LA SCÈNE POUR TOMBEAU [HOMMAGE À HERBERT WERNICKE]

Version longue d’un portrait-hommage du metteur en scène Herbert Wernicke, paru dans le programme de salle du Chevalier à la Rose dans sa mise en scène, à l’occasion de sa reprise à l’Opéra national de Paris, en mai 2016.

C’est une image désormais célèbre de l’histoire de la mise en scène d’opéra : un plateau ouvert sur d’immenses miroirs disposés en paravent, dont les facettes diffractent les ors et les marbres d’un monde perdu et la course folle d’une galerie de personnages humains, trop humains, enfermés dans leurs rôles. C’est ici la scène tout entière qui est cette rose argentée par laquelle Hofmannsthal et Strauss ont choisi de symboliser l’ancienne société aristocratique de Vienne. Depuis sa création en 1995 au Festival de Salzbourg, le spectacle de Herbert Wernicke continue de tourner dans différentes maisons européennes, dont l’Opéra de Paris, et a survécu à son auteur même, décédé prématurément en 2002, à l’âge de cinquante-six ans.

Cette production semble rétrospectivement, avec certaines mises en scène de Marthaler, Sellars, Tcherniakov ou Warlikowski, appartenir à l’étrange et tentaculaire héritage de Gerard Mortier, qui recouvre plusieurs décennies d’invites adressées à des metteurs en scène qui ont renouvelé notre approche de chefs d’œuvres du répertoire. Étrange, cet héritage l’est par sa diversité de styles et d’approches, mais aussi par son statut paradoxal : comment l’institution peut-elle, dans le mouvement par lequel elle jette les traditions sclérosées aux oubliettes, sanctuariser ce qui relève par excellence de l’éphémère et, quels qu’en soient les moyens, de l’actualisation ? Et pourtant, le travail de Wernicke, que Mortier a assidument soutenu et accompagné depuis La Monnaie, oppose à l’idée que l’innovation se trahit au moment où elle entre dans le canon une résistance opiniâtre et assez caractéristique de sa démarche.

Car s’il avait toujours le souci de la pertinence contemporaine des œuvres qu’il montait, Wernicke marquait surtout les esprits par la perfection des images qu’il créait, et qui ne pouvaient ainsi que lui survivre. Quoi d’étonnant pour un scénographe de formation, fils d’un restaurateur de peinture de l’âge d’or flamand ? De fait, il y avait au cœur de chacun de ses spectacles une vision scénographique forte, qu’il développait lui-même jusque dans les costumes et les lumières dont il était également toujours l’auteur – bien sûr avec le concours d’assistants de haut niveau qui prolongeaient et complétaient son geste, dans la grande tradition des ateliers de peintres.

Théâtre d’images, donc ? Non, si cela signifie que le tableau se suffit à lui-même dans son esthétisme. Au contraire, Wernicke, qui a étudié plusieurs instruments de musique et « failli devenir chef d’orchestre » (sic), a toujours été obsédé par l’idée d’art total et sa réalisation. De fait, peu de metteurs en scène se sont consacrés aussi exclusivement à l’opéra – non seulement parce que c’est l’institution qui possède les plus belles cages de scène et boîtes à images, mais surtout parce que c’est celle qui appelle et réclame la convergence la plus ambitieuse des moyens musicaux et plastiques dans une forme théâtrale.

À ce titre, on n’est pas surpris de voir Wernicke particulièrement à l’aise dans toutes les œuvres qui relèvent, justement, du théâtre total. Ce penchant s’est d’abord manifesté par son intérêt pour le théâtre lyrique baroque, notamment les ouvrages rares de Haendel, Vivaldi et Lully, intérêt qui a culminé dans sa mise en scène de La Calisto de Francesco Cavalli (en 1993 à La Monnaie avec René Jacobs), spectacle qui a marqué le genre et connu une fortune persistante lors de ses reprises et de son édition en DVD : le plateau, enveloppé dans une carte des constellations ancienne et animé d’une inventivité chorégraphique qui puisait autant dans le théâtre de tréteaux que dans celui de machines, ressuscitait avec fougue et sans stérilité archéologique aucune l’esthétique baroque du theatrum mundi, où la scène se fait un astrolabe qui réfléchit les révolutions de l’univers. Cette totalisation qu’il recherchait dans la musique du temps de l’harmonie des sphères n’était pas pour autant dépourvue d’intimité et de poignance, comme le montre un autre de ses grands succès, Actus tragicus (en 2000 au Theater Basel), spectacle tissé à partir de cantates de Bach qui, en mettant en scène les parcours parallèles d’individus esseulés dans un immeuble observé en coupe, illuminait la banale imagerie du quotidien des feux de la peinture religieuse de Hans Holbein. 

Ce théâtre total et cosmique est bien sûr celui du Ring wagnérien (en 1991 à La Monnaie avec Sylvain Cambreling), mais il se réalise aussi, sans hiérarchie, dans Orphée aux enfers d’Offenbach, Boris Godounov de Moussorgski, Les Troyens de Berlioz ou Moïse et Aron de Schönberg, spectacles choraux qui disent le plaisir et la nécessité de raconter des histoires sur les plus grandes scènes que l’homme ait échafaudées. Une affinité secrète le lie donc sans doute naturellement, plus encore qu’au symphonisme suave de Richard Strauss, au théâtre de Hugo von Hofmannsthal, qui étreint en un seul mouvement unificateur la tragédie grecque, le drame naturaliste et l’expressionnisme, en passant par le mystère médiéval et la commedia dell’arte : les mises en scène par Wernicke d’Elektra, de La Femme sans ombre (qui est toujours, depuis 2001, au répertoire du Metropolitan Opera de New York) et bien sûr du Chevalier à la rose sont des visions virtuoses et pérennes, étonnement contrastées entre elles, comme si chacune offrait une occasion nouvelle de faire du théâtre avec gourmandise, en repoussant les frontières des conventions et en puisant dans tous les langages de la scène avant et depuis l’invention de la comédie musicale et du cabaret, jusqu’aux pastiches explosifs de Kagel et Maderna qu’il a également servis.

Car le plus étonnant de la part de ce véritable auteur de spectacles, rétrospectivement et en comparaison avec les carrières de nombre de ses confrères et consœurs, est l’incroyable et inépuisable inventivité du créateur, qui semble entièrement étranger aux redites et à ces tics qui semblent marquer ce que l’on appelle les « univers visuels » des metteurs en scène. Chaque œuvre appelle pour Wernicke des solutions, des langages et des palettes « sur mesure », et peu d’artistes dotés d’une personnalité aussi singulière ont aussi peu plaqué une esthétique à un matériau si varié. Le fait d’être son propre scénographe semble l’avoir incité, plus qu’à marquer ses spectacles d’une griffe plastique immédiatement reconnaissable, à aller toujours au plus spécifique, sinon au plus ascétique : même quand il y a foisonnement, nulle débauche chez lui, mais souvent la densité d’un décor unique qui, que ce soit dans le Ring ou dans Pelléas, concentre la lecture et s’offre au regard comme un dispositif qui ouvre les significations et les possibilités de jeu. Il n’est pas indifférent que Wernicke, endossant lui-même tant de casquettes, ait toujours travaillé avec le précieux interlocuteur qu’est un dramaturge (notamment son fidèle collaborateur Albrecht Puhlmann), qui lui permet de placer au cœur de sa démarche le sens de l’œuvre et les moyens de sa réalisation au présent.

Au sujet de ce qui peut sembler un point de détail dans la méthodologie théâtrale de tradition allemande, il est important de rappeler que le théâtre de Wernicke est né dans le creuset même de ce qu’on a appelé le Regietheater, qui trouve ses origines dans l’utopie du Komische Oper du grand réformateur Walter Felsenstein – Wernicke a été l’élève du scénographe de ce dernier, Rudolf Heinrich, avant d’être lui-même scénographe du dauphin du maître berlinois, Götz Friedrich, dans les années qui précèdent le début de sa carrière de metteur en scène.

Si l’on associe volontiers la lignée du Regietheater à une course aux concepts fantaisistes censée pimenter l’ennui d’un répertoire limité d’œuvres que l’on s’efforce d’agrémenter de nouveaux assaisonnements, son projet fondamental est tout autre. Walter Felsenstein n’était pas, loin s’en faut, un inconditionnel des transpositions et des coups d’éclat tapageurs : sa démarche reposait surtout sur le travail d’acteurs et un psychologisme qui, aujourd’hui que les arias chantées la main sur le cœur sur le proscenium appartiennent (presque) au passé, semblerait presque d’arrière-garde. Ses objectifs, au sein de sa compagnie qui était presque un phalanstère, étaient on ne peut plus sobres, proches en cela de ceux de la réforme de Gluck : recréer par le travail de direction d’acteurs l’unité du théâtre musical dans la représentation, de sorte que chaque inflexion de la musique semble dictée par le drame au plateau ; et produire des spectacles qui rendent les œuvres limpides même au spectateur le plus novice (il faisait d’ailleurs chanter tous les opéras qu’il montait en allemand). Un théâtre exigeant conçu pour le grand public, et non pour les abonnés, voilà le sacerdoce de ce Jean Vilar de l’opéra. Auprès de ses successeurs, voués à œuvrer sans le confort des subsides de l’Allemagne de l’Est et donc à voir la classe qui finance l’opéra devenir son principal et plus bruyant public, le corollaire ambigu de cette maxime – faire un théâtre contre les abonnés, c’est-à-dire contre les attentes esthétiques, les valeurs et la bonne conscience de la bourgeoisie – a parfois fait perdre de vue le cœur de cette mission, mais celui-ci est resté central à la démarche de Wernicke, qui a toujours visé la limpidité et l’accessibilité.

