellement neutres, comme élève ou juge ou archéologue, ou des adjectifs comme rouge, agréable, difficile. Personne ne cherche à sexualiser ces mots-là, précisément il s’agit dans la réflexion sur le sexisme latent du langage d’inciter à leur usage quand il est possible. Tous ces rappels pour simplement m’étonner de voir des personnes qui prétendent « aimer la langue française » et ses beautés refuser que l’on fasse de la tension entre les genres grammaticaux, et entre les mots genrés et épicènes, les éléments d’un usage raisonné et conscient, sensible, pouvant conduire aussi à un choix méticuleux voire ludique de son lexique, au plaisir de « choisir ses mots » et d’en jouer. Ou qui n’imaginent pas inventer des nouveaux mots pour pallier l’absence de féminin là où le suffixe est clairement masculin, ou pour inventer de nouveaux pronoms. Pour moi en tout cas, la saveur de la langue, et de la langue française en particulier, réside dans ce genre de plis qui sont une richesse et une source de réflexion et de jeu.

Un autre cas qui montre que les usages émergeants dits « inclusifs » poussent à mieux réfléchir notre langue et son histoire, c’est cette fameuse règle du « masculin l’emporte », dont on rappelle beaucoup en ce moment l’origine sexiste, et que l’on oppose à bon droit à l’usage avec lequel il était en concurrence, celui de l’accord de proximité (dans une énumération, accorder en genre avec le dernier terme cité). Je n’ai toujours pas compris ce que l’on pouvait raisonnablement opposer à cette belle contamination du genre d’un mot à toute la phrase, qui vient bousculer et surprendre l’oreille, tout en s’imposant avec naturel dans le flux de l’énonciation. Que les arbres et les fleurs sont belles : on sent la phrase respirer et c’est merveilleux, et il faudrait en effet parler ainsi, ne serait-ce que parce que c’est plus beau.

Un autre procédé d’écriture inclusive mis en avant, et qui est en ce moment le plus vif objet de courroux des puristes, est la déclinaison des suffixes à l’écrit pour éviter que le masculin ne l’emporte au pluriel, à l’aide des points bas, ou tirets, ou points médians, qui heureusement sont venus remplacer l’usage bizarroïde des féminins mis entre parenthèses : les électeur·rice·s. D’abord grammaticalement : comme pour le jeu des étymologies, j’ai du mal à comprendre que quelqu’un qui aime les mots et leur histoire, qui aime les mines d’or que sont les dictionnaires n’aime pas cette pratique qui fait jouer devant nous les engrenages d’un mot, en fait ressortir et retentir le radical, le torréfie et l’ouvre à son origine cachée, à ses associations plus ou moins libres, nous le propose comme assemblage de strates. Ensuite purement typographiquement, quelqu’un qui aime l’écrit peut-il vraiment ne pas jouir de voir des signes typographiques s’immiscer au milieu des phrases plutôt que de les ponctuer, et d’enrichir le français, si misérablement pauvre en signes diacritiques qui embellissent tant d’autres écritures à travers le monde, de signes comme le point médian qui jusqu’ici était le privilège des langues occitano-romanes comme le catalan ? Rien que ce double plaisir, lexical et typographique, me semble infiniment libérateur dans l’usage de l’écrit, et il ne devrait pas être réservé aux poètes, ou à ceux qui réfléchissent sur l’articulation des mots à coups de tirets comme Lacan et Derrida : cela devrait être une possibilité donnée à tou·te·s de s’approprier ainsi le langage et la manière dont on l’écrit. Car c’est bien aussi de la spécificité de l’acte d’écrire qu’il s’agit. Il y a à ce sujet cet argument, celui de celleux qui objectent qu’on produit par ce type d’écriture (par exemple celles que je viens d’utiliser : tou·te·s et celleux) des formes qui ne sont pas traduisibles à l’oral : ces personnes (dont sont nos illustres Académicien·ne·s qui ont cru bon de se prononcer dans ce débat) se trompent non seulement sur la nature du langage comme réalité plastique, mais aussi sur celle de l’écrit, qui n’est pas d’être simplement du langage oral gelé, mais qui est une pratique distincte et autonome du langage. Depuis l’invention de l’imprimerie l’écrit ne cesse de s’enrichir de nouvelles dimensions comme langage à part, irréductible à l’usage oral : cela a commencé avec les divers usages de la différence majuscule/minuscule (d’abord une convention laissée à la discrétion des typographes, avant que Victor Hugo par exemple n’en fasse un usage maîtrisé, en considérant que ce sont des « effets » qu’il faut composer et doser comme les autres), et avec l’élargissement de la gamme disponible des signes de ponctuation que l’on s’est progressivement appropriés. Ne pas seulement transcrire des mots et une phraséologie de la Langue qui se manifesterait dans toute sa pureté dans la communication orale, mais inventer une langue de l’écrit, et même une langue de « l’imprimé », c’est un enjeu au moins depuis le « Coup de dés » de Mallarmé, et puis les calligrammes, Dada, les futuristes (Zaoum !), la poésie graphique, le lettrisme, la typographie expressive, etc. etc. L’écriture inclusive, qui a pour point de levier la question du genre, ouvre en réalité l’écrit à toutes les possibilités qui en font autre chose que de la parole durcie, au contraire à un élargissement de la parole par les moyens de l’écriture, dans un mouvement que l’on ne peut appeler autre chose que de la poésie, une poésie à l’usage de tou·te·s.

Ce qui est intéressant dans tout cela, ce n’est évidemment pas d’imposer de nouvelles conventions d’écriture, une nouvelle ortho-graphe obligée, dans le sens d’une ortho-doxie ou ortho-dontie de l’écrit. Ce n’est, de fait, l’intention de personne dans cette affaire, et la revendication inquiétante pour certain·e·s de ne pas « laisser tranquilles » les usages où le masculin passe pour du neutre ne doit pas masquer cette hauteur de vue qui n’est pas réductible à la lutte féministe, sinon par la conscience que l’émancipation désirée par le féminisme est celle de toutes les dimensions de la vie, bien au-delà de la polarité masculin/féminin qui n’est qu’une des nombreuses structures mal pensées de nos sociétés. L’enjeu est ici pour nous tou·te·s de donner vraiment « à lire » dans toutes ses strates la langue que l’on écrit, et avec laquelle on communique et pense, et cela n’est pas un appauvrissement mais un enrichissement, un ouvroir à possibilités nouvelles, pour dire plus et dire mieux. Par la sensibilité à l’accord en genre du reste de la phrase, par la tentative de greffer de nouveaux suffixes au radical qui est la seule part réellement « neutre » d’un mot, et au-delà de ces procédés, on donne à observer ce que fait le sexe aux mots, on le rend visible et audible. On fait réfléchir le langage que l’on utilise. Un langage très désagréable à réfléchir, évidemment, puisqu’il nous pénètre et nous structure. Cette confrontation avec l’impensé que constitue paradoxalement l’outil avec lequel on pense est certes pénible et fastidieuse, mais aussi salutaire. Elle nous invite à une très éprouvante introspection, individuelle et collective, qui n’est pas contraire à « l’usage » que l’on devrait avoir d’une langue, ni a fortiori de ce à quoi peut servir la littérature, mais qui au contraire touche au cœur de ce que ces choses-là – la langue et la littérature – peuvent vouloir dire, à quoi elles peuvent nous servir. Ne nous crispons donc pas sur les faux sujets, et ne prenons pas pour cela un soi-disant amour de la langue, et son patrimoine littéraire, en otage. Au contraire saisissons l’opportunité de faire du langage un lieu pour réfléchir, en acceptant la nécessité qu’il a pour être cela de se réfléchir toujours lui-même. Avec nos mots, soyons tou·te·s savant·e·s, poète·sse·s et philosophes, au-delà même de la question du masculin et du féminin qui sert ici de point de départ. Les champs qui s’ouvrent à nous sont infinis, et nous devons remercier la pensée féministe de nous les offrir à tou·te·s.


[1] Ceux notamment de l’historienne de la littérature Éliane Viennot dans cet entretien passionnant.

MACRON OU L’ÉTOURDERIE PRÉMÉDITÉE [billet d’humeur]

À l’occasion du « Grand Entretien » télévisé d’Emmanuel Macron le 15 octobre 2017.

« Vous voyez déjà le paradoxe… » Le corps du roi nous est enfin apparu, nous avons pu assister, pas simplement à des déclarations, mais à de la pensée complexe en construction. Trônant entre du street art décontextualisé et donc aseptisé, pour ne pas dire récupéré, et un Alechinsky déraciné du terreau insubordonné, joyeusement communiste et contestataire du mouvement CoBrA et devenu ainsi pur formalisme et décoration (a priori c’est le sémillant et dispendieux Aquilino Morelle qui a fait mettre là ce tableau lorsqu’il était conseiller de Hollande), entre des tables sur lesquelles s’empilent les livres fermés, il est là et il parle, tout à la jouissance de parler. « Vous voyez déjà le paradoxe… » Il commence une phrase, s’interrompt une fraction de seconde, trouve une formule ou un angle d’attaque, esquisse un sourire, reprend et déroule son raisonnement. C’est un concours d’éloquence qui se déguise en cours de philosophie – car oui, ses « réformes en profondeur » seraient appuyées sur « une philosophie profonde ». Un cours, à telle enseigne qu’il rabroue ses élèves, les trois journalistes qui l’interrogent et qui l’agacent : leurs choix de mots semblent toujours stupides, et ils sont traités comme s’ils ne comprenaient rien dès qu’ils essaient de recadrer les digressions. « Il faut toujours remettre les choses dans leur contexte », assène-t-il en prenant de la hauteur.

Qu’est-ce qui charpente cette pensée ? Comme tout philosophe depuis Platon, il veut atteindre « la vérité », au singulier, tout simplement. Ce serait beau si ce n’était pas ainsi qu’il justifiait trivialement jusqu’à ses sorties les plus commentées (« illettrées », « bordel »…) : c’est un « discours de vérité » (d’ailleurs, « parfois quand on s’approche de la vérité on s’y brûle », c’est la dure vie des prophètes !), « je nomme », il s’agit de « dire les choses », et puis finalement un modalisateur, enfin : « dire ce que je crois vrai ». Sans ça on l’aurait cru en contact direct avec les essences des choses. Blague à part, on sait bien ce que signifie ce classique du discours politique consistant à se revendiquer du réel, qui serait par définition dépourvu d’idéologie, et il le rappelle lui-même quand il est dit que les ordonnances doivent permettre de « s’adapter à LA RÉALITÉ de l’entreprise ». La prétention à parler sans le filtre de l’idéologie est une façon efficace d’en instiller.

La philosophie, c’est aussi raffiner les images. On a appris que le Président ne croit pas à la « théorie du ruissellement ». Heureusement, c’est pour la remplacer par une image autrement plus subtile, moins technique et économique et plutôt chargée d’une engageante connotation d’héroïsme et d’aventure : la cordée. Tel un fil rouge l’image se déroule au fil de l’entretien, et c’est bien ça : il y a des « premiers de cordée » (ceux qui réussissent, les riches), et ils tirent tous les autres vers le haut. La suite ? Il n’y en a pas. Ah, si, il y a des « activistes violents » et des agitateurs en mal d’indemnités de licenciement qui jettent des cailloux et mettent tout le monde en danger dans cette escalade. Bon, jetons un voile pudique.

Et puis, au moment où on ne l’attendait pas, Elle est revenue : « L’esprit de cette réforme c’est bien ce couple libérer/protéger. Et les garanties effectives, pour reprendre le beau mot de la philosophe Simone Weil, ce n’est pas d’aller expliquer aux gens qu’ils ont des droits, des droits de tirage, des droits dont ils ne verront la couleur, c’est de leur dire : la société change. » Nous avions déjà relevé à l’époque que le philosophe-roi prêtait à Simone, dans son discours au Congrès, des concepts qui ne lui appartenaient pas. Maintenant, grâce à ce nouvel effort de pédagogie, il y a des commentateurs pour penser qu’elle a parlé de « garanties effectives », qui est au mieux un terme juridique, généralement destiné à masquer le flou d’une entourloupe d’ailleurs. Et de fait c’est de droit qu’il s’agit. Oui, Simone Weil conteste les droits abstraits inapplicables. Mais ce qu’elle écrit dans L’Enracinement est plus fin : « l’accomplissement effectif d’un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui ». Si Simone Weil a pensé un monde, c’est un monde de respect mutuel et de solidarité, dans un cadre intellectuel, moral et institutionnel, pas un monde d’individualisation et de libéralisme économique, de ce que Macron appelle « la libération du travail ». Il est incompréhensible qu’il continue d’utiliser ainsi le nom de Simone Weil, en plus sous une forme aussi fragile qu’un mot cuisiné à toutes les sauces, pour légitimer la construction d’un monde qui l’aurait écœurée. Comment disait-il déjà, quelques minutes plus tôt, en se plaignant de la dictature « de l’info en continu et du tweet » ? Ah, oui : « Quand on sort le mot du discours, on peut tout faire dire. » En effet. Il en sait quelque chose.