Si le Regietheater est bien, littéralement, un « théâtre du metteur en scène », Wernicke exemplifie parfaitement l’idée qu’un regard singulier et unificateur est nécessaire pour faire fonctionner le complexe dispositif qu’est un opéra, tant au sens d’œuvre qu’à celui de spectacle et de machinerie. Mais l’étiquette a ses limites, qui ont contribué à la rendre polémique : cette figure du metteur en scène s’imposerait autocratiquement au détriment des autres collaborateurs, et surtout de « la musique », essence obscure qui serait impénétrable aux gens de théâtre. L’histoire de la réforme de l’opéra autant que les témoignages des chefs et des chanteurs qui ont travaillé avec Wernicke – et non contre ou malgré lui – déjouent ce cliché : diriger n’est pas forcément imposer, ce peut être fédérer autour d’une vision, et amener les forces en présence à converger dans une même direction, choses que Wernicke a faites avec une douceur qui lui a toujours été créditée.

C’est surtout ce directeur d’acteurs érudit, flamboyant et généreux, qui entraînait chacun dans son projet sans négliger le régisseur ou le choriste au profit de la prima donna, qui marque les mémoires. C’est cet état d’esprit qu’il recherchait sans doute dans la troupe du Theater Basel qui lui a servi de quartier général dans les dernières années de sa vie, parallèlement à sa carrière internationale. C’est à cet endroit que la pensée de Wernicke, plus que purement plastique, s’avère entièrement et cohéremment théâtrale.

Irait-on alors jusqu’à dire qu’il y a de la folie à ce que ses mises en scène, désormais privées de son regard et de son souffle, continuent d’être reprises et de voyager, comme des vaisseaux fantômes, sur les plus grandes scènes, quatorze ans après sa mort ? Sans doute, dans la mesure où le théâtre est, comme dit Peter Brook, « du vivant raconté aux vivants ». Mais ces spectacles, que continuent à porter les collaborateurs qui lui survivent, se dressent aussi comme la mémoire animée non seulement d’un homme, mais aussi d’une utopie théâtrale, qui ne sauraient avoir de plus justes tombeaux que ces grandes cages de scène que l’on continue à faire vivre. Car ce sont les plus grands théâtres du monde qui, les soirs où l’on joue ses spectacles, s’apprêtent des chatoyantes créations de Herbert Wernicke pour lui servir de mausolées.

Autres portraits d’artistes écrits pour l’Opéra national de Paris :
– Calixto Bieito (mai 2016)
– Bryn Terfel (décembre 2015)
– Laurent Pelly (octobre 2015)
– Graham Vick (mai 2015)

L’ASCENSION DE LA RUE DE CRIMÉE (épopée de moins de trente ans)

C’est un quart d’heure qui a duré un siècle donc une vie au moins
Une courte éternité dans cette entaille de rue où je ne me suis pas perdu

Je monte vers les collines parce que l’heure est au plaisir et c’est là que nous
nous retrouvons là où il y a encore des tables des chaises et des musiciens
Sur mon vélo j’ai couru sans m’attarder les lignes courbes et je me retrouve dans
le silence laissé par les écoles vides à la fin du jour
dans le quartier où vécurent nos parents [ Curial-Cambrai la grise [ près des rails et des friches [ la forteresse qui s’est appelée *Soleil ou *Beau-Séjour

.Un quartier. presque dit-on dans les agences ..un village.. pour ceux qui voudraient
être villageois quoique les platanes n’aient pas
d’odeur sinon parfois celle de quelque chose qui brûle
Et moi je crois que je me promène que je peux me promener

Il y a ce qu’il faut et pas plus là-dessus dessous les supermarchés qui nourrissent
les supermarchés d’hommes les grands frigos là-haut dressés –
(La métaphore est très mauvaise je ne vais pas la filer)

Me double ‘qui nargue un camion aveugle’ un jumeau quelqu’un qui me ressemble
pressé-puissant sur une machine comme la mienne à chaîne la sienne rouillée
Je ne m’arrête pas J’ai dépassé après le restaurant d’Afriques la boutique de beauté
à l’ongle rose
où attendait une triade de prostituées chinoises qui plus tard sa divine cosmétique réglée
descendra à Belle-ville dans la vallée des commerces aux ateliers condamnés 

J’avais oublié que si vite s’épancherait l’avenue de Flandre presque piétonne l’air de
rien celle qui remontant jadis les routes lucratives des marchands du Brabant
\ et déclinant à genoux sans gémir vers Compostelle \
fut autrefois la ligne blanche où s’adossait un monde qui nous a enfantés

_Là-dedans sans effort je glisse
On vend du pain de la viande hallal~cachère des téléphones et des assurances

Et justement voilà l’église de Jacques le missionnaire supplicié d’Espagne 
triste temple dont le passant se contrefout imité sans imagination pour ceux
qui manquaient d’images et d’imitations
gardien apostolique du ,canal de l’empereur, qui devait abreuver Paris
et où s’abreuve les soirs d’été la jeunesse qui a soif

Derrière et sans-écluse le petit pont très-blanc et qui semble sorti de la
boîte d’un collectionneur voit passer cette jeunesse dont je parle ] dont la vraie vie n’est pas sur la carte
anémone bleue amoureuse sans doute et rieuse absolument mais je ne veux pas dire …belle… cela ne voudrait rien dire
plongeant de fines mains muettes dans ses sacs
dégriffés comme elle pour le meilleur peut-être

(La promenade du soir n’en est plus une
La carte ne dit pas ces choses mais
c’est ici que s’arrête la piste cyclable)

La ville fuselée en rues étroites est jeune et vieille à la fois
En face de l’hôtel ignorant de son tourisme dans les cafés
; dépouillé de son bleu ;
un chauve s’installe avec ses amis que l’on voudrait fidèles
et un autre sirote en partance la main sur sa valise
l’un et l’autre chauve-sans-âge dans l’apparence fixe du cyclope

On vend encore des ongles et des téléphones
Dans quelle rue du monde tant de téléphones sont-ils vendus
tandis que dans la rue voisine hier un autre fut m’a-t-on dit arraché
Ce sont des conversations à venir que l’on négocie

} Bordé de fleurs nouvelles il y a un chantier où plus rien à cette heure ne se passe
et où plus personne ne va jamais habiter

Mais je reconnais ici la rue où murmure le verbe ancien des *Loubavitch
C’est ici que des jeunes juifs et des jeunes arabes se sont frappés jusqu’à la mort
très loindu métro Jourdain

Le soir est si beau
La rue désormais une pente // dans l’axe qui m’éprouve forcément
Plus bas était dressé le gibet de Montfaucon mais on a construit plus grand depuis

Là où débouchent les bus qui carillonnent s’ouvre le gouffre des Buttes-Chaumont
où courent encore sous un pont les rails noirs de la _petite ceinture qui ne claque plus

La carrière de gypse / dite joliment à ciel ouvert / est verte et grosse désormais
consacrée ,jardin des plaisirs, par un autre empereur médaillé de visions glorieuses
pour son peuple
Sachez qu’avec le sol de ce jardin on a construit plus loin Paris
non sans faire ici aussi fleurir un peu la pierre de taille en façades 
entre les briques qui vous racontent ce que fut le bourg ancien et le béton des prophètes et des papes nouveaux de la ville

Bucoliquement sur le tertre la terre a été retournée puisque c’est
la précaution d’usage si l’on veut un printemps
Mais je ne sens pas ici non plus d’odeur ¿ pas même le gazon coupé ¿
C’est sans doute que la montée devient rude et mon front est ruisselant
Le soleil se couche derrière mon oreille droite
mais je ne reprends pas mon souffle que j’ai donné et ne m’appartiens plus

J’atteins sans force la borne du héros Botzaris à la moustache reniflée de sang
Partout les flancs de la colline domptée verdissent
Ils cachent des villas des pavillons
D’ailleurs les familles sont nombreuses à converger ici
Beaucoup hommes je les reconnais serviteurs d’ ¡Asmodée¡
affreux joueurs de la vie des autres / cravatés le jour et l’esprit léger la nuit
mais on ne leur reprochera pas leurs enfants
ni leurs dettes calculées en banques

Il n’y a plus beaucoup à monter
mais les cyclistes chamarrés de rouge or bleu se sont déjà arrêtés plus bas
Je suis trempé et voilà que dans un coup de théâtre
le jumeau qui m’avait dépassé <naguère redescend en un sifflement fin
plus léger’’ encore est-ce possible qu’à l’aller
un sourire blanc comme l’encoche dans un fruit en travers de son visage noir
(Son visage est noir aviez-vous besoin
que je vous le dise tout à l’heure vous me dites que ça a son importance) 

Enfin je touche sans le sentir au but et incertaine s’ouvre à demi la place des Fêtes
[ Les enfants jouent dans le béton et les fontaines [ éteintes sont pour eux des monuments sans vergogne
Les tours sont grandes dans le ciel mais moins grandes je n’oublie pas
que les galaxies et les planètes que trouvent pendant ce temps nos télescopes
moins grandes que la comète avec laquelle danse là-haut une sonde héroïque
moins grandes que les organes fabriqués par des imprimantes 3d
que l’on a réussi à faire vivre dans le corps d’un être humain

Ce ne sont pas les astres ni la science ici mais leur faubourg la vie
Elle bat d’un pied qui festoie quand dort le commissariat
. Il n’y a pas d’inquiétudes pas encore .
La nuit s’étire doucement au rythme des voitures qui ont un âge rassurant (le mien)
On ne sent pas la fumée portée par le versant mauvais du vent>
et qui est cause que l’Est fut donné aux ouvriers par les spéculateurs
Est-ce l’aqueduc ancien celui dont point le regard pierreux qui fait ainsi résonner la terre sous mes orteils qui enfin la touchent_

Au cœur d’une ville et aux portes d’une autre
mon périple n’a pas de fin
Je n’irai pas aux bains-douches
prétendre que je voudrais être lavé
Je n’irai pas voir les spectacles
du trottoir ou du zinc
ni entendre les Commentaires
Je vais redescendre
fermer en cercle la flèche de cette rue
sans avoir rien appris
des mutations de ce monde
qui est toujours le même

LES FANTÔMES D’EDGARD NACCACHE

Note pour le catalogue de la rétrospective Edgard Naccache de la Galerie Gare de Marlon à Paris, en février-mars 2016.