Mais il n’en reste pas là, il n’est pas seulement dans la vérité et l’effectivité, il est aussi l’expression même d’un peuple incarné par ses institutions. Le motif revient beaucoup : sa façon de gouverner serait de laisser s’exprimer « l’ESPRIT de nos institutions », « le SENS de nos institutions » (notons la mystique de ces termes) – lequel serait que seul « le président a le mandat du peuple souverain » et qu’il se doit d’incarner et de centraliser. Il le répète comme pour s’en persuader : « le mandat qui m’a été donné par notre peuple », et tout est censé être légitimé par cela. Qui est ce peuple ? Peut-on encore au 21e siècle penser (comme le fait aussi Mélenchon d’ailleurs, qui lui n’a même pas l’excuse de ne pas appartenir à une tradition politique qui connaît la sociologie) qu’il existe une entité qui est le peuple, qui a un destin, ou autres attributs de cette rhétorique passéiste et essentialiste ? Et puis ce peuple, s’il existe, comment s’exprime-t-il d’une seule voix ? Est-il là en action, mandat a-t-il été donné par lui quand on a été élu par 4 électeurs inscrits sur 10, donc 3 Français sur 10, comprenant le vote non d’approbation mais anti-Le Pen – il ne s’agit pas ici de contester le résultat du scrutin, mais simplement de se demander qui est ce « peuple » homogène qui aurait donné mandat à cet homme pour réaliser son projet. Mais il insiste : « j’ai été élu par nos concitoyens, pas par une catégorie », « le peuple français a gagné parce que sa volonté est respectée ». Incroyable de pouvoir dire ces choses, de peut-être les croire.

Une allusion est utile pour comprendre tout cela, c’est quand il se félicite de la réforme constitutionnelle de 2008 (celle de Sarkozy, donc), permettant au Président de s’adresser au Congrès. Levant donc un obstacle juridique qu’il qualifie de « procédure chinoise », citant un peu de travers la formule « cérémonial chinois » d’Adolphe Thiers, pour qui cet obstacle avait été posé par une Assemblée qui lui était opposée. Thiers désirait la concentration des pouvoirs, et il a de ce trait d’esprit un tantinet raciste désigné les moyens détournés auxquels il était réduit pour que sa parole soit présente à l’Assemblée. L’esprit de nos institutions, donc, c’est l’esprit de Thiers ? Celui qui a fait émerger la IIIe République de la répression des communes et du désir politique qui venait d’en bas ? Oui, c’est l’ADN idéologique d’une certaine République française. Mais que Macron le dise enfin à mots découverts est le plus grand aveu de cette intervention télévisée.

On pense au commentaire de Victor Hugo, député de l’Assemblée, sur le rôle de Thiers, chef élu dans la panique du pouvoir exécutif qui allait se retrancher à Versailles, dans le déclenchement de la Commune de Paris : « Thiers, en voulant reprendre les canons de Belleville, a été fin là où il fallait être profond. Il a jeté l’étincelle sur la poudrière. Thiers, c’est l’étourderie préméditée. »

Aujourd’hui, nous avons de nouveau un président rhéteur qui concentre les pouvoirs, en se réfugiant derrière les raisonnements de haute voltige qui doivent tout pouvoir justifier par le jeu des concepts et des citations, et de petits bons mots. En somme, un président qui est fin là où il faut être profond. Un maître de l’étourderie préméditée. 

THE DRAMA OF THE ART OF PURE LIVING

A longer version of the essay published with the DVD/Blu-ray of Kaija Saariaho’s opera Only the sound remains, in the stage production by Peter Sellars (2016).

The opera Only The Sound Remains owes much of its uniqueness and essential concentration to the fact that it stands at the crossroads of many artistic paths. Its philosophical DNA should be traced back to the life-long project of the poet Ezra Pound (1885-1972) and his quest of the universal, through poetry viewed as a transformative force in mankind. Over half a century Pound worked on his ultimately unfinished epic poem The Cantos, an ambitious attempt to reach across genres and languages by interweaving elements borrowed from various cultures and timeframes, and exploring the tension between those forms of beauty that circulate throughout the world and those that are ‘untranslatable’. Fundamental to the beginnings of Pound’s project was his fascination for Asia and its culture, and his very erudite knowledge thereof, which found its most concrete form when he came into possession of the unpublished manuscripts of Ernest Fenollosa, a renowned American orientalist and art curator. Fenollosa’s widow had entrusted him with the task of editing her late husband’s works, which he did by completing and publishing a collection of Chinese poetry, and the anthology of Noh plays (1916) from which the two works at the core of Only The Sound Remains were picked. Fenollosa had a deep and first-hand understanding of Japanese language and arts, and of Noh theater in particular (he had studied it with the Noh master Umewaka Minoru for twenty years), providing Pound the material and tools to reinvent as a poet an art form he could otherwise only fantasize: in his own words, ‘my work has been that of a translator who had found all the heavy work done for him and who has had but the pleasure of arranging beauty into the words’.

Fenollosa was well aware that he participated in what he described as a thousand-year-old tradition of a stagnant Western culture being rekindled by inputs from the Asian continent, carried along by immigrants, Crusaders, Silk Road merchants, Jesuit missionaries, and most recently scholars whose translations and studies on Middle Eastern and Chinese literature had been instrumental to the birth of English and German Romanticism. The new wave of this cultural tide was now in motion: the poet and dramatist William Butler Yeats, who collaborated with Pound on the editing of the Fenollosa manuscripts, was deeply influenced by the discovery of Noh theatre, and helped spreading knowledge of it in Europe through his own theatrical experiments. Yeats belongs to the founding fathers of a long dynasty of Western theater makers who saw in the use of formal convention and ritualism of Asian theatre, and in its challenging of questions of morality, community and spirituality, an antidote to the stiff naturalism of European drama and its degeneration into meaningless entertainment. The focus always being, of course, on reinterpreting freely these foreign theatre forms, rather than simply imitating or mimicking them. 

As a director, Peter Sellars was bred and schooled within such a dynasty. He gorged on many forms of puppet traditions, including Japanese and Balinese, already during his training as a puppeteer in his teen years, and at Harvard University studied with the onnagata (male kabuki actor playing female roles) Onoe Kuoremon, before writing his final thesis on the work of the Russian avant-garde director Vsevolod Meyerhold, who drew his syncretic inspiration among others from traditional Chinese theatre. As he was creating his own blend of cosmopolitan music-driven theatre, like his predecessors he found in the Asian traditions insights into ‘what Western theater must have been like before the nineteenth century came along’. But most importantly, creating bridges between art forms from different continents has held for him and many others a broader meaning and agenda than simply reinvigorating one’s own artistic language: participating in the construction of an enlightened ‘world culture’ based on dialogue and mutual knowledge and influence, stressing common traits as well as singularities that make mankind more diverse and colorful, and dismantling anything stemming from isolationism, chauvinism, and the simplistic ideology of ‘the clash of civilizations’. Some famous examples of such a ‘Poundian’ endeavor in Sellars’s body of work include his commissioning of new Western-Eastern syncretic music from Chinese composer Tan Dun as a response to the classical Kunqu style opera The Peony Pavilion (1998), or his collaboration with John C. Adams on A Flowering Tree (2006), an opera based on a South Indian folk tale. It is no surprise that Sellars has been aware of and fascinated by the Pound/Fenollosa translations from early on, and had already staged their version of Tsunemasa in 1986, thirty years before its reinterpretation in Only The Sound Remains.

The art of Kaija Saariaho has drawn from Asian traditions in ways very similar to Sellars’s in their method and intents, for instance in her study of the Japanese shakuhachi flute, which has immensely inspired her work on breath and extended techniques applied to Western wind instruments. But the spark for Saariaho’s and Sellars’s latest collaboration was not their shared interest for Japanese culture, as one could have expected: it was the poetic work of Ezra Pound. When the prolific artistic pair first discussed of possibilities for a fourth joint operatic venture, in 2011, Saariaho happened to be working on a piece for baritone and small ensemble called Sombre (premiered in 2013), based on three poems chosen from the last drafts Pound wrote for The Cantos, heart-wrenching comments on the failures of his life’s quest for absolute beauty, that had led him to most tragically misguided ways, such as his emphatic support of Mussolini’s Fascist regime: ‘I have tried to write Paradise (…) Let those I love try to forgive / what I have made.’ Only The Sound Remains does not simply reflect Saariaho’s and Sellars’s shared fascination for Pound’s peculiar poetry, that blossoms in his Noh translations, especially those two they chose together to work on: it delves deeper into the crux that was at the center of Sombre, that of the human mind’s relentless yet helpless yearning for beauty in all its forms, including moral, hindered by our own weaknesses, and by the very fact of being part of this world as it is. This yearning, that can be expressed in both mystical and practical terms, is central to Pound’s life’s struggle, and was also beautifully expressed by French philosopher and activist Simone Weil, to whom Saariaho and Sellars had devoted their third collaboration La Passion de Simone (2006): ‘This world is the entrance. It’s a barrier. And at the same time it is the passage.’ ‘The beauty of the world is the gateway to the labyrinth.’

While this intuition had guided much of both co-creators’ achievements before this work of shared maturity, it finds a consummate expression in the language of Noh theatre, which always imbricates human drama into a broader cosmic frame. Pound, whose role-model in building his own coherent universal epic was none other than Dante Alighieri, found the qualities of the Italian master’s mystic and poetic quest of beauty in the Noh plays he translated, likening for instance the Tennin’s dance in Hagoromo, that mirrors the phases of the moon, to the heavenly smile of his love Beatrice when she contemplates the light of Christ in Paradise, in the final section of the Divine Comedy. And while natural elements have always been part of Saariaho’s operas, in Only The Sound Remains they seem for the first time to come together in a fashion that can only be compared to a music of the spheres enveloping the stage and the audience in its mystery —backing Sellars’s intuition that her musical language possesses the particular quality that the Japanese call yugen. Fenollosa writes that ‘the Japanese people have loved nature so passionately that they have interwoven her life and their own into one continuous drama of the art of pure living.’ Nature has been part of Saariaho’s musical world on all levels, from recorded forest and wind sounds to the influence of French Spectralism, that relies on the use of the very laws of sound to develop compositional parameters, both in sound-color harmonies and on the broader scale of musical architecture —so to speak, making music out of the very physicality of sound and matter.

This strand of Saariaho’s music is strongly present in Only The Sound Remains, as is her lasting interest in Asian musical traditions, that translates here in personal though perceptible ways in her writing for the flute, percussions, and the traditional Finnish plucked-string instrument, the kantele. Avoiding any form of orientalism or undue cultural appropriation was as important musically as on all levels of this peculiar ‘Noh project’, as is also to be witnessed in Sellars’s signature use of syncretic body language, and his invitation for Julie Mehretu to create the stage design: this Ethiopian-American visual artist’s often large canvases have been termed abstract, but could rather be described as exploring a space between purely expressive brush-strokes and drawing, graffiti, calligraphy and architecture —a space that seems to eerily exist in-between and beyond all pictorial traditions, while stemming from their shared origin.

The result of this collaboration that sums up the essence of the life’s work of a handful of artists from such diverse crafts and backgrounds, this performance that is as minimalistic and strikingly lush and intoxicating as the original Noh theatre itself though bearing so little resemblance with it in practice, does not offer itself to us as some sort of final monument. It is rather an invitation to partake in ever more celebrations of the unknown that is to be found among ourselves and each other, the stage being the place where such a feast can take place. By such means, Ezra Pound’s dangerous quest is perhaps redeemed, and continued.

GIVE ME A FEW WORDS avec Marianne Seleskovitch

Autour de Give Me A Few Words – théâtre musical par La Chambre aux échos
Créé le 21 juin 2017 dans le cadre du Festival Intervalles (Paris)

Voix : Marianne Seleskovitch
Mise en scène et scénographie : Aleksi Barrière

Ce spectacle, un seule-en-scène construit autour de la présence vocale de la chanteuse Marianne Seleskovitch et avec elle, présentait les matériaux suivants :

Luciano Berio, Sequenza III (1966)
Morton Feldman, Only (1946)
John Cage, Aria (1958)
Isidore Isou, Larmes de jeune fille, poème clos (1947)
Clément Mao-Takacs, Ophelia: Songs & Sequences (2012-2017, fragments)
Giacinto Scelsi,  (1960, fragment)

Un duel entre une chanteuse et sa voix

Une chanteuse lyrique nous invite sur son lieu de travail. Elle chante, c’est-à-dire qu’elle livre son corps entier à un exercice de souffle qui doit lui permettre d’atteindre le sommet de la justesse et de l’expressivité, celui du premier cri humain, de la mère qui berce son enfant, du premier insurgé ou de la tragédienne qui meurt sur une scène d’opéra. En elle-même, elle trouve une voix qui lui offre mille possibilités d’aller au-delà de ce que disent les mots, si elle réussit à l’apprivoiser. Mais pour cela elle devra affronter les autres voix qui l’habitent, celles de la société – un voyage qui risque de l’emmener jusqu’à la folie et au-delà.

« Sortir sa voix »

La voix humaine est cette chose étrange qui semble sortir des profondeurs les plus mystérieuses de notre être. Pour capturer cette énigme, le chanteur dispose pourtant de moyens techniques, voire médicaux, extrêmement précis, et qui font l’objet d’un artisanat, d’un entraînement athlétique très calibré. Cela ne veut pas dire que sa démarche est dépourvue de mystique : ainsi, le chanteur lyrique impétrant est-il invité à « sortir sa voix ». Une voix qui se trouverait nichée en lui ou en elle dans l’attente de son heure, et qu’il s’agirait d’apprendre à laisser prendre son envol. Cette étrange invocation, ce numéro de charmeur de serpent se déroulera, selon la formule, sous nos yeux ébahis. Est-ce un pur exercice virtuose ? Nous apprendrons au contraire que, comme la prouesse du funambule, elle n’est pas étrangère à notre condition partagée.