C’est un vieux savoir-faire : enduire une toile, apposer, couche par couche et à l’aide d’outils demeurés intacts au fil des siècles, des pigments pâteux, vernir, tendre sur un châssis. Il y a des mélanges secrets, que dissimule l’odeur obsédante de l’essence de térébenthine, et de beaux noms de couleurs qui évoquent la Méditerranée du Moyen-Âge et de la Renaissance. Tout un vocabulaire poétique, aussi, pour désigner ce qu’une image montre et qui n’est pas la réalité, vanités ou natures mortes. Humblement inscrite dans les rituels simples d’une peinture qui n’a pas besoin de rappeler qu’elle est un art plastique, l’œuvre d’Edgard Naccache échappe pourtant à son lexique. Terre-de-Sienne ou ventre-de-biche, ces couleurs qui ne semblent pas sorties d’un tube mais directement arrachées au sol ou à un mur de Djerba ou de Paris ? On n’y songe pas. Vanités ou natures mortes, ces objets épars vus sur un chantier ? Leur contemplation ne nous évoque jamais l’Ancien Testament mais toujours la vie, et on ne pense là ni à l’œuvre de la nature, ni à la putréfaction par laquelle la mort opère.

Et pourtant, franche, épaisse, débordante, avalant sans lutter coupures de journaux et autres matériaux venus du monde, ou reproduisant d’un fin trait de pinceau un pochoir, un tracé de craie, une réclame, ou une carte postale touristique, la peinture a rarement été aussi reine que dans les tableaux de Naccache, parlant sa langue, dictant sa loi, s’imposant comme dialecte et support natifs et maternels avant et par-dessus la toile et le bois. La traduction de la chose vue en image à deux dimensions ne se fait pas selon les conventions inventées à cet effet, celles des jeux d’ombres et de perspectives, au point de peu à peu, au fil des ans, conduire l’artiste à préférer pour sujets les murs et les palissades qui s’offrent déjà, en eux-mêmes, comme des tableaux – qu’ils ne sont pourtant pas, puisque c’est bien le peintre qui leur offre le privilège de les contrefaire et de les réinventer. C’est ainsi que s’accumulent depuis des temps immémoriaux les objets qui constituent le catalogue de l’histoire de l’art.

Le résultat est fauve, brut, abstrait, sans appartenir à aucune des esthétiques qui se sont revendiquées de ces termes. C’est que, colorant sur un échafaudage les murs des villas de Tunis qu’il prenait par ailleurs pour modèles, Naccache est comme Botticelli qui peignait dans ses tableaux les robes fleuries qu’il décorait, dit-on, pour les riches dames florentines : sa peinture, totale, parle la langue des murs et irradie autant le réel que sa représentation, que recouvre la même couche familière de matière pigmentée. Le peintre expérimenté sait pourtant qu’un tableau est un tableau, et il se garde bien de reproduire, en imitant un mur qui a connu plusieurs vies, l’ordre natif des couches, mais il les réinvente, sans souci de prétendue authenticité ou d’illusion, au gré des lignes de forces qui seules comptent, celles de la matière qu’il a sous les doigts, et de son regard.

Dans cette saturation de matière et d’images, qu’il se plaît à rendre inégale, dégoulinante, et abîmée, portant la marque de l’œuvre au sens qu’a ce mot dans les métiers du bâtiment, et des modifications apportées par le passage des hommes et du temps, se dessine une absence qui ne passe pas inaperçue : celle de ses protagonistes. Passés certains paysages de la première période, les figures humaines disparaissent tout à fait. Ne restent que leurs jeux, leurs souvenirs, leurs combats, leurs ravages, leurs rêves en chantiers, réduits souvent à ces traces primales, presque rupestres, que sont les inscriptions furtives de la marelle, des jurons, de la séduction maladroite, et même de cet étonnante énonciation des astres et des voyelles qui revient comme un leitmotiv au temps d’avant le langage : soleil, lune – a, e, i, u, o.

Ce n’est alors plus le quotidien, l’anecdotique qui transparaît dans les tableaux de Naccache, mais un destin permanent, sans cesse réécrit couche par couche, d’une humanité en perpétuel déménagement. Les fantômes de la banlieue de Tunis, ou des quartiers de Paris dont l’histoire est réécrite, sont ceux d’un exil qui ne se limite pas à celui des Juifs du Maghreb qui a pénétré l’artiste dans sa chair, et que raconte une éternelle légende qui ne cesse de se raconter dans nos villes, celle des millions d’âmes qu’emportent dans leurs marées les terrains par trop vagues. Pour la saisir, il faut comme Naccache peindre avec patience et détermination, éclabousser et raffiner les matériaux qui semblaient les plus pauvres, le bois, le carton, ou cette toile de lin rugueuse qui ressemble au jute et qu’il cloue ou agrafe d’une main ferme sur des châssis qui semblent être nés des débris de cageots usagés.

La peinture, qui murmure la langue secrète des murs, peut rendre visible aux vivants la foule des fantômes parmi lesquels ils marchent, aiment, et dorment sans jamais les regarder.

ELLE QUI DIT OUI [monologue musical]

Créé par Laurence Cordier (comédienne) et Clément Mao-Takacs (chef d’orchestre) le 11 décembre 2015 à Paris. Commande de l’ensemble Secession Orchestra.

Cette histoire est celle de la belle Kyllikki et du beau Lemminkäinen, centrale aux onzième et douzième chants du Kalevala, l’épopée nationale finlandaise, ou plus précisément carélienne, publiée à partir de 1835 par l’écrivain Elias Lönnrot qui a recueilli les chants transmis oralement par plusieurs générations de bardes.

Le nom Kyllikki dérive d’une racine qui a donné kyllyys– la satiété, l’opulence, qui dénotent les origines aisées de la jeune femme ou sa joie de vivre – mais aussi, plus simplement, kyllä, qui veut dire oui.

Le nom Lemminkäinen vient de lempi, l’amour, tantôt au sens affectueux, tantôt au sens physique, en référence aux frasques galantes du personnage. Son surnom Kaukomieli peut être traduit par « qui a l’esprit dans les lointains ».

En 1904, Jean Sibelius a composé une pièce pour piano intitulée Kyllikki, qui semble par son titre compléter les quatre épisodes de l’histoire du héros séducteur qu’il avait mis en musique dans sa suite symphonique Lemminkäinen, dix ans plus tôt. Le compositeur n’a pas donné plus d’informations que ce simple titre sur la narration à laquelle sa musique fait référence. Le texte suivant, à dire aux extrémités et dans les intervalles de la pièce, raconte ce que peut y entendre un Finlandais aujourd’hui, pénétré de sa connaissance d’un poème populaire qui appartient encore à l’imaginaire collectif et à la langue que chacun parle.


1

Ma part qui pense voudrait
Ma cervelle me sermonne
Que j’emmanche ma chanson Que je pousse mes paroles
Que je bafouille la fable d’une famille Que j’épèle le poème d’un peuple
Mes mots se moulent dans ma bouche Mes paroles plongent et périclitent
S’allongent le long de ma langue / Se disloquent sur mes dents.

Cela s’est passé et repassé : l’histoire de celle qui dit oui et de l’homme au corps amoureux.

Elle l’avait toujours trouvé médiocre, un petit caïd sans envergure, d’une beauté banale.
On voit qu’il se coiffe avec soin avant de sortir distribuer aveuglément les coups.
Il a la lèvre forte, l’air conquérant de ceux qui ne connaissent que la séduction,
L’homme qui a la tête dans les horizons.

Elle était celle qui disait non. À tout le monde, et surtout à lui.
Je ne veux pas d’un homme léger, d’une vapeur d’homme
Je veux un bras ferme pour mon bras ferme
une forme racée pour mes formes racées
un visage beau pour mon beau visage
Elle disait / et dansait la nuit avec ses amies les cheveux détachés. Qui peut la juger ?

Mais elle qui riait de lui lui n’en voulait pas une autre
Il ne dansait pas mais la regardait le soir dans la lumière bleue et mauve
Pendant des nuits entières il la regardait danser et ne trouvait pas les mots
Et usait des paires et des paires de bottes à la suivre de jour en jour.

Alors le voilà enfourchant sa moto une nuit et arrivant dans ce jardin
Où les joues sont moites de vie lui les joues faites froides par le vent qui souffle
Il prend par le bras celle qui dit non son bras moins ferme tremblant d’ivresse
/ Il y a des cris / L’homme au corps amoureux dit Ne m’empêchez pas
Car je ne vous toucherai pas Mais je chanterai du poing
dans la face de vos hommes si vous leur dites que je suis parti en voleur
Que celle-là ne m’a pas choisi mais / Si vous consentez qu’elle a dit oui il n’y aura pas de guerre.

Et il l’emporte dans la nuit et il roule en négociant les coudes jusqu’au bac
Sur le bac vide des travailleurs du jour les deux ombres traversent la lagune
La mer est plate et brumeuse et postillonne complice à moitié du rapt
Dans le silence mouillé il la possède sur l’aluminium larmé du pont
Elle dit non et non à son corps amoureux mais lui n’a de cesse de lui faire dire oui.

2

Il lui a brisé sa fierté princière en débouclant sa ceinture qui voulait dire non.
Il l’a enveloppée dans la solitude loin de ses amies qui pouvaient dire non ensemble.
Il lui a dit : Tes amies ne t’aiment plus. Elles t’ont laissée. Moi seul je t’aime.
Je te fais don de ma maison, je t’offre mon empire. Un empire de moins que rien
Mais qui n’existe plus que pour toi. Je te garde comme un oiseau duveteux sous mon aisselle
Au chaud de mon épée de feu / de mon poing qui te protège contre le mal que te fait le monde.

Il l’appelle
Pomme de pain de mon cœur palpitant.
Ma belle baie des bois sucrée.
Elle n’est pas vénérée, elle est ce qu’on appelle aimée, et cela devient normal.

La mère de l’homme au corps amoureux pleure de joie
De le savoir chez lui avec une femme plus blanche que le linge du lit à lessiver.
Il faudra que tu construises de plus grandes fenêtres,
Que tu poses un plus beau parquet, lui dit-elle.