« Speech Is No/thing »

Le langage est un cloître : quand il ne nous dit pas quoi penser, il nous indique comment, sans nous offrir d’alternatives. Dans nos rêves nous allons parfois au-delà des mots, plus près peut-être de notre première enfance. La musique réalise ce rêve : elle nous demander d’aller chercher un mot plus loin que dans le cerveau, plus bas, dans les poumons, les muscles du thorax, du ventre et du dos, et plus bas encore au plus profond du bassin où sont les premiers organes avec lesquels on commence à penser. La Voix qui mène à ce lieu obscur nous conduit à une porte que l’on ne peut pas impunément pousser. Ce rêve-là est hanté par beaucoup de fantômes. « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. » (Guy Debord)

Les œuvres

Les œuvres de ce spectacle ont été écrites entre les années 1940 et aujourd’hui : ce sont des œuvres de notre temps, celui des avant-gardes, du grand spectacle et des moyens technologiques les plus avancés. Mais elles remettent cela même en jeu, en choisissant la forme la plus pure de la musique originelle, celle qui prend ses sources dans notre propre corps, et se tournent occasionnellement vers les origines populaires du chant, et à une tradition musicale qui, depuis le Moyen-Âge et la Renaissance, a travaillé cet instrument primal.

Dans leur hétérogénéité, qui fera la richesse de cette heure que nous passerons ensemble, ces œuvres explorent de par leur choix de dispositif la même question de la voix et du langage et de la solitude dans laquelle ils nous enferment. Elles ne le font pas abstraitement, mais dans le concret de l’origine musculaire, respiratoire, physique du son, et de manière révélatrice résultent de collaborations étroites entre des compositeurs et des interprètes qui leur ont ouvert leur atelier vocal : Berio et Cage avec Cathy Berberian, Scelsi avec Michiko Hirayama, et enfin Clément Mao-Takacs avec Marianne Seleskovitch qui joue ce spectacle. Le dialogue avec l’organique et le vivant de la voix est aussi un dialogue organique entre vivants, auquel nous sommes tous conviés.

Déroulé détaillé (notes de travail)

La Sequenza III s’inscrit dans une série de pièces de Luciano Berio conçues comme des « dialogues entre des musiciens et leur instrument ». Ici, c’est à un dialogue entre une chanteuse et sa voix que l’on assiste. Et ce dialogue est libérateur : durant ses échauffements et sa tentative de chanter, au sens lyrique du terme, la poésie mystérieuse de Markus Kutter, elle découvre toutes les possibilités expressives de son instrument organique, par-delà les limites des conventions verbales et musicales. Plus que la simple expérimentation formelle à laquelle on veut trop souvent réduire la musique d’aujourd’hui, c’est l’histoire d’une expérimentation, dans laquelle nous devons explorer/exploser le langage, en quête de l’expression originelle, totale.

Cette recherche se prolonge de différentes manières au long du récital, qui propose un parcours à travers cette thématique.

D’abord par une confrontation de la chanteuse à la concurrence de la technique, par le truchement de la partition de John Cage. Celui-ci, dans une période de fascination/répulsion pour la radio, a mis en jeu sa capacité à mixer instantanément des fréquences fragmentées aléatoires afin d’écrire une « aria » pour chanteuse moderne, au même moment où Beckett avançait l’idée d’écrire une pièce qui serait le duo d’un comédien et d’un magnétophone, La Dernière bande. Cage compose donc une Aria où dix voix s’entremêlent aléatoirement, au cours d’une période consacrée par ailleurs à l’écriture de pièces « pour radios » (Imaginary Landscape No 4, Radio Music…), et ses motivations sont claires quant à l’utilisation de ce média : « … ce que je pensais, c’est que je n’aimais pas la radio et que je pourrais l’aimer si je l’utilisais dans mon œuvre. C’est le même genre de pensée que nous prêtons aux hommes des cavernes qui dessinaient ces animaux terrifiants, en les dessinant ils pensaient se les concilier » (interview avec Richard Kostelanetz, 1984). C’est cette relation que nous mettons en scène dans une interprétation inédite d’Aria, sous la forme d’un duel entre une chanteuse et sa radio. La voix naturelle est la véritable héroïne, et c’est comme telle qu’elle tombera si elle échoue à relever le défi.

En introduction à ce combat, Only, « chanson » de Morton Feldman, éloge de la voix naturelle à travers les mots d’un sonnet de Rilke qui déjà refusait de voir dans les aéroplanes la réalisation du désir intemporel de voler, tout comme Cage niera que l’électronique puisse à elle seule constituer une révolution musicale. Le duel, pourtant, s’avère fructueux dans sa tension même.

Après que les agressives vociférations du monde extérieur amenées dans l’espace intime par la radio se sont tues, la chanteuse chasse la présence oppressante du politique, du monde extérieur dans toute sa violence. C’est en elle-même qu’elle doit aller combattre la société et son langage. D’abord dans Larmes de jeune fille, un poème d’Isidore Isou, inventeur du lettrisme, ce mouvement de destruction sonore des mots qui rejoint de manière inattendue les recherches de ses contemporains musiciens : c’est une poésie de sons, éminemment physique, qui se passe de syntaxe et de phonèmes.

La lutte se poursuit danss une création de Clément Mao – Takacs, qui réinvente l’expression de la folie par le personnage de l’Ophélie de Shakespeare ; cette folie est un acte de protestation contre le monde qui lui refuse l’usage du langage. La voix est ici encore toutes les voix – celle d’Ophélie comme celles des autres personnages qui la hantent – et délivre un message trouble et angoissant, traversé de chansons déconstruites qui déjà dans Hamlet constituaient une poésie débridée, si loin des canons de son époque.

Vient enfin le retour à une expression originelle réinventée par le compositeur mystique Giacinto Scelsi dans , dont les vocalises sont de véritables mantras, manière pour l’individu de « s’accorder » au sens musical avec lui-même et le monde, en dehors des langages et des idéologies, peut-être une victoire ou une réconciliation, du moins une résolution. Atteignant enfin l’objectif fixé par le poème qui constituait le manifeste empêché de la Sequenza de Berio : « donner à une femme quelques mots à chanter, une vérité pour que nous puissions sans encombre construire une maison avant la tombée de la nuit ».  

OPHELIA/TIEFSEE by Juha T. Koskinen

A Melologue in 9 scenes
Premiered at the Festival Présences in Paris on February 14th, 2017

Music by Juha T. Koskinen
Libretto assembled by Aleksi Barrière, after
William Shakespeare (The Tragedy of Hamlet, ~1600)
– Heiner Müller (
Die Hamletmaschine, 1977)
– Jules Laforgue (
Hamlet ou Les Suites de la piété filiale, 1886)
– and an anonymous theatre review (
Le Globe, 1827)

New production in La Chambre aux échos’s music theatre performance Violences
Premiered at the Finnish National Opera on February 6th, 2019

with Thomas Kellner (actor), Vladimir Percevic (viola) and the FNO Orchestra.