Celle qui a fini par dire oui déteste ses murs gris. Elle déteste sa pauvreté.
Elle déteste le froid des carreaux sales et la rocaille de ses mots qu’il ne mesure même pas.

Mais il lui a juré qu’il ne serait plus en guerre que contre ses chagrins à elle,
Qu’il ne sortirait plus se battre contre tous les regards qui se lèvent sur lui,
Qu’il ne courrait plus derrière toutes ces ivresses qui lui donnent les yeux d’un fou.
Et pour cela elle a juré qu’elle ne sortirait plus le soir
Qu’elle ne prendrait plus le monde pour une scène où l’on danse
Où chacun peut danser
Dans les foules où son corps exultait offert à toutes les œillades
Où elle battait des ailes follement comme un canard / beau / on ne sait pas pourquoi.

Ensemble leur vie s’est apaisée.
Ils partagent l’eau froide du bain.
Loin des plaisirs, au bruit des casseroles.
Dans les carreaux la lumière a goût de carton.
Les jours s’enchâssent au mur
dans un cadran en formica.
On parle de courses, de fêtes, d’enfants peut-être,
on fait des listes.
Chaque jour des gammes sur le piano droit.
Chaque jour les pas sont comptés, comme les rires.

Ce qu’on appelle le bonheur, sans doute.

3

Il préfère la compagnie des hommes
L’homme qui a la tête dans les horizons
Les paroles d’hommes, les actes d’hommes, le soir au bord de l’eau.

Il rentre de plus en plus tard. Il sait qu’il ne s’accomplit pas.
Il ne veut pas voir le visage du canard sauvage qu’il a enfermé et qui lui rappelle sa soif.
Il ne dévore plus son corps / désormais sans résistance / il le travaille sans joie dans le noir /
comme on débite du bois à la hache en attendant l’hiver.

Un soir qu’il ne rentre pas celle qui a dit oui regarde par la fenêtre l’étrange nuit
Qui tristement a plus de lumière que la chambre où elle veille.
Pour la première fois depuis longtemps elle sent qu’elle a des cuisses fortes et douces.

Elle franchit la porte sans la refermer et elle court.
Elle croise des visages sombres pleins de regards, ses souliers sont immaculés.
Elle a mis une robe qu’elle avait oublié avoir.

Elle trouve où les jeunes filles se réunissent le soir, les lèvres sucrées comme les confitures.

En un frémissement la musique la remplit
Elle danse
Elle danse, on la danse, elle est dansée
Ses bras redécouvrent qu’ils peuvent monter au-dessus des épaules
Ses épaules fortes et saillantes comme celles d’un cheval qui a couru
Son bassin est creux et libre comme si elle avait cent mille amants
Ces cent mille ombres qui dansent autour d’elle / autour de son brasier

Son propre sang la remplit entière et engorge chacun de ses capillaires
Jusqu’au plus petit morceau de territoire endormi de sa peau qui rougit

Hanche. Hanche. Hanche. H-an-che.
… Un d-érègle-ment qui est un abs-olu…
… Liqu-idation Liqu-éfac’tion des frontières internes…
… Rivalité sauvage d’explosi-ons adverses…
… Il n’y a plus de sens il n’y a plus que du son…

4

Il est venu la chercher comme la première fois, en serrant son bras qui n’avait plus d’os.

Tard dans la nuit, un conseil blafard est réuni dans la cuisine
Par l’homme au corps amoureux avec sa mère et sa femme.

Étant donné que les promesses n’ont plus cours, commence-t-il
.

Puis un chant plus vrai sort de sa gorge.
Ma part qui pense voudrait
Ma cervelle me sermonne
Que je reprenne l’épée Que je referme mon poing
Je veux boire la bière de la guerre Je veux être celui
Que j’ai toujours été.
Je reviendrai saoul et riche.

Celle qui ne sait plus dire que oui, oui, oui lui dit
Ne pars pas, ne renverse pas notre monde. J’ai vu un rêve de mort.
Ne pars pas en guerre comme on part danser.
Tu ne peux rien gagner, comme là-bas je n’ai rien perdu.
Ne crois pas que tu peux faire régner le silence, il te fera taire.

Soupir de lui. Je ne crois pas à ces rêves-là, dit-il, je ne crois pas aux promesses,
Je ne crois pas aux paroles / et à la magie des mots qui soignent.
La science des savants est aussi impuissante que la mort qui entre dans une maison vide. 
Je ne crois qu’à ce que je peux toucher et frapper, une face, un cœur qui saigne, une monnaie.

Ta caresse aussi avait de la vérité, dit-elle. Tu voudrais être l’égal du moteur que tu aimes écouter
Quand il explose entre tes mains,
Mais il ne t’apprendra pas la force.

Cette vérité était un mensonge, dit-il. N’est vrai que ce qu’on peut égorger et vider de son sang.
Ce dont on peut palper les tripes.
Je dois me battre contre le monde et trouver mon vrai visage.

Ainsi s’en va-t-il mener sa guerre impossible.
Ainsi reste-t-elle de nouveau seule, perdue pour la danse, incapable de danser.
Dans son fauteuil elle hoche de la tête et elle ne dit ni oui ni non.

Elle n’entend plus que le silence. Elle n’entend plus que dehors on joue.
Plus rien en elle ne rebondit. Son corps ne célèbre plus que l’attente,
Cette petite victoire décisive de la mort.

DEUX POÈMES DE PAAVO HAAVIKKO

Homme d’affaires autant qu’écrivain, Paavo Haavikko s’est imposé par sa prolixité et sa longévité comme une des grandes figures intellectuelles de la seconde moitié du 20e siècle en Finlande. Entrepreneur qui n’a pas peur d’écrire sur la politique, sur l’économie et sur l’histoire, il ne relègue pas la vie matérielle aux confins de la pensée mais milite au contraire pour en faire un objet de pensée incontournable. Il n’en a que davantage l’urgence, dans sa poésie, de chercher à mettre des mots sur ce que n’atteignent pas les autres usages des mots : des émotions et des sensations qui ne se laissent que difficilement écrire, et dont il incombe d’autant plus de faire reconnaître l’existence par les moyens de la littérature. Son langage à la fois si imagé et si pragmatique, propre à la Finlande et à la langue finnoise, est un défi de traduction, tant on peine à lui trouver des équivalents.


Joskus on lähdettävä ja oltava valmis
ja sidottava paperinsa yhteen
vietäväksi ullakoille tilikirjojen joukkoon,
joskus on lähdettävä ja jätettävä askeleet käytäviin,
ja kuljettava läpi huoneitten muistamatta.

Puhutaan monista muutoksista,
mutta tämän ainoan haluan väistää
ja alkaa pitkän matkan menneisyyttä kohti,

hyödyttömiin päiviin,
jolloin suuret kukat paleltuvat pengermällä
ja kallis puunhakkaaja palkataan kantoa lohkomaan,

ja palata viileydessä autioihin taloihin,
joissa tavarat on koottu epätavallisiin paikkoihin,
mutta moni paikka on ennallaan ja entisen kaltainen.

Paavo Haavikko, « Auringonkukkia », Tiet etäisyyksiin, 1951

Parfois il faut partir et il faut être prêt
et il faut relier ses papiers
pour les déposer au grenier parmi les registres comptables,
parfois il faut partir et laisser ses pas dans les couloirs,
et il faut traverser toutes les pièces sans se souvenir.

On parle de toutes sortes de changements,
mais celui-ci seulement je voudrais l’éviter
et entamer un grand voyage vers le passé,

vers les jours d’inutilité,
quand les grandes fleurs prennent froid sur les rochers,
et quand on paie cher un bûcheron pour débiter les souches mortes,

et puis dans le froid je rentrerais dans des maisons désertes,
où les objets ont été disposés à des endroits étranges,
mais tant de jours sont intacts et ressemblent aux jours anciens.

« Tournesols », Les Chemins vers les lointains, 1951


Minä menen savinaisen syliin ja minä menen maahan,
silmät panen kiinni,
panen kasvot multaan, valakaa siihen kasvot,
silmät panen maahan,
minä menen savinaisen syliin nukkumaan
jos minun tulee ikävä,
ja jos ikävä minun tulee niin minä menen keskelle lakeutta,
nähkää minut
oi nähkää: minä haluan nähdä
itseni lähtemäisilläni,
minä menen sitten taas maanpakoon maanrakoon takaisin,
oi nähkää: minä haluan nähdä
itseni ennen kuin tuuli yllättää, olen lumikuningas, minä seison,
minä seison tässä savisaappaat jalassa savilakeudella.

Paavo Haavikko, « Maanpako », Synnyinmaa, 1955

Je me mets contre le sein de la femme d’argile et je me mets contre terre,
mes yeux je les ferme,
je me mets face contre boue, qu’on y moule un visage,
mes yeux je les mets contre terre,
            je me mets contre le sein de la femme d’argile et je m’endors
si je me languis,
et si la langueur me vient alors je me mets au milieu de la plaine,
voyez-moi
            oh voyez : je veux me voir
moi-même en partance,
et puis je retournerai dans mon exil dans mon argile
            oh voyez : je veux me voir
moi-même avant que le vent ne me surprenne, je suis le roi des neiges, je suis debout,
je suis là debout des bottes d’argile aux pieds dans la plaine argileuse.

« Exil », La Terre natale, 1955

LE JUBILÉ DU CHEVALIER BLANC

Note de programme pour le concert de Secession Orchestra Archives du Nord, conçu et dirigé par Clément Mao – Takacs, le 11 décembre 2015, autour du 150e anniversaire de Jean Sibelius.

De Jean Sibelius, on connaît surtout, sans vraiment les connaître ni même forcément savoir les nommer, la ritournelle de la Valse triste, musique de scène mélancolique d’une pièce de théâtre oubliée, et Finlandia, sombre et puissant hymne officieux d’une nation bourgeonnante. On se souvient ainsi qu’autour de 1900, le compositeur a participé à un vaste mouvement de résistance culturelle par lequel la Finlande a posé les prémices et les conditions de son indépendance en 1917.