Musical Direction: Clément Mao-Takacs
Stage Direction, Co-Scenography, Video: Aleksi Barrière
Co-Scenography, Lighting: Étienne Exbrayat

About the work

In 1997, Juha T. Koskinen wrote a piece for solo viola and ensemble called Hamlet Machine, based on the famous play by Heiner Müller. Having long wanted to rework the piece, he accepted our invitation to develop his material into a new work of music theatre. A first instrumental segment was premiered with a video by Aleksi Barrière at the Novalis Music+Art Festival in Croatia in August 2015 by Secession Orchestra conducted by Clément Mao-Takacs. The complete version, constructed on a libretto by Aleksi Barrière, was premiered at the Festival Présences in Paris in February 2017 by the same team. The revised version was the central component of La Chambre aux échos’s performance Violences at the Finnish National Opera in February 2019 –it was embedded into a broader dramaturgical machine together with Katharina Blum (Heinrich Böll / Hans Werner Henze) and Sylvia Plath’s Lady Lazarus.

After a short love story with Hamlet, the prince of Denmark, the young Ophelia is rejected by him without an explanation, and the new king’s close circle uses and manipulates her in order to gain information on the motivations of the prince, who chose to hide behind the incoherent behavior of a mad man. In this context of perverse role-playing, Ophelia is herself threatened by insanity and might drown in the words written for her by all these men over the centuries. But can she even speak out, on a stage monopolized by a show-off called Hamlet?

In this version, roles are diffracted between the actor and the solo viola, both lost in a landscape occupied by the orchestra-chorus. The relationship between reality and its image, the actor and his character are central to this new version of an old story that keeps on rewriting itself over again.

La cruauté des histrions

« My lord… » C’est par cette adresse soumise que, dans la pièce de Shakespeare, Ophélie débute la plupart des réponses qu’elle fait à ses interlocuteurs, les rares fois où elle est invitée à s’exprimer. Ce personnage fascinant l’est d’autant plus que l’espace qui lui revient sur scène est constamment monopolisée par Hamlet, cet acteur mégalomane qui est tout ce qu’elle n’est pas : un homme, ambitieux, instruit, éloquent, socialement et rhétoriquement puissant. Ce n’est que dans la célèbre « scène de folie » qu’Ophélie occupe enfin le plateau, et hélas, elle cesse à ce moment-là d’être intelligible, et c’est un cri étouffé, qui par la noyade devient un cri dans l’eau.

On voudrait donner de nouveaux mots à Ophélie, ceux qui lui manquent, mais de quel droit ? Auteurs, interprètes, nous sommes cette fois encore entre hommes, et ce serait une fois encore parler à sa place, à la place de toutes celles qu’elle représente. Tout ce que nous pouvons faire, c’est reconnaître cette Autre qui dans tous ces textes essaie de s’exprimer mais que le rôle auquel la dramaturgie sociale la condamne fait taire. Cette triste farce est placée par Shakespeare sous le signe d’une théâtralité exacerbée, d’un jeu de masques qui se poursuit après la fin de la représentation, un théâtre en crue dans la vie que le 19e siècle a cantonné à l’étude psychiatrique de l’hystérie féminine, et que le théâtre de Heiner Müller propose de démystifier. Dans la surimpression des époques, nous pouvons poser pour aujourd’hui le « problème Ophélie » (notre problème, en tant que société), dont l’inquiétante persistance ne fait pas de doute malgré la variété de ses avatars. C’était sans doute la manière la plus honnête de procéder que de confier ce personnage à un comédien de sexe masculin, comme celui qui a créé le rôle vers 1600.

Ce kaléidoscope, ce théâtre condensé qui met à nu ses mécanismes et ses procédés pour mieux faire éclater les étincelles du choc des textes, est entièrement articulé par la partition de Juha Koskinen, qui réussit à fondre en une unité cohérente des fragments relevant d’esthétiques et de tons très contrastés, et surtout à suggérer par l’articulation subtile du textuel, du musical et du scénique, qu’il n’est pas vrai que « tout le reste est silence » quand Hamlet a fini de parler, ou du moins que ce silence est assourdissant.

(Pictures by Maarit Kytöharju)

APOSTROPHE À DIDIER

Écrite pour être lue, en l’absence de son auteur, par Pascal Collin à l’occasion de l’hommage rendu à Didier-Georges Gabily au Théâtre Monfort à Paris, en novembre 2016.

Cher Didier, voilà une apostrophe étrange. D’abord, je ne t’ai jamais connu, j’avais six ans quand tu es mort, et si je m’intéressais à l’oraculaire, à ma manière, je ne connaissais pas alors ni le mot ni tes mots pour le dire.

Il y a aussi que je te parle et que tu n’es pas là, et que je ne suis pas là non plus, c’est une autre bouche qui dit en mon absence ce que j’ai à te dire et que tu n’es pas là pour entendre. Cette situation, j’espère, t’aurait plu.

Mais dans cette double désertion (la tienne plus excusable) il y a quelque chose de vrai qui se passe, une action qui dit que nous ne pouvons pas nous rejoindre mais que pourtant quelque chose passe de toi à nous, par un subterfuge que tu connais.

Quelque chose qui est passé sous la forme de textes qu’on ne découvre pas par hasard, auxquels on se fait, on se laisse initier. Première excitation. Et puis il y a l’ombre que tu es pour ceux qui ne t’ont pas connu, à qui tes amis racontent une époque héroïque – seconde excitation où entre un peu de romantisme il faut le reconnaître (l’aventure d’une troupe, le directeur d’acteurs aussi charnel que les mots qu’il écrit, répéter le jour, écrire la nuit). Tout cela, un imaginaire collectif qui est le liquide amniotique dans lequel baignent nos théâtres en train de naître, qui les nourrit et les fortifie et leur donne des raisons de croire qu’ils peuvent exister.

Mais avant tout il y a une langue qui reste. Une lutte à mains nues contre le monde, son langage et ses images. Un plan de sauvetage des mots. Une résistance à bras le corps contre la déclamation fausse, contre l’obscurité complaisante, contre la mort à petit feu des vivants sur les plateaux de théâtre. Ces choses m’ont été précieuses il y a un an lorsque j’ai monté des extraits d’Enfonçures pendant que dans cette ville que tu arpentes dans ton texte des hommes étaient partis tirer sur une scène et sur ceux qui la regardaient. Ils n’avaient pas les armes de la résistance par le langage des récits et des mythes. Je pense à cela en ce 13 novembre. 

J’ai la chance de n’avoir connu de toi que la part la plus vivante, celle qui continuera de vivre avec nous, sans regrets de toi puisque de toute évidence tu es là. C’est ce qui passe et continue de passer. C’est assez dire. Pour ne pas oublier d’écouter.

À bientôt.