En attendant de pouvoir fêter ce centenaire dans deux ans, tous les orchestres en Finlande et du monde sont heureux de célébrer en grande pompe les 150 ans de ce compositeur qui semble incarner exemplairement la puissance d’une musique essentiellement « pure », mais capable de porter sans se compromettre des valeurs consensuelles. Quand ses pièces ont un programme narratif, celui-ci se réfère à la mythologie lointaine de l’épopée du Kalevala. Son concerto pour violon est apprécié pour la virtuosité instrumentale qu’il convoque. Ses symphonies semblent évoquer principalement des forêts brumeuses et des solstices contrastés. Rien que d’inoffensif. Entre deux intégrales des symphonies de Beethoven, pour ne pas choisir entre les nappes héroïco-lyriques de Bruckner et les mélanges métaphysiques de Mahler, les programmateurs des orchestres se réjouissent d’avoir à leur disposition ce petit Finlandais épris de grand air – et puis comme c’est touchant, tous ces efforts qu’il a faits pour son petit pays sauvage. Une bonne caution folklore, alors même que l’identification de rythmes ou de gammes typiquement finlandais, ou de l’influence des instruments traditionnels, est plutôt une affaire de spécialistes et d’initiés qu’une griffe immédiatement perceptible pour l’auditeur non averti, tant le Finlandais a fondu sa « fennitude » dans le moule d’un langage post-wagnérien europanéisé. On ne s’en plaint pas d’ailleurs.

N’empêche. Le parti populiste d’extrême-droite des Perussuomalaiset (Finlandais de souche), depuis cette année deuxième force politique du Parlement, dont le dirigeant a de ce fait été accueilli dans le gouvernement en qualité de Ministre des Affaires étrangères, a revendiqué Sibelius à son panthéon, et exprimé le vœu d’une politique culturelle tournée vers le soutien exclusif d’artistes qui, à son image supposée, défendent les valeurs de la nation. Le Sibelius dont il est ici question se réduit plus ou moins exclusivement à Finlandia, œuvre qui prend un sens encore plus spécifique : cet appel à l’indépendance vis-à-vis de la Russie inciterait aujourd’hui le peuple finlandais à se livrer à une nouvelle lutte d’indépendance, cette fois contre l’influence atlantiste et l’Union Européenne, et à combattre la bien-pensance qui règne dans les médias, en hommage à la mémoire des victimes de la censure tsariste. Quant à l’importance de la contemplation de la nature dans la biographie et l’œuvre du compositeur, elle devient de fait une pièce à conviction dans le procès, conduit aujourd’hui par les droites extrêmes partout en Europe, en faveur d’une écoute plus lucide des lois que l’on attribue à la Nature avec un grand N – celles qui seraient censées ancrer dans nos corps les rôles dévolus respectivement aux hommes et aux femmes, et la manière dont on doit s’aimer et faire des enfants. Beaucoup de programmateurs ne sont d’ailleurs pas bien loin de cette idée quand ils font jouer Sibelius parce qu’il est, malgré son siècle, resté dans un langage musical d’essence tonale, c’est-à-dire souscrivant à ce que certains nomment les lois naturelles du son. Au cœur de toutes ces postures, le même goût inavoué des cadences pulsées et de l’orchestration virile.

Sibelius était, comme n’importe qui, complexe et contradictoire. Suédophone éduqué dans la culture finnoise, jeune patriote souscrivant à l’usage ancien de franciser son prénom Janne (prononcer Yann-né) en Jean, passionné par l’émergence identitaire de son pays mais s’intéressant plus que personne à tous les arts européens, et y puisant abondamment. Compositeur de musique à programme et de musique pour le théâtre, mais aspirant à un absolu musical sans fonds littéraire ou narratif. Composant dans une petite maison au milieu de la nature, mais faisant jusqu’au petit matin la tournée des tavernes en ville avec ses amis artistes, et se plaisant à voyager dans les grandes capitales, de Berlin à New York. Mélancolique mais gai luron. Empreint de spiritualité mais saturé d’imaginaire païen – dans un dosage qui, là encore, satisfait beaucoup de publics différents. En une image : au moment où il compose en 1926 son grand poème symphonique Tapiola consacré à l’esprit des forêts du Grand Nord, il n’est pas cloîtré dans une cahute en rondins à boire de la vodka dans un manteau de fourrure, mais bien au soleil entre Rome et l’île de Capri.

Sibelius a, à plusieurs reprises, déclaré que la politique ne l’intéressait et ne le concernait pas, et surtout pas sa musique. Le silence dans lequel il a terminé sa vie semble être la réalisation ultime de cette posture, qui est bien sûr une fiction, comme celle d’un Puccini à la même époque, de par l’intrication nécessaire du culturel et du politique. Cette fiction a été élaborée par un homme complexé par son absence d’ascendance noble, fasciné par tout ce qui exprime le savoir-vivre et la sophistication, mais néanmoins constamment conduit à l’engagement, qu’il soit, au fil des ans, pro-finnois, anti-russe, libéral-social dans le sillage du Parti jeune finnois, ou anti-communiste au moment des exactions des Gardes rouges finlandais pendant la guerre civile de 1918. Le traumatisme de sa persécution par les milices laisse en lui la marque indélébile de la peur d’une menace rouge, intérieure ou extérieure (alors que plane l’ombre d’une invasion soviétique) – peur évidemment très partagée par cette génération de Finlandais, qui facilitera l’alliance du pays avec l’Allemagne nazie contre l’URSS pendant la Seconde guerre mondiale, et qui continue de nourrir les fantasmes d’extrême-droite sur la générosité et la mission historique du Troisième Reich. Il y a eu, naturellement, des velléités de récupération nazies, qui ont aussi joui du sentiment de Sibelius que la Finlande devait rester ce barrage qui protège la civilisation européenne du bolchévisme. Mais l’antisémitisme, les lois raciales et la violence d’État étaient profondément incompatibles avec son caractère. Le héros national Sibelius n’était qu’un citoyen ordinaire dégoûté des idéologies et du jeu politique, tardivement franc-maçon et partageant des idéaux humanistes sans croire que son engagement devait ou pouvait dépasser le cadre de sa création. Sa condamnation du nazisme n’a eu lieu que dans son journal intime – comme celle de la plupart des gens.

On comprend donc que l’on peut faire dire ce qu’on veut à Sibelius, et que Sibelius lui-même l’a fait. Sa tête bougonne et ébouriffée sur feu les billets de 100 Marks finlandais – qui étaient plus précieux sur le marché des changes, notera-t-on, que les ci-devant billets de 20 Francs Debussy, ce qui dit quelque chose de l’importance relative du patrimoine culturel en Finlande et en France – évoque une monnaie grandiose mais fictive, à la valeur sentimentale donc relative, malgré que les fameux Finlandais de souche désirent revoir de tels billets en circulation en lieu et place de la devise européenne. Les petites monnaies que sont les timbres, sur lesquels on a pu voir Sibelius, Debussy ou Liadov, supposent aussi une valeur fiduciaire de l’artiste devenu effigie. C’est à une critique de la notion économique de valeur lorsqu’elle est indument appliquée aux arts, et de son corollaire le fétichisme, qu’il faut s’attacher pour revenir comme Sibelius le souhaitait au fondamental, à savoir la musique elle-même.

Mais, fidèles en cela aux contradictions du compositeur, nous reviendrons dans ce concert à ce fondamental irréductible de la musique en ouvrant toutes ses béances. Celles qui en font un art mixte, aux confluents de la complexe hydrographie d’un continent saturé de culture. Celles qui l’inscrivent dans une histoire, avec un avant et un après. Celles enfin qui l’ouvrent vers les autres arts, y compris ceux de la parole écrite et dite, et qui catalysent toujours les cercles d’échanges et de pensée. Wagner disait que les mots viennent féconder la musique. Ici, nous verrons une relation d’échanges plus complexe, qui met en doute les métaphores traditionnelles et éculées de la reproduction sexuée et de l’héritage, pénétrée de l’omniprésence chez le poète Paavo Haavikko des images de la terre boueuse et surtout du vent qui pénètre et emporte tout – reprenant l’idée de la mythologie finlandaise que la déesse de la nature, Luonnotar, est avant tout Ilmatar, la déesse de l’air qui souffle, et que les histoires sont interchangeables, et que la Finlande est aussi bien Byzance, et la Baltique la Méditerranée, et le 11e siècle le 21e. De surcroît, les orchestrations de Clément Mao-Takacs à partir de ses œuvres pour piano nous refont faire un chemin indispensable dans l’hiver de l’individualisme et de l’angoisse, celui de la sonate à la symphonie, littéralement au « jouer » au « jouer ensemble ».

Sibelius, le chevalier blanc – la couleur de son complet préféré des vieux jours – et champion de la musique pure, monté sur ce cheval qui s’ébroue et qui dévale dans la peur la pente vers l’extrémisme, est là pour nous rappeler que la musique est en fait un curieux mélange.

Archive des notes de programme pour Secession Orchestra.

AUX MARGES [avec HÖLDERLIN, SILONE, EISLER & GABILY]

Notes pour la création de La Chambre aux échos
La Guerre, Très Loin – théâtre musical

d’après
Friedrich Hölderlin, élégie « Pain et vin » (1800)
Hanns Eisler, cantates d’après les romans
Fontamara et Vino e Pane d’Ignazio Silone (1937)
Didier-Georges Gabily,
Enfonçures. Cinq rêves de théâtre en temps de guerre (Oratorio-Matériau) (1992)

Création le 17 novembre 2015 au Théâtre Adyar à Paris
avec Johan Viau (ténor), Laurence Cordier (comédienne)
et Secession Orchestra
Direction musicale : Clément Mao-Takacs
Mise en scène, scénographie & vidéo : Aleksi Barrière

Lumières : Étienne Exbrayat

S’il fallait un argument…

La nuit se fait, et nous sommes invités dans l’intimité d’un poète qui se mure dans le silence, « au dedans inapaisé d’une chambre sans description possible ». Les rêves de cet homme sont hantés par une musique (l’ombre d’un orchestre) qui doit se substituer à celle du monde. Notre guide pour comprendre cet exilé – qui il est, ou ce qu’il joue – est une jeune femme qui vient lui rendre visite.