LES NEUF (9) PONTS DU CANAL SAINT-MARTIN

Nous avons souvent convergé vers le bassin] de la Villette
où le soleil se couche plus tard qu’ailleurs au bord de l’eau

J’écoute le chant monstrueux de l’écluse en aval des trafics divers
et veux descendre plus bas que ces plages_ mises là pour nous divertir
là où l’eau remuerait car ce doit être un beau destin de se jeter dans la Seine

D’abord il y a le premier des cinq bassins] celui-ci contraire
aux néons des cinémas plus haut et leurs péniches qui pétaradent de la lumière
Bassin] des Morts* c’est son nom triste |comme lui| verdâtre
entouré des longues silhouettes des ~arbres florentins
Dans quoi s’engage-t-on ici sinon un _au-delà un _champ d’honneur_
pris en étau entre Stalingrad Valmy Jemmapes victoires douloureuses
tatouées de graffitis comme un grand cimetière profané
et comble de tristesse ce front buté et gris le Pont de la rue Louis-Blanc1 
à peine un pont un trottoir histoire de histoire de quoi histoire de passer

Mais après cette douve le quai descend enfin et s’ouvre ¿un quartier?
et comme une étrange fontaine aux treillis de fonte et de verdure
le square Eugène-Varlin son pont2 et son écluse
Si contenu [Varlin] lui cette contre-écluse dont on n’a retenu
qu’une phrase d’airain sur les affamés à la porte des palais opulents
Varlin nom rassurant qui rappelle que plus haut il y a eu une CommunE
et qu’à côté des noms de vaines guerres affichés comme dans
un parc à thèmes nous venons aussi de Jaurès et Louis Blanc
Je ris{ Ce canal impérial contient deux dix-neuvièmes siècles entiers
et nous verrons vers lequel nous ferons chemin faisant retour

Pendant un temps rien ne reflue le bassin] est comme un lac
les immeubles ne sont pas des maisons jusqu’au coude annoncé
par le grand parc à droite et les boutiques aux couleurs de friandises
et comme un portail de château se dresse la Passerelle Bichat3
[[qui semble un morceau de la gare qui à côté nous amène la Ruhr[[
ouverte sur les grandes écluses des Récollets* aussi débordantes d’~arbres
les jeux d’enfants collés aux vieilles guérites des éclusiers
É-clu-siers fantômes parmi les vivants & ambassadeurs dans nos mémoires
des /métiers/ qui nous font toucher ce qu’a vraiment été ce village portuaire
… où l’on ne se sent plus comme disait un poète du temps de ces petits ponts
guidés par les /haleurs/ dont le nom lui-même ne veut
plus rien dire aux écoliers qui ne verront plus ici ni bateaux ni peaux-rouges …

C’est du .roulement de. >patrimoine> .tambour ah raté.. partout ici mais pourtant
on continue d’y vivre Témoins la Passerelle de la Grange-aux-Belles4 trop petit
décor de cinéma et puis le Pont tournant du même nom5 morceau de route
/échoué là qui remonte à <gauche vers Saint-Louis l’hôpital des pestiférés logés
comme :Place des Vosges: :ô-j: vers le gibet aussi et vers les Fédérations rouges
remplacées par des brasseries criardes
alors qu’à droite> se tendent sans châssis autres que les habitations humaines
les peintures murales et les affiches qui reprennent le cri muet d’autres anonymes
… morts plus récemment …

C’est ici dans le bleu tiède du soir que s’allume le jardin officieux de la jeunesse
auprès d’une piscine de désirs calmes ceinte de magasins un peu chers
dans la perpendiculaire de la rue de Marseille où sont les nouvelles boutiques
dans la pente des terrasses où le mot ~populaire fait vendre
Ici c’est rassurant d’être assis au bord de l’eau qui ne nous renvoie pas
de métaphores de joug / de batailles malgré toutes ces écluses ces quais et tous ces ponts
parce que l’on ne voit que la silhouette de grand phasme tranquille de
la Passerelle Richerand6 toute seule donnée aux piétons seuls
=belvédère métallique de ceux qui sont nés après toutes les industries=
et qui ici boivent et fument quand les touristes du jour sont partis vers Pigalle*

Nous sommes là, tous, de notre âge quittant, soit les rendez-vous choisis soit les
kebabs avantageux pour ce collier de passerelles dont on ignore les noms
mais je veux leur rendre les voici Grange-aux-Belles Richerand
je les ai déjà dites et puis Alibert7 =au-dessus du Pont tournant de la rue Dieu8
que l’on descend parfois à vélo= et jusqu’à la Passerelle des Douanes9 qui
déjà se profile tous ces insectes phasmes étranges posés là parmi nous aux pieds
desquels nous laissons la nuit glisser sur nous qui est si propice } Et en passant
c’est bien la rue Alibert que je vois passer sinistre prolongement de la rue ¡Dieu¡
là où cet hiver ceux qui n’étaient pas au canal trop froid ont été foudroyés
. . 

Après le dernier pont ce sont déjà les dernières =écluses de l’arrondissement((
C’est ici le faubourg où il faudrait tourner pour aller Place de la République*
où n’ira pas ce soir notre génération assise pour refaire en plus petits groupes
)le monde) tandis que sous un square encore un |comme s’il fallait partout des ~arbres
pour boire toute cette eau| le canal disparaît sous une voûte
et chemine jusqu’à la Bastille! sous le nom de Boulevard!
–Richard-Lenoir– C’est l’industriel modèle et vertueux de l’âge héroïque
qui nous a donné les passerelles dont nous aimons tant le goût d’usine
le goût de grisou de poison d’enfances exploitées 
Je ris encore { C’est Lenoir* qui recouvre ce que Blanc* commençait
(Je me relis Une ville il faut croire c’est une carte d’astrologue
à qui l’on peut faire dire un peu ce que l’on veut)

Le Boulevard! qui accélère ça ne nous concerne plus
même si ces trouées faites par le Baron pour empêcher les Barricades
sans doute sont aïeules des lotissements de jadis revendus aux riches nouveaux
aux cadres dynamiques qui n’encadrent rien et aux journalistes de papier glacé
Tout ça va se jeter loin de la Ville-tte au clinquant bassin] de l’Arsenal*
où le 23 juin 2016 on a éclusé une ville qui se manifestait
dans un petit parc verdoyant comme celui-ci et grillagé
L’eau a passé et ici la caressant des pieds nous attendons décidément
que quelque chose arrive ,tous, sans trop nous parler

DEUX POÈMES DE BERTOLT BRECHT

Brecht nous apprend à écrire de la poésie comme on écrit un tract. Le retour à la ligne n’est pas ici un marqueur prosodique mais l’impulsion d’un rythme d’écriture qui se transmue en rythme de lecture, une cadence de pensée-parole qui ne veut faire aucune concession sur la précision des termes et l’acuité de l’ironie. C’est vrai aussi de ses textes de chansons, mais dans ces textes militants de forme « libre » plus encore qu’ailleurs le traducteur se confronte à un redoutable et salutaire exercice d’efficacité rythmique, que ne facilite pas le renversement de la syntaxe dans le passage de l’allemand au français. On redécouvre Brecht en le traduisant, et l’on comprend à quel point le poète militant s’est posé la question de penser dans la langue – nous mettant donc en demeure de penser dans la nôtre à partir de la sienne.


DIE LÖSUNG

Nach dem Aufstand des 17. Juni 
Ließ der Sekretär des Schriftstellerverbands 
In der Stalinallee Flugblätter verteilen 
Auf denen zu lesen war, daß das Volk 
Das Vertrauen der Regierung verscherzt habe 
Und es nur durch verdoppelte Arbeit 
zurückerobern könne. Wäre es da 
Nicht doch einfacher, die Regierung 
Löste das Volk auf und 
Wählte ein anderes?

Brecht, 1953

LA (DIS)SOLUTION

Après le soulèvement du 17 juin
Le secrétaire de l’Union des écrivains
Fit distribuer sur l’Avenue Staline des tracts
Où l’on pouvait lire que le peuple
Avait trahi la confiance du gouvernement
Et ne pourrait la reconquérir
Que par un travail redoublé. Ne serait-il alors
Pas plus simple que le gouvernement
Dissolve le peuple et
En élise un autre ?


GLEICHNIS DES BUDDHA VOM BRENNENDEN HAUS

Gothama, der Buddha, lehrte
Die Lehre vom Rade der Gier, auf das wir geflochten sind, und empfahl
Alle Begierde abzutun und so
Wunschlos einzugehen ins Nichts, das er Nirwana nannte.
Da fragten ihn eines Tags seine Schüler:
Wie ist dies Nichts, Meister? Wir alle möchten
Abtun alle Begierde, wie du empfiehlst, aber sage uns
Ob dies Nichts, in das wir dann eingehen
Etwa so ist wie dies Einssein mit allem Geschaffenen
Wenn man im Wasser liegt, leichten Körpers, im Mittag
Ohne Gedanken fast, faul im Wasser liegt oder in Schlaf fällt
Kaum noch wissend, daß man die Decke zurechtschiebt
Schnell versinkend, ob dies Nichts also
So ein fröhliches ist, ein gutes Nichts, oder ob dies dein
Nichts nur einfach ein Nichts ist, kalt, leer und bedeutungslos.
Lange schwieg der Buddha, dann sagte er lässig:
Keine Antwort ist auf euere Frage.
Aber am Abend, als sie gegangen waren
Saß der Buddha noch unter dem Brotbaum und sagte den andern
Denen, die nicht gefragt hatten, folgendes Gleichnis:
Neulich sah ich ein Haus. Es brannte. Am Dache
Leckte die Flamme. Ich ging hinzu und bemerkte
Daß noch Menschen drin waren. Ich trat in die Tür und rief ihnen
Zu, daß Feuer im Dach sei, sie also auffordernd
Schnell hinauszugehen. Aber die Leute
Schienen nicht eilig. Einer fragte mich
Während ihm die Hitze die Braue versengte
Wie es draußen denn sei, ob es auch nicht regne
Ob nicht doch Wind gehe, ob da ein anderes Haus sei
Und so noch einiges. Ohne zu antworten
Ging ich wieder hinaus. Diese, dachte ich
Müssen verbrennen, bevor sie zu fragen aufhören. Wirklich, Freunde
Wem der Boden noch nicht so heiß ist, daß er ihn lieber
Mit jedem andern vertauschte, als daß er da bliebe, dem
Habe ich nichts zu sagen. So Gothama, der Buddha.
Aber auch wir, nicht mehr beschäftigt mit der Kunst des Duldens
Eher beschäftigt mit der Kunst des Nichtduldens und vielerlei Vorschläge
Irdischer Art vorbringend und die Menschen lehrend
Ihre menschlichen Peiniger abzuschütteln, meinen, daß wir denen, die
Angesichts der heraufkommenden Bombenflugzeuggeschwader des Kapitals noch allzulange fragten
Wie wir uns dies dächten, wie wir uns das vorstellten
Und was aus ihren Sparbüchsen und Sonntagshosen werden soll nach einer Umwälzung
Nicht viel zu sagen haben.

Brecht, 1937

PARABOLE DE BOUDDHA SUR LA MAISON EN FEU

Gautama, le Bouddha, enseignait
La doctrine de la Roue du Désir à laquelle nous sommes pieds et poings liés, et exhortait
À se dépouiller de toute envie et ainsi
Entrer sans aucun désir dans le Néant qu’il appelait Nirvana.
À ce sujet, ses disciples lui demandèrent un jour :
« Comment est ce Néant, maître ? Nous voudrions tous
Nous dépouiller de toute envie, comme tu nous y exhortes, mais dis-nous
Si ce Néant dans lequel nous entrerons alors
Est quelque chose comme cette communion avec toute la création
Que l’on éprouve étendu dans l’eau, le corps léger, à midi
Presque vide de pensées, étendu paresseusement dans l’eau, ou quand on s’endort,
Se rendant à peine compte si l’on est bien emmitouflé dans sa couverture,
Et qu’on sombre très vite, si ce Néant donc
Est un Néant joyeux et bon, ou si ce Néant que tu
Nous sers n’est rien qu’un Néant, froid, vide et sans signification. »
Bouddha se tut longuement, puis il dit laconiquement :
« Il n’y a pas de réponse à votre question. »
Mais le soir, comme ils étaient partis,
Bouddha s’assit encore sous l’arbre à pain et dit aux autres,
Ceux qui n’avaient pas posé la question, la parabole suivante :
« Récemment, j’ai vu une maison. Elle brûlait. Les flammes montaient
Jusqu’au toit. Je m’approchai et remarquai
Qu’il y avait encore des gens à l’intérieur. Depuis le seuil je leur
Criai que le toit était en feu, les invitant
À sortir rapidement. Mais ces gens
Ne semblaient pas pressés. L’un d’eux me demanda,
Tandis que le feu lui roussissait déjà les sourcils,
Comment c’était, dehors, si par hasard il ne pleuvait pas,
S’il ne ventait pas quand même, s’il y avait là une autre maison,
Et d’autres choses de ce genre. Sans répondre,
Je ressortis. Ceux-là, pensai-je,
Ils doivent se consumer tout entiers avant d’arrêter de se poser des questions. En vérité mes amis,
À celui pour qui le sol n’est pas encore assez brûlant pour qu’il préfère
L’échanger contre un autre plutôt que de rester là où il est, à celui-là
Je n’ai rien à dire. » Ainsi parlait Gautama, le Bouddha.
Mais nous aussi, qui ne nous préoccupons plus de l’art de la patience,
Mais plutôt de celui de l’impatience, pour apporter toutes sortes de solutions
Dans le domaine terrestre et en nous adressant aux hommes,
Pour les débarrasser de leurs bourreaux bien humains, nous pensons qu’à ceux qui
Devant les escadrons de bombardiers du Capital n’ont encore de cesse de demander
Comment nous nous imaginons ceci, comment nous nous représentons cela,
Et ce qui adviendrait de leurs tirelires et de leurs habits du dimanche après un grand bouleversement,
À ceux-là nous n’avons pas grand-chose à dire.