De l’extérieur, elle apporte la vie (des fleurs) et des mots en bouquets. Elle essaie de donner un sens à l’impuissance de cet homme qui a voulu accueillir les dieux en lui, et qui, en livrant ses histoires, en viendra à chanter le chant de son engagement et de ses blessures. Un dialogue se poursuit entre parole et musique (et paroles musicales et musique de la langue), sans quatrième mur. « Un théâtre ET un désert », entre obscurité et aveuglement d’images venues du dehors.

Ensemble, ils tentent de répondre à la question de Hölderlin : « À quoi bon des poètes en ces temps de besoin ? » Peut-être la poésie du théâtre est-elle la plus à même de répondre, ne serait-ce que parce qu’elle nous réunit et nous apprend à mieux tendre l’oreille…

« Bientôt, nous serons chant »

Bien des choses il a depuis son aube
(Depuis que nous sommes palabre et que l’un l’autre nous nous écoutons)
Vécues, l’homme ; mais bientôt nous serons chant.

Friedrich Hölderlin, « Fête de paix », 1801

On dit qu’il y a des œuvres « qu’on ne présente pas » : celles de ce spectacle n’en font pas partie. Négligées par les forces mystérieuses qui décident de la postérité des productions artistiques, elles ne sont pas, chacune dans son domaine, entrées au répertoire. Leurs auteurs sont largement sous-représentés dans les salles de concert et de spectacle et dans les cursus éducatifs, et semblent faire la joie exclusive de petits cercles d’initiés et de passionnés. La chose n’est pas tout à fait indifférente – non pas que nous nous donnions, en tout cas prioritairement, une mission de « réhabilitation ». Mais quand il s’agit de parler depuis la marge de la Grande Histoire, et d’une certaine forme de contre-courant culturel (pour ne pas employer le mot trop connoté et pompeux de résistance), on peut difficilement rêver d’un endroit plus privilégié que celui où quatre marginaux magnifiques se rencontrent.

Leurs œuvres pourraient pourtant, comme la plupart des ouvrages de l’esprit, rester agglutinées à l’obscurité de leur contexte d’apparition. Quand on parle d’œuvres de guerre, on signifie implicitement que le sens et la portée de ces œuvres sont limités au contexte dans lequel elles ont été produites. Onles présente uniquement en tant que telles, on les réunit dans des concerts ou des anthologies sous ce label. Comme si leur force de témoignage dépassait leur ambition artistique,comme si elles devenaient de ce fait indissociables des événements qui les ont suscitées, et ne pouvaient plus être comprises que comme des objets historiques, des pièces de musée. Cet art-là serait donc encore plus « contextuel » que l’installation d’un plasticien contemporain, qui n’existe que dans le lieu où elle est exposée, et qui se dissout quand elle en est extraite. L’art de guerre comme art à l’état gazeux.

Il faut aller au-delà de ce présupposé (qui voudrait aussi nous faire croire que tout art n’est pas tributaire d’un contexte), et chercher l’espace-temps idéal pour aborder ces œuvres : le plateau, lieu de la la présence immédiate, sera seul capable de rendre ces œuvres à l’unique contexte qui vaille, celui du public vivant et du présent.

Hölderlin, Silone, Eisler, Gabily – dans l’ordre où ils s’enchâssent – méritent le titre de marginaux aussi en ce que leurs « arts de guerre » à eux, quoique réagissant aux grands déchaînements de violence de leurs temps respectifs, n’en sont pas directement partie prenante. Les romans de Silone et Enfonçures de Gabily ne décrivent pas ce qu’on appelle généralement la guerre. Ils ne nous invitent pas sur le champ de bataille. Ils ne convoquent sur la scène ni treillis ni mitraillettes. On ne confondra pas le plateau avec le « théâtre des opérations ». Parler de la guerre depuis « l’arrière » tendrait d’ailleurs justement à montrer que les combats ne sont jamais que la partie émergée d’un « état » beaucoup plus complexe, beaucoup plus totalisant, que l’on appelle la guerre.

La guerre échappe aux définitions, en particulier à notre époque où elle n’oppose souvent plus des entités nationales clairement définies, et où ses principales cibles sont des populations civiles. Les troupes au sol sont un aspect de plus en plus minuscule de ce qui se décline en « interventions » et en « opérations », et qui se dispense le plus souvent de « déclarations de guerre », et donc aussi d’armistices. La guerre est un climat, un état d’esprit. Lequel est revendiqué comme tel, au 20e siècle, par ceux qui occupent nos artistes des années 30, les fascistes et les nazis, qui mettent en avant une imagerie militaire, à base d’armes et d’uniformes, et bien sûr de parades et de chants.

Le constat d’une guerre devenue à son tour gazeuse ne doit pas pour autant nous faire oublier que celle dont parle Silone, avant la Seconde guerre mondiale qui n’a pas encore éclaté, est la guerre d’Éthiopie en 1935-1936, une de ces nombreuses guerres coloniales du 20e siècle, que la Première Guerre du Golfe qui transperce le texte de Gabily prolonge : une de ces guerres qui ont la triple mission de relancer l’économie, de revigorer le sentiment de fierté nationale à échelle internationale, et d’augmenter le prestige d’un leader charismatique. Peu après, l’Allemagne entre dans la même logique, en Rhénanie, en Autriche, dans les Sudètes. Le lien entre la propagande et le profit, entre le pouvoir et le pouvoir, est scellé par ce nouvel art de la guerre dont nous devons étudier l’histoire.

Que reste-t-il aujourd’hui de ces mots ? Nous sommes « en guerre » contre le terrorisme, contre le banditisme, contre la drogue, contre le tabac, contre l’obésité. Et parallèlement, nous avons augmenté le budget de l’armée, et la France est le pays où le nombre de policiers par habitant est le plus élevé – on désire actuellement mieux les armer. La guerre permanente, pour être une attitude, n’en a pas pour autant un sens moins concret, qui nourrit les paranoïas et les complotismes dans une effrayante escalade.

L’art porte la trace de tout cela. Les massacres et les génocides ont peu à peu érodé le vocabulaire guerrier qu’il s’appropriait volontiers, son lexique du combat, empanaché de porte-flambeaux et d’avant-gardes. Notre génération n’est pas moins combattive, sans doute, mais elle a compris que son espace se situe peut-être justement ailleurs. Que la propagande et la publicité – ces deux entités que Joseph Goebbels lui-même considérait comme des sœurs – sont précisément ce que l’art ne doit pas être. Aux marges, c’est-à-dire justement là où se produisent les rencontres, notamment celles entre les arts et entre ceux qui les portent et les représentent, nous pouvons imaginer de nouvelles formes de dialogues et d’harmonies, puisque les objectifs du théâtre et de la musique contemporains peuvent simplement se résumer à ces ambitions. Friedrich Hölderlin a annoncé la « catastrophe du sens » d’un monde désenchanté ; ses successeurs ont imaginé, en réponse, qu’il fallait se raconter des histoires comme les personnages de Silone, ou dresser de nouveaux plateaux imaginaires comme nous y invitent les paroles-didascalies de Gabily. La séduction vénéneuse qu’exerce l’épopée du djihad nous rappelle qu’il ne faut pas déserter le chantier des contes, laisser à n’importe qui la mission d’être pourvoyeurs de sens. Les événements douloureux de ces dernières semaines nous contraignent à prendre très au sérieux ce travail que l’on appelle un jeu, et ne nous laissent pas d’autre choix que d’aspirer à, nous aussi, devenir chant.

« Apostrophe à Didier »

Traduire Hölderlin

MADEMOISELLE ELSE

En voulant travailler scéniquement sur la nouvelle en « courant de conscience » d’Arthur Schnitzler (1924), nous nous sommes heurtés à une difficulté linguistique qui est en réalité toute la difficulté du projet de l’auteur : un homme sexagénaire essaie de se glisser dans la tête d’une jeune fille de dix-neuf ans, de voir le monde à travers ses yeux, et de la faire parler. Non seulement c’est impossible, mais on est aussi en droit de se demander si c’est souhaitable (l’auteur est d’ailleurs très conscient du problème et ce n’est pas une coïncidence que le nœud de l’intrigue soit la tentative d’un homme de son âge d’extorquer à la jeune fille en question la contemplation de son corps nu). C’est pourtant passionnant, à la condition de trouver la langue juste : celle qui signale son écart par rapport au scripteur, sans caricaturer le sujet que celui-ci essaie de cerner et comprendre ; celle donc qui s’emploie réellement à percevoir les mouvements générationnels et individuels de la langue non comme une dégradation mais comme une constante dialectique. Essayer faussement de « parler jeune », non, mais comprendre comment chaque génération dévoile le monde et la société en transformant pour elle-même la langue. Schnitzler est fin psychologue quand il fait en écrivain de la psychologie de la langue, et il ne le fait pas en réduisant le monde à l’affect, mais en reconstituant dans sa nouvelle toutes les tensions entre générations, entre hommes et femmes, entre la société viennoise de son époque et ses juifs et ses autres « autres », qui caractérisent le monde qu’il dépiaute sous nos yeux – qu’il fait dépiauter par une jeune fille de dix-neuf ans.


Extrait de Mademoiselle Else (Fräulein Else)

Dorsday. Bonsoir, mademoiselle Else.

Mon Dieu, ça y est. Je ne vais pas parler de Papa. Après dîner seulement. Ou alors je pars pour Vienne demain. Pourquoi je n’y ai pas pensé tout de suite ? Je me retourne et fais semblant de ne pas savoir qui est derrière moi.

Else. Ah, monsieur von Dorsday.

Dorsday. Vous comptez encore faire une promenade, mademoiselle Else ?

Else. Oh, pas une promenade, quelques pas avant le dîner simplement.

Dorsday. Il reste presque une heure d’ici là.

Else. Vraiment ?

Les montagnes sont bleues. Ce serait drôle qu’il me demande ma main, comme ça, de but en blanc.

Dorsday. Vous resterez encore longtemps à San Martino, mademoiselle Else ?

Pourquoi ce regard d’allumeuse ? Il a déjà un sourire entendu. Non mais vraiment, les hommes sont si bêtes…

Else. Cela dépendra en partie des projets de ma tante.

Dorsday. Et votre papa… ?

Else. Il est rentré. Depuis trois semaines déjà. Il n’a même pas pris huit jours de vacances cette année. Je crois que le procès Erbesheimer lui donne beaucoup de travail.

Dorsday. J’imagine bien. Mais votre Papa est sans doute le seul qui puisse tirer Erbesheimer d’affaire… C’est déjà un succès d’avoir obtenu un procès au civil.

Bien, bien. Je ne dois pas le lâcher.

Else. Ça me fait plaisir d’entendre que vous partagez ce pressentiment favorable.

Dorsday. Pressentiment ? Comment ça ?

Else. Que Papa gagnera le procès Erbesheimer. Vous savez, je crois beaucoup aux pressentiments et aux intuitions. Imaginez-vous, monsieur von Dorsday, que j’ai reçu aujourd’hui même une lettre de mes parents.

C’était un peu maladroit. Il prend un air étonné. Continue, sans déglutir. C’est un vieil ami de Papa. Vas-y. Vas-y. Maintenant ou jamais.

Else. Monsieur von Dorsday, vous venez de parler si gentiment de Papa que je serais bien ingrate de ne pas être franche avec vous.

Qu’est-ce que c’est que ces yeux de veau ? Merde, il se doute de quelque chose. Continue, continue.

Else. En fait, il est aussi question de vous dans cette lettre, monsieur von Dorsday. C’est une lettre de Maman, en fait.

Dorsday. Ah.

Else. Une bien triste lettre, à vrai dire. Vous connaissez la situation chez nous, monsieur von Dorsday.

Merde, j’ai des sanglots dans la voix. Vas-y, vas-y, tu ne peux plus revenir en arrière. Heureusement.

Dorsday. Allons, calmez-vous, mademoiselle Else. Tenez, il y a un banc. Puis-je vous offrir mon manteau ? Il fait un peu frais.

Il a dit ça gentiment. Mais ce n’est pas une raison pour me toucher le bras. 

Else. Merci, monsieur von Dorsday.

Bon, voilà que je suis assise sur le banc. Si seulement je pouvais ne pas continuer. Comme il me regarde ! Comment as-tu pu me demander ça, Papa ? Ce n’est pas bien de ta part.

Dorsday. Eh bien, mademoiselle Else ?

Son monocle pendouille. Il a l’air bête. Je dois lui répondre ? Oui, je dois. Mais vite, comme ça ce sera derrière moi. Qu’est-ce qui peut m’arriver ? C’est un ami de Papa.

Else. Mon Dieu, monsieur von Dorsday, vous êtes un vieil ami de la famille.

Ça je l’ai bien dit.

Else. Et cela ne vous étonnera sans doute pas, si je vous dis que Papa se trouve encore une fois dans une situation assez tragique.

J’entends ma voix, elle est bizarre. C’est bien moi qui parle ? Je dois avoir une autre tête que d’habitude.

Dorsday. Cela ne m’étonne pas outre mesure, en effet. Vous avez raison, mademoiselle – bien que je le regrette amèrement.

Pourquoi est-ce que je le fixe avec des yeux aussi suppliants ? Souris, souris. Ça va aller.

Dorsday. J’ai pour votre père une amitié si sincère… pour toute votre famille d’ailleurs.

Il ne doit pas me regarder comme ça, c’est obscène. Je vais lui parler différemment et ne pas sourire. Je dois être plus digne.

Else. Eh bien, monsieur von Dorsday, une occasion se présente de faire la preuve de votre amitié pour mon père.

Ouf, j’ai retrouvé ma vraie voix. Mais pourquoi est-ce qu’il presse ses genoux contre les miens, debout, là, devant moi ? Et je me laisse faire. Quelle importance ? Une fois qu’on est tombé si bas…

Else. Voici l’affaire. La somme dont il est question, le cinq, c’est-à-dire après-demain, à midi, elle doit, enfin il faut qu’elle soit entre ses mains, sinon… 

Dorsday. Vous voulez dire, Else, que sinon son arrestation serait inévitable ?

Pourquoi il dit ça avec autant de dureté ? Je ne réponds pas, je hoche de la tête.

Else. Oui.

J’ai quand même dit oui.

Dorsday. Hm, c’est terrible, ça, c’est vraiment… cet homme de talent, de génie… Et de quelle somme s’agit-il donc, mademoiselle Else ?

Mais oui, vas-y, presse tes genoux contre les miens, tu peux te le permettre.

Else. Trente mille florins en tout, monsieur von Dorsday, qui doivent être entre les mains de maître Fiala d’ici après-demain à midi. Voilà, Maman m’écrit que Papa a fait toutes les démarches possibles, mais comme je l’ai dit, nos parents auxquels ils ont pensé n’étaient pas à Vienne.

Pourquoi est-ce qu’il se tait ? Pitié, il ne va quand même pas refuser ?

Dorsday. Vous avez dit le cinq, mademoiselle Else ?

Dieu soit loué, il parle.

Else. Tout à fait, après-demain, monsieur von Dorsday, à midi. Il faudrait alors… je pense que par lettre ça n’arriverait pas…

Dorsday. Naturellement, mademoiselle Else, il nous faudrait télégraphier.

« Nous » ? C’est bon, ça, très bon.

Dorsday. Enfin, ce n’est qu’un détail, ça.

Il pose son pied sur le banc. C’est censé être élégant, ou quoi ?

Sa voix semble complètement différente, elle a cette vibration bizarre.

Pourquoi est-ce qu’il ne dit pas oui, qu’on en finisse ? Ou alors il considère que ça va de soi ? Ce regard ! Pourquoi il ne dit plus rien ? Ah, à cause des deux Hongroises qui passent. Au moins, maintenant, il s’est remis dans une position correcte, il n’a plus le pied sur le banc.

Dorsday. Vous êtes vraiment une fille touchante, ravissante, mademoiselle Else.

Cette vibration dans sa voix… Ça me répugne vraiment, quand la voix d’un homme se met à vibrer comme ça. Je n’aime pas ça chez Freddy non plus.

Dorsday. Une fille ravissante, à la vérité.

Pourquoi « à la vérité » ? C’est ringard. On ne dit ça qu’au théâtre. 

Je ne sais pas quoi dire d’autre. Cette situation est intolérable. Je suis assise là comme une pécheresse. Lui, il est debout devant moi à me trouer le front avec son monocle et à se taire. Je ne me laisserai pas traiter comme ça. Papa n’a qu’à se suicider. Je me suiciderai moi aussi. Vous l’aurez bien mérité, tous. Je me lève.

Dorsday. Restez, mademoiselle Else.

Il me dit de rester ? Pourquoi rester ? Il va donner l’argent. Oui. C’est sûr. Il est obligé. Mais je ne me rassois pas. Je reste debout, comme si c’était juste pour une demi-seconde. Je suis un peu plus grande que lui.

Dorsday. Vous n’avez pas attendu ma réponse, Else. J’ai déjà eu l’occasion – pardonnez-moi, Else, de l’évoquer dans ce contexte…

Pas besoin de dire Else tout le temps.

Dorsday. … d’aider votre Papa quand il était dans la gêne, et sans aucunement caresser l’espoir de jamais revoir mon argent… Je n’aurais donc aucune raison de refuser mon aide cette fois-ci non plus. A fortioriquand c’est une jeune fille comme vous, Else, qui vient personnellement m’en faire la demande…

Où est-ce qu’il veut en venir ? Sa voix ne « vibre » plus. Ou alors différemment ! Qu’est-ce que c’est que ce regard ? Attention à ce qu’il va dire !!

Dorsday. Eh bien, Else, c’est d’accord – il aura les trente mille florins après-demain à midi… à une condition.

Qu’il s’arrête là, qu’il s’arrête là ! Jamais personne ne m’a regardée comme ça. J’ai peur de comprendre. Ça ne se passera pas comme ça !

Dorsday. Est-ce que je me serais cru capable, il y a une heure, de poser des conditions dans une situation pareille ? Et pourtant, c’est ce que je suis en train de faire. Oui, Else, je ne suis qu’un homme, et ce n’est pas de ma faute si vous êtes si belle.

Qu’est-ce qu’il veut ? Qu’est-ce qu’il veut…?

Dorsday. Peut-être que je vous aurais, aujourd’hui ou demain, demandé ce que je m’apprête à vous demander, même si vous ne m’aviez pas sollicité pour ces trente mille florins.

Qu’est-ce que c’est ? Il m’attrape la main ? Qu’est-ce qui lui prend ?

Dorsday. Ne le savez-vous pas depuis longtemps, Else ?

Qu’il lâche ma main ! Ça y est, Dieu merci, il la lâche. Pas si près, pas si près.

Dorsday. Vous ne seriez pas femme, Else, si vous ne l’aviez pas remarqué. Ti voglio.

Il aurait aussi bien pu le dire en allemand, le Herr Vicomte.

Dorsday. Dois-je en dire davantage ?

Else. Vous n’en avez que trop dit, monsieur Dorsday.

Et je reste plantée là. Pourquoi ? Je m’en vais, je m’en vais sans le saluer.

Dorsday. Else ! Else !

Le revoilà près de moi.

Dorsday. Pardonnez-moi, Else. J’ai voulu faire une plaisanterie, mauvaise, j’en conviens. Je n’en exigerai pas autant de vous que vous pouvez le craindre, malheureusement, de sorte que vous serez peut-être agréablement surprise du peu que je vous demande. S’il vous plaît, restez là, Else.

Et je reste. Pourquoi ? On est là, debout, face à face. Est-ce que j’aurais simplement dû le gifler ? 

Qu’est-ce qu’il va me demander ? Un baiser peut-être ? Ça, c’est négociable. 

Dorsday. Si vous veniez un jour à avoir besoin de beaucoup d’argent, Else – bien que je ne sois pas un homme riche – nous verrons. Mais pour cette fois, tout ce que je veux, Else, c’est… vous voir.

Il a perdu la tête ? Il me voit, là… Ah, il veut dire, dans ce sens-là ! Pourquoi est-ce que je ne le gifle pas, ce sale con ? Est-ce que je suis devenue toute rouge ou toute pâle ? Tu veux me voir nue ? Tu n’es pas le seul. Pourquoi je ne le gifle pas ? Son visage est énorme. Pas si près, sale con. 

Dorsday. Vous me regardez comme si j’avais perdu la tête. C’est peut-être un peu le cas, car il émane de vous un sortilège, que vous ne soupçonnez sans doute pas. Au fond de vous, vous devez sentir, Else, que ma requête n’a rien d’une insulte. Oui, je dis « requête », alors que cela ressemble désespérément à du chantage. Mais je ne suis qu’un homme qui a appris de la vie – qui a appris notamment que tout a un prix dans ce monde, et que celui qui fait cadeau de son argent quand il peut obtenir quelque chose en échange est un crétin fini. Et justement – ce que je veux m’acheter cette fois, Else, tout en étant si précieux, vous ne serez pas plus pauvre pour l’avoir vendu. Et que cela restera un secret entre vous et moi, je vous le jure, Else, sur… sur tous vos charmes qui feraient mon bonheur si vous consentiez à me les dévoiler.

Où est-ce qu’il a appris à parler comme ça ? On dirait un livre.

Dorsday. Et je vous jure aussi que je… n’userai pas de la situation autrement que selon les termes prévus par notre contrat. Je n’exige rien d’autre de vous que de pouvoir contempler votre beauté pendant un quart d’heure.

Il me parle comme à une esclave. Je vais lui cracher au visage.

Dorsday. Vous n’avez pas besoin de me répondre tout de suite, Else. Réfléchissez-y. Vous voudrez bien me faire part de votre décision après le dîner.

Pourquoi est-ce qu’il dit « faire part » ? Quelle expression débile, « faire part ».

Dorsday. Réfléchissez tranquillement. Vous sentirez peut-être que ce n’est pas un simple marché que je vous propose.

Qu’est-ce que ça peut être d’autre, sale con vibrant ?

Dorsday. Vous soupçonnerez éventuellement que l’homme qui vous parle est assez solitaire et pas particulièrement heureux, et qu’il mérite peut-être un peu d’indulgence.

Sale con affecté. Il parle comme un mauvais comédien. Qu’est-ce qu’il fait avec ma main ? Mon bras est complètement mou. Il porte ma main à ses lèvres. Des lèvres chaudes. Beurk ! Ma main est froide. Tu as fini d’embrasser, sale con ?

Dorsday. Eh bien, au revoir, Else.

Je ne réponds pas. Je reste plantée là, immobile. Il me regarde dans les yeux. Mon visage est impénétrable. Il ne sait rien. Il ne sait pas si je viendrai ou non. Je suis à moitié morte. Il s’en va. Un peu voûté. Sale con ! Il sent mon regard sur sa nuque.

BUILDING A “TRUE FIRE” with Kaija Saariaho

TRUE FIRE for baritone and orchestra
Music by Kaija Saariaho (2014)
Dramaturgy by Aleksi Barrière
Texts by Ralph Waldo Emerson, Mahmoud Darwish, Seamus Heaney (adapted from Marin Sorescu) and the Tewa people

Published by Chester Music Ltd.

Premiered on May 14, 2015, by Gerald Finley and the LA Philharmonic conducted by Gustavo Dudamel.

Kaija Saariaho had wanted to write a male counterpart to Château de l’âme (1996), her song cycle for solo soprano, eight female voices and orchestra. In 2014 came the possibility to write a cycle for the deep baritone voice of Gerard Finley, which she saw as an opportunity to explore a certain vocal color, associated with the physical reality of the male body and a full range of cultural gender archetypes. She was at the time working on her opera Only the Sound Remains, which as an adaptation of two Noh plays is centered on male soloists, and can be understood at its core as a deconstruction of destructive masculinity: the two stories feature respectively a warrior who suffered a violent death in battle and whose soul finds peace by reconnecting with his sensual love for music, and a fisherman who grows out of his brutish desire to dominate nature by worshipping it with a dance.

In a reversal of perspective from the bulk of Western musical tradition, to Kaija the male self was something alien and mysterious that she needed to approach and examine from the outside, but also challenge in its purported opposition to the female experience. Namely, would all the ‘female traits’ explored by Kaija in previous works and by extension or essentialization often attributed to Kaija herself and her music – nature, shadows, oceanic fluidity, reconnection to the realms of emotions and dreams, mystical forms of knowledge – be absent from a male perspective? Traditional binaries of the masculine and the feminine had to be questioned, including in the most material associations pertaining to the social tasks.

Knowing that she wanted to work in an exploratory manner with a collage of texts as in Château de l’âme, Kaija asked me to work on the new piece as a dramaturge, with the assumption that I could offer texts that she wouldn’t know and that would resonate with my own ‘male voice’. The prompt was rather broad and there was a lot of back and forth. The first suggestion I made was creating a cycle around the Israeli-Palestinian recipes recently collected by Yotam Ottolenghi in his book Jerusalem (2012). This concept was soon dismissed because of its limited expressive range, but the idea of fragmented realities (the text collage) bound by a broader unity (the music), as well as the element of bringing the lyrical subject into unusual places, felt like directions that needed to be pursued.

From a recent trip to the US, Kaija had brought back the collected writings of Ralph Waldo Emerson (1803-1882), and we discussed them a lot. Emerson’s relationship to the Vedantic corpus made him a natural link to Château de l’âme, which drew directly from that same source. However Emerson is his own brand of mysticism, blending an eclectic relationship to ancient traditions and to nature, with a modern, scientific vocabulary. His essays are an invitation to a global cosmology that has multiple possible entry points in different cultures, different ways of inhabiting the world and interacting with the forces of nature. Emerson became quite naturally the overarching voice of the piece, under the guise of three exalted yet speculative ‘propositions’ that frame the other texts and give the work its title.

This allowed for us to expand the idea I was then developing – which had drifted from Levantine cuisine to an intertwining of Israeli and Palestinian poets – to address a broader spectrum of fragmented realities, that could be firmly held together by Emerson’s mystical Over-Soul. The embodied homeland of Mahmoud Darwish, whose text also expands on the opposition between Narcissus and Echo that had been at the heart of my previous choir libretto for Kaija (Écho !, 2007), could itself echo in and be expanded to multiple geographical and cultural contexts. I suggested poems by Seamus Heaney, whom I had been reading a lot in the wake of his passing in 2013. Juxtaposed by translation into the unifying English language, Darwish’s “The last train has stopped” and Heaney’s “The First Words” (adapted from a poem by Marin Sorescu) seemed to belong to the same contemporaneous reality, with its trains and newspapers, and discouragement with political oppression, and to be simultaneously connected and separated by a similar kind of solitude, amid an oddly deserted world. Every solo song cycle has to find its own impetus to the situational reality of a singer singing alone, and it ought not necessarily be by resorting to Romantic archetypes of heartbroken, cursed loners: maybe a new solution could be found for our century in the collaging of isolated voices, amid a world that in these texts feels eerily unpopulated.

The missing piece was found as we researched Native American oral art. Kaija and I had a shared interest in the cultures of the Pueblo people sparked by the time we had spent together in the American Southwest (which later took a more comprehensive form in the Hopi section of our madrigal Reconnaissance, a work that revolves generally around the notions of koyaanisqatsi and collapse of worlds). The old English-language collection Songs of the Tewa happened to contain a beautiful, repetitive lullaby that immediately attracted Kaija, and we realized that there was no reason to assign such material to a female voice. This playful “Cloud-Flower Lullaby” found its designated place as the cycle’s centerpiece, in a moment both elemental and tender, and the only moment when the lyrical subject of the piece is addressing someone present: his child. When I later remembered that the same text had previously been set by John Adams in his opera Doctor Atomic (2005), I wondered if that might inspire unwelcome comparisons, but for musical and dramaturgical reasons these two settings proved to be radically different.

A few combinations were explored before the collage found its final form, one that would allow the same ‘true fire’ to be glimpsed throughout the insulated realities of a Palestinian man, a Northern Irish Catholic (channeling a Romanian poet under Ceaușescu), and a Tewa parent in a reservation. Articulated within one voice and one language, without any attempt at musical local color that would exotify them, these realities become one without losing their singularity. True Fire was thus also a laboratory for the multilingual dramaturgies I later developed for Kaija (Innocence, Reconnaissance) and other composers (e.g. Juha T. Koskinen and Diana Syrse), that aimed at giving collage and the multiplicity of voices a linguistic reality that allowed for a finer negotiation of the tension between individuality and polyphony, with the tools of poetry understood as montage.

And yet there is no definite answer to the matter we had set out to explore through this choice of texts: what we could learn about the male voice, not as an essentialization but as a transcultural phenomenon, here cast in unusual parts, where the lyrical subject offers himself as a ‘receptor’, a photometer, rather than as a heroic active character or an ego flooding the listeners with his feelings and desires. As a tool of exploration of the male self, True Fire still holds many mysteries that need to be challenged in performance. I myself see it as a valuable learning curve as to navigating the world as a man: a lesson in listening to all the voices that can only be heard in your own silence.

Still from the YLE documentary Notes on Saariaho, 2016

Full sources of the collaged texts:
Ralph Waldo Emerson, fragments from Spiritual Laws (in Essays, 1841)
Seamus Heaney, “The First Words”, from the Romanian of Marin Sorescu, in The Spirit Level, Faber & Faber, 1996
“The Cloud-Flower Lullaby”, in Songs of the Tewa (collected and translated by Herbert Joseph Spinden, 1933)
Mahmoud Darwish, “The Last Train”, in Fewer Roses, 1986 (translated by Munir Akash and Carolyn Forché)